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(1e partie : La notion de Fraction dans l'histoire du mouvement ouvrier)
Comme il est dit dans l’article "40 ans après la fondation du CCI - Quel bilan et quelles perspectives pour notre activité ?", le 21e congrès du CCI a adopté un rapport sur le rôle du CCI en tant que "Fraction". Ce rapport comportait deux parties, une première partie présentant le contexte de ce rapport ainsi qu’un rappel historique de la notion de "Fraction" et une seconde partie analysant concrètement la façon dont notre organisation s’était acquittée de sa responsabilité. Nous publions ci-dessous la première partie de ce rapport qui présente un intérêt général au-delà des questions auxquelles est spécifiquement confronté le CCI.
Le 21e congrès international va mettre au centre de ses préoccupations un bilan critique des 40 années d’existence du CCI. Ce bilan critique concerne :
- les analyses générales élaborées par le CCI (Cf. les 3 rapports sur la situation internationale) ;
- la façon dont le CCI a joué son rôle en vue de participer à la préparation du futur parti.
La réponse à cette deuxième question suppose évidemment que soit bien défini le rôle qui incombe au CCI dans la période historique actuelle, une période où les conditions n'existent pas encore pour le surgissement d'un parti révolutionnaire, c'est-à-dire d'une organisation ayant une influence directe sur le cours des affrontements de classe :
"On ne peut étudier et comprendre l'histoire de cet organisme, le Parti, qu'en le situant dans le contexte général des différentes étapes que parcourt le mouvement de la classe, des problèmes qui se posent à elle, de l'effort de sa prise de conscience, de sa capacité à un moment donné de répondre de façon adéquate à ces problèmes, de tirer les leçons de son expérience et d'en faire un nouveau tremplin pour ses luttes à venir.
S'ils sont un facteur de premier ordre du développement de la classe, les partis politiques sont donc, en même temps, une expression de l'état réel de celle-ci à un moment donné de son histoire." (Revue Internationale n° 35, "Sur le parti et ses rapports avec la classe", point 9)
"Tout au long de son mouvement, la classe a été soumise au poids de l'idéologie bourgeoise qui tend à déformer, à corrompre les partis prolétariens, à dénaturer leur véritable fonction. À cette tendance, se sont opposées les fractions révolutionnaires qui se sont donné pour tâche d'élaborer, de clarifier, de préciser les positions communistes. C'est notamment le cas de la Gauche Communiste issue de la 3ème Internationale : la compréhension de la question du Parti passe nécessairement par l'assimilation de l'expérience et des apports de l'ensemble de cette Gauche Communiste Internationale.
Il revient cependant à la Fraction italienne de la Gauche Communiste le mérite spécifique d'avoir mis en évidence la différence qualitative existant dans le processus d'organisation des révolutionnaires selon les périodes : celle de développement de la lutte de classe et celle de ses défaites et de ses reculs. La FIGC a dégagé avec clarté, pour chacune des deux périodes, la forme prise par l'organisation des révolutionnaires et les tâches correspondantes : dans le premier cas la forme du parti, pouvant exercer une influence directe et immédiate dans la lutte de classe ; dans le second cas, celle d'une organisation numériquement réduite, dont l'influence est bien plus faible et peu opérante dans la vie immédiate de la classe. À ce type d'organisation, elle a donné le nom distinctif de Fraction qui, entre deux périodes de développement de la lutte de classe, c'est-à-dire deux moments de l'existence du Parti, constitue un lien et une charnière, un pont organique entre l'ancien et le futur Parti." (Ibid., point 10)
Nous sommes amenés à nous poser un certain nombre de questions à ce propos :
- que recouvrait cette notion de fraction aux différents moments de l'histoire du mouvement ouvrier ?
- dans quelle mesure le CCI peut-il être considéré comme une "fraction" ?
- quelles sont les tâches d'une fraction qui restent valables pour le CCI et quelles sont celles qui ne sont pas de son ressort ?
- quelles tâches particulières incombent au CCI et qui n'étaient pas celles des fractions ?
Dans la première partie de ce rapport, nous allons aborder essentiellement le premier de ces 4 points afin d'établir un cadre historique à notre réflexion et nous permettre de mieux aborder la seconde partie du rapport qui se propose de répondre à la question centrale évoquée plus haut : quel bilan peut-on tirer sur la façon dont le CCI a joué son rôle en vue de participer à la préparation du futur parti ?
Pour examiner cette notion de Fraction aux différents moments de l'histoire du mouvement ouvrier, qui a permis à la Fraction italienne d'élaborer son analyse, nous allons distinguer 3 périodes :
- l'enfance du mouvement ouvrier : la Ligue des communistes et l'AIT ;
- l'âge de sa maturité : la 2e Internationale ;
- la "période des guerres et des révolutions" (suivant l'expression employée par l'Internationale communiste).
Mais, pour commencer, il peut être utile de faire un très court rappel sur l'histoire des partis du prolétariat puisque la question de la Fraction revient, fondamentalement, à poser la question du Parti, ce dernier constituant, en quelque sorte, le point de départ et le point d'arrivée de la Fraction.
1) La notion de Parti dans l'histoire du mouvement ouvrier
La notion de parti a été élaborée progressivement, tant théoriquement que pratiquement, au cours de l'expérience du mouvement ouvrier (Ligue des communistes, AIT, partis de la 2e internationale, partis communistes).
La Ligue, qui est une organisation clandestine, appartient encore à la période des sectes :
"À l’aube du capitalisme moderne, dans la première moitié du 19e siècle, la classe ouvrière encore dans sa phase de constitution menant des luttes locales et sporadiques ne pouvait donner naissance qu’à des écoles doctrinaires, à des sectes et des ligues. La Ligue des Communistes était l’expression la plus avancée de cette période en même temps que son Manifeste et son Appel de "prolétaires de tous les pays, unissez-vous", elle annonçait la période suivante." ("Sur la nature et la fonction du parti politique du prolétariat", point 23, Internationalisme n° 38, octobre 1948)
L'AIT a eu justement pour rôle le dépassement des sectes, permettant un large rassemblement des prolétaires européens et une décantation par rapport à de nombreuses confusions qui pesaient sur leur conscience. En même temps, avec sa composition hétéroclite (syndicats, coopératives, groupes de propagande, etc.) elle n'était pas encore un parti au sens que cette notion a acquise par la suite au sein et grâce à la 2e Internationale.
"La première Internationale correspond à l’entrée effective du prolétariat sur la scène des luttes sociales et politiques dans les principaux pays d’Europe. Aussi groupe-t-elle toutes les forces organisées de la classe ouvrière, ses tendances idéologiques les plus diverses. La première Internationale réunit à la fois tous les courants et tous les aspects de la lutte ouvrière contingente : économiques, éducatifs, politiques et théoriques. Elle est au plus haut point L’ORGANISATION UNITAIRE de la classe ouvrière, dans toute sa diversité.
La Deuxième Internationale marque une étape de différenciation entre la lutte économique des salariés et la lutte politique sociale. Dans cette période de plein épanouissement de la société capitaliste, la Deuxième Internationale est l’organisation de la lutte pour des réformes et des conquêtes politiques, l’affirmation politique du prolétariat, en même temps qu’elle marque une étape supérieure dans la délimitation idéologique au sein du prolétariat, en précisant et élaborant les fondements théoriques de sa mission historique révolutionnaire." (Ibid.)
C'est au sein de la Deuxième Internationale que s'est opérée clairement la distinction entre l'organisation générale de la classe (les syndicats) et son organisation spécifique chargée de défendre son programme historique, le parti. Une distinction qui était bien claire lorsqu'a été fondée la 3e Internationale au moment où la révolution prolétarienne était, pour la première fois, à l'ordre du jour de l'histoire. Pour l'IC, l'organisation générale de la classe n'est plus constituée, dans cette nouvelle période, par les syndicats (qui, de toutes façons ne regroupent pas l'ensemble du prolétariat) mais par les conseils ouvriers (même s'il subsiste dans l'IC des confusions sur la question syndicale et sur celle du rôle du parti).
Malgré toutes les différences entre ces quatre organisations, il y a un point commun entre elles : elles ont un impact sur le cours de la lutte de classe et c'est en ce sens qu'on peut leur attribuer le nom de "parti".
Cet impact est encore faible pour la Ligue des communistes lors des révolutions de 1848-49 où elle agit principalement comme aile gauche du mouvement démocratique. Ainsi, la Neue Rheinische Zeitung dirigée par Marx, et qui a une certaine influence en Rhénanie et même dans le reste de l'Allemagne, n'est pas directement l'organe de la Ligue mais se présente comme "Organe de la Démocratie". Comme le note Engels : "(…) la Ligue, une fois que les masses populaires se furent mises en mouvement, s'avéra bien trop faible comme levier." ("Quelques mots sur l'histoire de la Ligue des communistes", novembre 1885). Une des causes importantes de cette faiblesse réside dans la faiblesse même du prolétariat en Allemagne où la grande industrie n'a pas encore pris son essor. Cependant, le même Engels relève que "La Ligue était incontestablement la seule organisation révolutionnaire qui eût de l'importance en Allemagne". L'impact de l'AIT est bien plus important puisque celle-ci devient une "puissance" en Europe. Mais c'est surtout la 2e Internationale (en fait à travers les différents partis qui la composent) qui peut, pour la première fois dans l'histoire, revendiquer une influence déterminante dans les masses ouvrières.
2) La notion de Fraction à l'aube du mouvement ouvrier
La question s'est posée déjà au temps de Marx mais a revêtu une importance bien plus grande par la suite : que devient le parti lorsque l'avant-garde qui défend le programme historique de la classe ouvrière, la révolution communiste, n'a pas la possibilité d'avoir un impact immédiat sur les luttes de classe du prolétariat ?
À cette question, l'histoire a donné différentes réponses. La première réponse est celle de la dissolution du parti lorsque les conditions de son existence ne sont plus présentes. Ce fut le cas de la Ligue et de l'AIT. Dans les deux cas, Marx et Engels ont joué un rôle décisif dans cette dissolution.
C'est ainsi qu'en novembre 1852, après le procès des communistes de Cologne qui venait ponctuer la victoire de la contre-révolution en Allemagne, ils ont appelé le Conseil central de la Ligue à prononcer la dissolution de celle-ci. Il vaut la peine de souligner que la question de l'action de la minorité révolutionnaire dans une période de réaction avait déjà été soulevée dès l'automne 1850 au sein de la Ligue. Au milieu de l'année 1850, Marx et Engels avaient constaté que la vague révolutionnaire refluait du fait de la reprise de l'économie :
"Étant donné cette prospérité générale dans laquelle les forces productives de la société bourgeoise se développent aussi abondamment que le permettent les conditions bourgeoises, on ne saurait parler de véritable révolution. Une telle révolution n'est possible que dans les périodes où ces deux facteurs, les forces productives modernes et les formes de production bourgeoises entrent en conflit les uns avec les autres." (Neue Rheinische Zeitung, Politisch-ökonomische Revue, fascicules V et VI)
Ils sont conduits à combattre la minorité immédiatiste de Willich-Schapper qui veut continuer à appeler les ouvriers à l'insurrection malgré le recul :
"Lors du dernier débat sur la question 'de la position du prolétariat allemand dans la prochaine révolution', des membres de la minorité du Conseil central ont exprimé des points de vue qui sont en contradiction directe avec l'avant-dernière circulaire, voire avec le Manifeste. Ils ont substitué à la conception internationale du Manifeste une conception nationale et allemande, en flattant le sentiment national de l'artisan allemand. À la place de la conception matérialiste du Manifeste, ils ont une conception idéaliste : au lieu de la situation réelle, c'est la volonté qui devient la force motrice de la révolution. Tandis que nous disons aux ouvriers : il vous faut traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles pour changer les conditions existantes et vous rendre aptes à la domination sociale, ils disent au contraire : nous devons immédiatement arriver au pouvoir, ou bien nous pouvons aller nous coucher ! À la manière dont les démocrates utilisent le mot 'peuple', ils utilisent le mot 'prolétariat', comme une simple phrase. Pour réaliser cette phrase, il faudrait proclamer prolétaires tous les petits-bourgeois, c'est-à-dire représenter la petite bourgeoisie, et non le prolétariat. À la place du développement historique réel, il faudrait mettre la phrase 'révolution'". (Intervention de Marx à la réunion du Conseil central de la Ligue du 15 septembre 1850, marxists.org)
De même, au congrès de la Haye de 1872, Marx et Engels soutiennent la décision de transférer le Conseil Général à New York afin de le soustraire à l'influence des tendances bakouninistes qui gagnent en influence à un moment où le prolétariat européen a subi une importante défaite avec l'écrasement de la Commune de Paris. Ce déplacement hors d'Europe du Conseil Général signifie la mise en sommeil de l'AIT qui prélude à sa dissolution. Cette dissolution devient effective à la conférence de Philadelphie en juillet 1876.
D'une certaine façon, la dissolution du parti lorsque les conditions ne permettent plus son existence était bien plus facile dans le cas de la Ligue et de l'AIT que par la suite. La Ligue était une petite organisation clandestine (sauf au moment des révolutions de 1848-49) qui n'avait pas pris une place "officielle" dans la société. Concernant l'AIT, sa disparition formelle ne signifiait pas pour autant que disparaissaient toutes ses composantes. C'est ainsi que les Trade unions anglais ou le parti ouvrier allemand ont survécu à l'AIT. Ce qui avait disparu, c'était le lien formel existant entre ses différentes composantes.
Les choses sont différentes par la suite. Les partis ouvriers ne disparaissent plus mais ils passent à l'ennemi. Ils deviennent des institutions de l'ordre capitaliste ce qui confère aux éléments révolutionnaires une responsabilité différente de celle qu'ils avaient lors des premières étapes du mouvement ouvrier.
Lorsque la Ligue a été dissoute, il n'a pas subsisté la moindre organisation formelle en charge de constituer un pont vers le nouveau parti qui devrait surgir à un moment ou à un autre. Marx et Engels estiment d'ailleurs que le travail d'élaboration et d'approfondissement théorique constitue la première priorité au cours de cette période et comme, à ce moment-là, ils sont pratiquement les seuls à maîtriser la théorie qu'ils ont élaborée, ils n'ont pas besoin d'une organisation formelle pour faire ce travail. Cela dit, un certain nombre d'anciens membres de la Ligue sont restés en contact entre eux, notamment dans l'émigration en Angleterre. On assiste même à la réconciliation, en 1856, entre Marx et Schapper. En septembre 1864, c'est Eccarius, ancien membre du Conseil central de la Ligue, et qui a des liens étroits avec le mouvement ouvrier anglais, qui demande que Marx soit présent à la tribune du célèbre meeting du 28 septembre à Saint-Martin's Hall où est décidée la fondation de l'Association Internationale des Travailleurs.1 Et c'est ainsi, également, qu'on va retrouver dans le Conseil général de l'AIT un nombre significatif d'anciens membres de la Ligue : Eccarius, Lessner, Lochner, Pfaender, Schapper et, bien sûr, Marx et Engels.
Lorsque l'AIT disparait, il subsiste, comme on l'a vu, des organisations qui vont être à l'origine de la fondation de la 2e internationale, notamment le parti allemand issu de l'unification de 1875 (SAP) dont la composante d'Eisenach (Bebel, Liebknecht) était affiliée à l'AIT.
Il faut faire ici une remarque concernant le rôle que se donnaient ces deux premières organisations lorsqu'elles se sont constituées. Dans le cas de la Ligue, il est clair dans le Manifeste que la perspective est celle de la révolution prolétarienne à assez court terme. C'est à la suite de la défaite des révolutions de 1848-49 que Marx et Engels comprennent que les conditions historiques n'en sont pas encore mûres. De même, au moment de la fondation de l'AIT, il existe l'idée d'une "émancipation des travailleurs" (suivant le terme de ses statuts) à court ou moyen terme (malgré la diversité des visions que recouvrait cette formule pour les différentes composantes de l'Internationale : mutuellisme, collectivisme, etc.). La défaite de la Commune de Paris a mis en évidence une nouvelle fois l'immaturité des conditions pour le renversement du capitalisme, d'autant plus que dans la période qui suit on assiste à un épanouissement considérable du capitalisme avec notamment la constitution de la puissance industrielle de l'Allemagne qui dépasse celle de l'Angleterre au début du 20e siècle.
3) Les fractions dans la 2e internationale2
Au cours de cette période d'épanouissement du capitalisme, alors que la perspective révolutionnaire reste éloignée, les partis socialistes acquièrent une importance majeure au sein de la classe ouvrière (particulièrement en Allemagne, évidemment). Cet impact croissant, alors que l'état d'esprit de la majorité des ouvriers n'est pas révolutionnaire, est lié au fait que les partis socialistes, non seulement affichent dans leur programme la perspective du socialisme, mais défendent aussi, au quotidien, le "programme minimum" de réformes au sein de la société capitaliste. C'est d'ailleurs cette situation qui conduit à l'opposition entre ceux pour qui "Le but final, quel qu’il soit, n’est rien, le mouvement est tout" (Bernstein) et ceux pour qui "Le but final du socialisme est le seul élément décisif distinguant le mouvement socialiste de la démocratie bourgeoise et du radicalisme bourgeois, le seul élément qui, plutôt que de donner au mouvement ouvrier la vaine tâche de replâtrer le régime capitaliste pour le sauver, en fait une lutte de classe contre ce régime, pour l’abolition de ce régime." "Pour la social-démocratie, lutter à l’intérieur même du système existant, jour après jour, pour les réformes, pour l’amélioration de la situation des travailleurs, pour des institutions démocratiques, c’est la seule manière d’engager la lutte de classe prolétarienne et de s’orienter vers le but final, c’est-à-dire de travailler à conquérir le pouvoir politique et à abolir le système du salaire." (Rosa Luxemburg dans la préface de Réforme sociale ou Révolution) En fait, malgré le rejet officiel des thèses de Bernstein par la SPD et par l'Internationale socialiste, cette vision devient en réalité majoritaire au sein du SPD (et particulièrement dans l'appareil) et au sein de l'Internationale.
"L’expérience de la Deuxième Internationale confirme l’impossibilité de maintenir au prolétariat son parti dans une période prolongée d’une situation non révolutionnaire. La participation finale des partis de la Deuxième Internationale à la guerre impérialiste de 1914 n’a fait que révéler la longue corruption de l’organisation. La perméabilité et pénétrabilité, toujours possibles, de l’organisation politique du prolétariat par l’idéologie de la classe capitaliste régnante, prennent dans des périodes prolongées de stagnation et de reflux de la lutte de classe, une ampleur telle que l’idéologie de la bourgeoisie finit par se substituer à celle du prolétariat, qu’inévitablement le parti se vide de son contenu de classe primitif pour devenir l’instrument de classe de l’ennemi." ("Sur la nature et la fonction du parti politique du prolétariat", point 12)
C'est dans ce contexte que, pour la première fois, surgissent de véritables fractions. La première fraction est celle des bolcheviks qui, après le congrès de 1903 du POSDR, entreprend la lutte contre l'opportunisme, d'abord sur les questions d'organisation puis sur les questions de tactique face aux tâches du prolétariat dans un pays semi-féodal comme la Russie. Il faut noter que, jusqu'en 1917, même si la fraction bolchevique et la fraction menchevique menaient leur politique de façon indépendante, elles appartenaient formellement au même parti, le POSDR.
Le courant marxiste qui s'est développé autour de l'hebdomadaire De Tribune (dirigé par Wijnkoop, Van Raveysten et Ceton mais auquel collaboraient notamment Gorter et Pannekoek) a engagé à partir de 1907 un travail similaire dans le SDAP, le parti hollandais. Ce courant a mené le combat contre la dérive opportuniste au sein du parti représentée principalement par la fraction parlementaire et Troelstra qui, dès le congrès de 1908, propose d'interdire De Tribune. Troelstra aura finalement gain de cause lors du congrès extraordinaire de Deventer (13-14 février 1909) qui décide la suppression de De Tribune et exclut ses trois rédacteurs du parti. Cette politique, qui visait à séparer les "chefs" tribunistes des sympathisants de ce courant provoque en fait une vive réaction de ces derniers. En fin de compte, cette politique d'exclusion de Troelstra, celle du Bureau international de l'IS qui est sollicité pour un arbitrage mais qui est dominé par les réformistes, mais aussi la volonté de rupture des trois rédacteurs (volonté que Gorter ne partage pas3) conduit les "tribunistes" à fonder en mars un nouveau parti, le SDP (Parti social-démocrate). Ce parti, jusqu'à la guerre mondiale, restera très minoritaire, avec une influence électorale insignifiante, mais il bénéficie du soutien de la Gauche au sein de l'Internationale, et notamment des bolcheviks, ce qui lui permet, en fin de compte, d'être réintégré dans l'IS en 1910 (après un premier refus par le BSI en novembre 1909) et d'envoyer des délégués (un mandat contre 7 au SDAP) aux congrès internationaux de 1910 (Copenhague) et 1912 (Bâle). Au cours de la Guerre, à laquelle la Hollande ne participe pas mais qui pèse considérablement sur la classe ouvrière (chômage, approvisionnement, etc.) le SDP gagne en influence, y compris sur le plan électoral, par sa politique internationaliste et de soutien aux luttes ouvrières. Finalement, le SDP prendra le nom de Parti communiste des Pays-Bas (CPN) en novembre 1918, avant même la fondation du Parti Communiste d'Allemagne (KPD).
Le 3ème courant qui a joué un rôle de fraction décisif dans un parti de la 2ème Internationale est celui qui allait justement former le KPD. Dès le 4 août au soir, après le vote unanime des crédits de guerre par les députés socialistes au Reichstag, un certain nombre de militants internationalistes se retrouvent dans l'appartement de Rosa Luxemburg pour définir les perspectives de lutte et les moyens de regrouper tous ceux qui, dans le parti, combattent la politique chauvine de la direction et de la majorité. Ces militants sont unanimes pour estimer qu'il faut mener ce combat AU SEIN du parti. Dans de nombreuses villes, la base du parti dénonce le vote des crédits de guerre par la fraction parlementaire. Même Liebknecht est critiqué pour avoir voté le 4 août, par discipline, son soutien. Lors du 2e vote, le 2 décembre, Liebknecht est le seul à voter contre et il est rejoint par Otto Rühle lors des 2 votes suivants, puis par un nombre croissant de députés. Dès l'hiver 1914-1915, des tracts clandestins sont distribués (notamment celui intitulé "L'ennemi principal est dans notre propre pays"). En avril 1915 est publié le premier et unique numéro de Die Internationale dont la vente s'élève à 5000 exemplaires dès le premier soir et qui donne son nom au Gruppe Internationale, animé notamment par Rosa Luxemburg, Jogiches, Liebknecht, Mehring, Clara Zetkin. Dans la clandestinité, soumis à la répression4 ce petit groupe, qui prend le nom de "Groupe Spartacus" puis de "Ligue Spartacus", anime le combat contre la guerre et le gouvernement de même que contre la droite et le centre de la social-démocratie. Il n'est pas seul dans ce combat puisque d'autres groupes, notamment à Hambourg et Brême (où se trouvent Pannekoek, Radek et Frölich) défendent une politique internationaliste avec encore plus de clarté que les spartakistes. Début 1917, lorsque la direction du SPD exclut les oppositionnels pour stopper le progrès de leurs positions au sein du parti, ces groupes poursuivent leur activité de façon autonome alors que les spartakistes poursuivent un travail de fraction au sein de l'USPD centriste. Finalement, ces différents courants se regroupent lors de la constitution du KPD le 31 décembre 1918, mais il est clair que ce sont les spartakistes qui constituent l'axe du nouveau parti.
C'est avec un certain retard sur le mouvement ouvrier en Russie, Hollande et Allemagne que se constitue une fraction de Gauche en Italie. Il s'agit, évidemment, de la "Fraction abstentionniste" qui se regroupe autour du journal Il Soviet publié à Naples par Bordiga et ses camarades à partir de décembre 1918 et qui se constitue formellement en fraction au congrès du PSI en octobre 1919. Pourtant, depuis 1912, au sein de la Fédération des jeunes socialistes et dans la fédération de Naples du PSI, Bordiga a animé un courant révolutionnaire intransigeant. Ce retard s'explique en partie par le fait que Bordiga, mobilisé, ne peut intervenir dans la vie politique avant 1917 mais surtout par le fait que, au moment de la guerre, la direction du parti est entre les mains de la gauche, suite au congrès de 1912, qui a expulsé la droite réformiste et celui de 1914 qui a expulsé les francs-maçons. Avanti, le journal du PSI, est dirigé par Mussolini qui, à ces congrès, a présenté les motions d'exclusion. Celui-ci profite de cette position pour publier le 18 octobre 1814 un éditorial intitulé "De la neutralité absolue à la neutralité active et agissante" qui se prononce pour l'entrée en guerre de l'Italie au côté de l'entente. Il est évidemment limogé de son poste mais à peine un mois après, il publie Il Popolo d'Italia grâce aux subsides apportés par le député socialiste Marcel Cachin (futur dirigeant du PCF) pour le compte du gouvernement français et de l'Entente. Il est exclu du PSI le 29 novembre. Par la suite, même si la situation dominée par la Guerre mondiale pousse à la décantation entre une Gauche, une Droite et un Centre, la direction du parti oscille entre droite et gauche, entre prises de positions "maximalistes" et prises de position réformistes. "C'est seulement en cette année 1917, qu'au congrès de Rome se cristallisèrent nettement les tendances de droite et de gauche. La première obtint 17 000 voix contre 14 000 pour la seconde. La victoire de Turati, Treves, Modigliani, au moment où se développait la révolution russe accéléra la formation d'une Fraction intransigeante révolutionnaire à Florence, Milan, Turin et Naples." (Notre livre, La Gauche communiste d'Italie). Ce n'est qu'à partir de 1920, sous l'impulsion de la révolution en Russie, de la formation de l'IC (qui lui apporte son soutien) et aussi des grèves ouvrières en Italie, notamment à Turin, que la Fraction abstentionniste gagne en influence dans le parti. Elle entre aussi en contact avec le courant regroupé autour du journal Ordine Nuovo, animé par Gramsci, même s'il existe d'importants désaccords entre les deux courants (Gramsci est favorable à la participation aux élections, il défend une sorte de syndicalisme révolutionnaire et hésite à rompre avec la droite et le centre en se constituant en fraction autonome). "En octobre 1920, à Milan, se formait la Fraction communiste unifiée qui rédigeait un Manifeste appelant à la formation du parti communiste par l'expulsion de l'aile droite de Turati ; elle renonçait au boycottage des élections en application des décisions du IIe congrès du Komintern". (Ibid.) C'est à la Conférence d'Imola, en décembre 1920 qu'est décidé le principe d'une scission : "notre œuvre de fraction est et doit être terminée maintenant (…) immédiate sortie du parti et du congrès (du PSI) dès lors que le vote nous aura donné la majorité ou la minorité. Il s'ensuivra… la scission d'avec le Centre." (Ibid.) Au congrès de Livourne qui s'ouvre le 21 janvier, "la motion d'Imola obtient le tiers de votes des adhérents socialistes : 58 783 sur 172 487. La minorité quitte le congrès et décide de siéger comme Parti communiste d'Italie, section de l'Internationale communiste. (…) Avec fougue, Bordiga concluait, juste avant de sortir du congrès : 'Nous emportons avec nous l'honneur de votre passé'." (Ibid.)
Cet examen (très rapide) du travail des principales fractions qui se sont constituées au sein des partis de la seconde Internationale permet de définir un premier rôle qui incombe à une fraction : défendre au sein du parti en dégénérescence les principes révolutionnaires :
- d'abord pour gagner un maximum de militants à ces principes et exclure du parti les positions de droite et du centre ;
- ensuite pour se transformer en nouveau parti révolutionnaire lorsque les circonstances le demandent.
Il faut noter que pratiquement tous les courants de Gauche ont eu pour souci de rester le plus longtemps possible au sein du parti. Les seules exceptions sont celles des tribunistes (mais Gorter et Pannekoek ne partageaient pas cette précipitation) et des "gauches radicales" animées par Radek, Pannekoek et Frölich qui, après l'expulsion en 1917 des opposants au sein du SPD, refusent d'entrer dans l'USPD (contrairement aux Spartakistes). La séparation de la Gauche d'avec le vieux parti qui a trahi résultait, soit de son exclusion, soit de la nécessité de fonder un parti capable de se porter à l'avant-garde de la vague révolutionnaire.
Il faut noter aussi que l'action de la Gauche n'est pas condamnée à rester minoritaire au sein du parti dégénérescent : au Congrès de Tours du Parti socialiste français, la motion de la Gauche appelant à l'adhésion à l'IC est majoritaire. C'est pour cela que le Parti communiste qui est fondé à ce moment-là conserve le journal L'Humanité fondé par Jaurès. Il conserve aussi, malheureusement, le secrétaire général du PS, Frossard, qui devient pour un certain temps le nouveau principal dirigeant du PC.
Une dernière remarque : cette capacité de la fraction de Gauche à constituer d'emblée le nouveau parti n'a été possible que parce qu'il s'est écoulé peu de temps (3 ans) entre la trahison avérée du vieux parti et le surgissement de la vague révolutionnaire. Par la suite, la situation sera bien différente.
4) Les fractions issues de l'Internationale communiste
L'Internationale communiste est fondée en mars 1919. À cette époque, il existe très peu de partis communistes constitués (les partis communistes de Russie, des Pays-Bas, d'Allemagne, de Pologne et quelques autres de moindre importance). Et pourtant, dès ce moment-là, on a déjà vu surgir une première fraction "de Gauche" (qui se proclame comme telle) au sein du principal parti communiste, celui de Russie (qui n'a pris le nom de communiste qu'en mars 1918, lors du 7e congrès du POSDR) ; il s'agit du courant regroupé, au début 1918, autour du journal Kommunist et animée par Ossinsky, Boukharine, Radek et Smirnov. Le désaccord principal de cette fraction vis-à-vis de l'orientation suivie par le parti concerne la question des négociations de Brest-Litovsk. Les "Communistes de Gauche" sont opposés à ces négociations et préconisent la "guerre révolutionnaire", "l'exportation" de la révolution vers d'autres pays au bout des fusils. Mais, en même temps, cette fraction entreprend une critique des méthodes autoritaires du nouveau pouvoir prolétarien et insiste sur la plus large participation des masses ouvrières à ce pouvoir, des critiques qui sont assez proches de celles de Rosa Luxemburg (Cf. "La révolution russe"). La signature de la paix de Brest-Litovsk va sonner la fin de cette fraction. Par la suite, Boukharine va être un représentant de l'aile droite du parti, mais certains éléments de cette fraction, tel Ossinsky, vont appartenir à des fractions de gauche qui vont surgir plus tard. Ainsi, alors qu'en Europe occidentale certaines des fractions au sein des partis socialistes qui allaient former les partis communistes ne sont pas encore constituées (la Fraction abstentionniste animée par Bordiga ne se constitue qu'en décembre 1918), les révolutionnaires de Russie engagent déjà le combat (évidemment de façon très confuse) contre des dérives qui affectent le parti communiste dans leur pays. Il est intéressant de remarquer (même s'il n'y a pas lieu ici d'analyser ce phénomène) que, sur toute une série de questions, les militants de Russie ont fait figure de précurseurs tout au long du début du 20e siècle : constitution de la fraction bolchevique après le 2e congrès du POSDR, clarté face à la guerre impérialiste en 1914, animation de la Gauche de Zimmerwald, nécessité de fonder une nouvelle internationale, fondation du premier parti communiste en mars 1918, impulsion et orientation politique du 1er congrès de l'IC. Et cette "précocité" se retrouve même dans la formation de fractions au sein du parti communiste. En fait, de par son rôle particulier de premier (et seul) parti communiste à accéder au pouvoir, le parti de Russie est aussi le premier à subir la pression de l'élément principal qui va signer sa perte (outre, évidemment, la défaite de la vague révolutionnaire mondiale), son intégration au sein de l'État. De ce fait, les résistances prolétariennes, aussi confuses qu'elles fussent, à ce processus de dégénérescence du parti ont commencé beaucoup plus tôt qu'ailleurs.
Par la suite, le parti russe verra surgir un nombre significatif d'autres courants "de Gauche" :
- en 1919 le groupe du "Centralisme Démocratique" formé autour d'Ossinsky et de Sapronov qui combat le principe de "la direction unique" dans l'industrie et défend le principe collectif ou collégial comme étant "l'arme la plus efficace contre la départementalisation et l'étouffement bureaucratique de l'appareil d'État" (Thèses sur le principe collégial et l'autorité individuelle) ;
- en 1919, encore, beaucoup de membres du "Centralisme démocratique" étaient ainsi engagés dans "l'Opposition militaire", qui s'était formée pendant une brève période en mars 1919 pour lutter contre la tendance à modeler l'Armée rouge suivant les critères d'une armée bourgeoise classique.
Pendant la période de la guerre civile, les critiques envers la politique menée par le parti se font beaucoup plus rares du fait de la menace des armées blanches qui pèse sur le nouveau régime mais dès que celle-ci prend fin avec la victoire de l'Armée Rouge sur les Blancs, elles reprennent de plus belle :
- au début 1921, à l'occasion du 10e congrès du parti et du débat sur la question syndicale, il se forme "l'Opposition ouvrière" animée par Chliapnikov, Medvedev (tous deux ouvriers métallurgistes) et, surtout, Alexandra Kollontaï, rédactrice de la Plate-forme, qui veut confier aux syndicats le rôle de la gestion de l'économie (à l'image des syndicalistes révolutionnaires) en lieu et place de la bureaucratie d'État5. Suite à l'interdiction des fractions lors de ce congrès (qui se tient au moment-même de l'insurrection de Cronstadt) l'Opposition ouvrière se dissout et, par la suite, Kollontaï sera une fidèle de Staline ;
- à l'automne de 1921 s'est constitué le groupe de "La Vérité ouvrière", surtout composée d'intellectuels adeptes du "Proletkult" à l'image de son principal animateur, Bogdanov et qui, en même temps qu'il dénonce, avec les autres courants d'opposition, la bureaucratisation du parti et de l'État, adopte une position semi-menchevique considérant que les conditions de la révolution prolétarienne n'étaient pas mûres en Russie mais que les conditions avaient été créées pour un fort développement de celle-ci sur des bases capitalistes modernes (une position qui sera celle du courant "conseilliste" par la suite) ;
- c'est en 1922-23 que se constitue le "Groupe ouvrier" animé par Gabriel Miasnikov, un ouvrier de l'Oural, qui s'était distingué dans le parti bolchevik en 1921, quand, tout de suite après le 10e congrès, il avait réclamé "la liberté de la presse, des monarchistes aux anarchistes inclus". Malgré les efforts de Lénine pour le dissuader de mener un débat sur cette question, Miasnikov refuse de reculer et il est expulsé du parti au début de 1922. Avec d'autres militants d'origine ouvrière, il fonde "le Groupe Ouvrier du parti communiste russe (bolchevik)" lequel distribue son Manifeste au 12e congrès du PCR. Ce groupe commence à faire du travail illégal parmi les ouvriers du parti ou non et semble avoir été présent de façon significative dans la vague de grèves de l'été 1923, en appelant à des manifestations de masses et en essayant de politiser un mouvement de classe essentiellement défensif. Cette activité dans ces grèves convainc le Guépéou que le groupe constitue une menace et ses dirigeants, dont Miasnikov, sont emprisonnés. L'activité de ce groupe se poursuit de façon clandestine en Russie (y compris en déportation) jusqu'à la fin des années 1920 quand Miasnikov réussit à sortir du pays et participe à la publication à Paris de "L'Ouvrier communiste" qui défend des positions proches de celles du KAPD.
De tous les courants qui ont mené le combat contre la dégénérescence du Parti bolchevique, c'est certainement le "Groupe ouvrier" qui est le plus clair politiquement. Il est très proche du KAPD (qui publie ses documents et avec qui il est en contact). Surtout, ses critiques à la politique suivie par le Parti se basent sur une vision internationale de la révolution, contrairement à celles des autres groupes qui se polarisent uniquement sur des questions de démocratie (dans le Parti et dans la classe ouvrière) et de gestion de l'économie. C'est pour cela qu'il rejette les politiques de front unique des 3e et 4e congrès de l'IC, alors que le courant trotskiste continue à se revendiquer des 4 premier congrès. Il faut noter qu'il existe des discussions (notamment en déportation) entre l'aile gauche du courant trotskiste et les éléments du Groupe ouvrier.
De tous les courants de Gauche qui ont surgi au sein du parti bolchevique, le Groupe ouvrier est probablement le seul qui s'apparente à une fraction conséquente. Mais la terrible répression que Staline déchaîne contre les révolutionnaires (et à côté de laquelle la répression tsariste fait pâle figure) lui ôte toute possibilité de se développer. Finalement, Miasnikov décide de revenir en Russie après la 2de Guerre mondiale. Comme c'était prévisible, il disparaît aussitôt ce qui prive les faibles forces de la Gauche communiste d'un de ses combattants les plus valeureux.
Le combat des fractions de Gauche dans les autres pays que la Russie a nécessairement pris des formes différentes mais, si on revient sur les trois autres partis communistes dont la fondation a été évoquée plus haut, on constate que c'est aussi très tôt que les courants de Gauche engagent le combat bien que sous des formes différentes.
Lors de la fondation du parti communiste d'Allemagne, les positions de la Gauche sont majoritaires. Sur la question syndicale, Rosa Luxemburg, qui a rédigé le programme du KPD et le présente au Congrès, est très claire et catégorique : "(… les syndicats) ne sont plus des organisations ouvrières mais les protecteurs les plus solides de l'État et de la société bourgeoise. Par conséquent, il va de soi que la lutte pour la socialisation ne peut pas être menée en avant sans entraîner celle pour la liquidation des syndicats. Nous sommes d'accord sur ce point." Sur la question parlementaire, contre la position des Spartakistes (Rosa Luxemburg, Liebknecht, Jogiches, etc.), le congrès rejette la participation aux élections qui doivent se tenir peu après. Après la disparition de ces militants (tous assassinés) la nouvelle direction (Levi, Brandler) semble, dans un premier temps, faire des concessions à la gauche (qui reste majoritaire) sur la question syndicale mais, dès août 1919 (conférence de Francfort du KPD), Levi, qui veut se rapprocher de l'USPD, se prononce pour un travail dans le parlement aussi bien que dans les syndicats et, au congrès d'Heidelberg, en octobre, il réussit, grâce à une manœuvre, à faire exclure la gauche antisyndicale et antiparlementaire pourtant majoritaire. Les militants exclus refusent majoritairement de former immédiatement un nouveau parti car ils sont contre la scission et ils espèrent réintégrer le KPD. Ils sont soutenus fermement par les militants de gauche hollandais (notamment Gorter et Pannekoek) qui jouissent à ce moment-là d'une forte autorité au sein de l'IC et qui impulsent l'orientation du Bureau d'Amsterdam nommé par l'Internationale pour prendre en charge le travail en direction de l'Europe occidentale et de l'Amérique. Ce n'est que 6 mois plus tard (les 4 et 5 avril 1920), devant le refus du congrès du KPD de février 1920 de réintégrer les militants exclus et aussi devant l'attitude conciliatrice de ce parti envers le SPD lors du Putsch de Kapp (13-17 mars) que ces militants fondent le KAPD (Parti communiste ouvrier d'Allemagne). Leur démarche est confortée par le soutien du Bureau d'Amsterdam lequel a organisé en février une conférence internationale où les thèses de la Gauche ont triomphé (sur les questions syndicale, parlementaire et sur le rejet du tournant opportuniste de l'IC manifestée notamment par la demande que les communistes anglais entrent dans le Labour)6. Le nouveau parti bénéficie du soutien de la minorité de gauche (animée par Gorter et Pannekoek) du parti communiste des Pays-Bas (CPN) qui publie dans son journal le programme du KAPD adopté par son congrès de fondation. Cela n'empêche pas Pannekoek de faire un certain nombre de critiques à ce parti (lettre du 5 juillet 1920), notamment à propos de sa position envers les "Unionen" (mise en garde contre toute concession au syndicalisme révolutionnaire) et surtout de la présence dans ses rangs du courant "National bolchevik" qu'il considère comme une "aberration monstrueuse". À ce moment-là, sur toutes les questions essentielles auxquelles se confronte le prolétariat mondial (questions syndicale, parlementaire, du parti7, de l'attitude envers les partis socialistes, de la nature de la révolution en Russie, etc.) la Gauche hollandaise (et particulièrement Pannekoek) qui inspire la majorité du KAPD, se situe à la toute avant-garde du mouvement ouvrier.
Le congrès du KAPD qui se tient du 1er au 4 août se prononce en faveur de ces orientations : les "national-bolcheviks" quittent le parti à ce moment-là et, quelques mois plus tard, c'est le tour des éléments fédéralistes qui sont hostiles à l'appartenance à l'IC. Pour sa part, Pannekoek, Gorter et le KAPD sont résolus à rester au sein de l'IC pour mener le combat contre la dérive opportuniste qui gagne de plus en plus. C'est pour cette raison que le KAPD envoie 2 délégués en Russie, Jan Appel et Franz Jung, en vue du 2e congrès de l'IC qui doit se tenir à Moscou à partir du 17 juillet 1920 8 mais sans nouvelles d'eux, il envoie 2 autres délégués, dont Otto Rühle, qui, au vu de la situation catastrophique dont souffre la classe ouvrière et du processus de bureaucratisation de l'appareil gouvernemental, décident de ne pas participer au Congrès malgré le fait que celui-ci leur ait proposé d'y défendre leurs positions et d'y avoir voix délibérative. C'est en vue de ce congrès que Lénine rédige "La maladie infantile du communisme". Il faut noter que dans cette brochure, Lénine écrit que : "l'erreur représentée par le doctrinarisme de gauche dans le mouvement communiste est, à l'heure présente, mille fois moins dangereuse et moins grave que l'erreur représentée par le doctrinarisme de droite".
Aussi bien du côté de l'IC et des bolcheviks que du côté du KAPD, la volonté existe que ce dernier soit intégré dans l'Internationale, et donc dans le KPD, mais le regroupement de ce dernier avec la Gauche de l'USPD en décembre 1920 pour former le VKPD, regroupement auquel étaient hostiles tous les courants de gauche de l'IC, barre la route à cette possibilité. Le KAPD acquiert néanmoins le statut de "parti sympathisant de l'IC", disposant d'un représentant permanent dans son Comité exécutif, et il envoie des délégués à son 3e congrès en juin 1921. Entretemps, cependant, cette communauté de travail s'est fortement altérée suite notamment à "l'action de mars" (une "offensive" aventuriste promue par le VKPD) et à la répression de l'insurrection de Cronstadt (que la Gauche a soutenue dans un premier temps croyant que cette insurrection était effectivement l'œuvre des Blancs comme le prétendait la propagande du gouvernement soviétique). En même temps, la direction de droite du PCN (Wijnkoop est appelé le "Levi hollandais"), qui a la confiance de Moscou, entreprend une politique d'exclusions anti statutaire des militants de la Gauche. Finalement, ces militants vont fonder en septembre un nouveau parti, le KAPN, sur le modèle du KAPD.
La politique de Front unique adoptée lors du 3e congrès de l'IC ne fait qu'aggraver les choses de même que l'ultimatum adressé au KAPD de fusionner avec le VKPD. En juillet 1921, la direction du KAPD, avec le soutien de Gorter, adopte une résolution coupant les ponts avec l'IC et appelant à la constitution d'une "Internationale communiste ouvrière", et cela deux mois avant le congrès du KAPD prévu en septembre. C'était de toute évidence une décision totalement précipitée. À ce congrès, la question de la fondation d'une nouvelle internationale est discutée (les militants de Berlin, et notamment Jan Appel, y sont opposés) et le congrès décide finalement de créer un Bureau d'information en vue d'une telle constitution. Ce Bureau d'information agit comme si la nouvelle internationale avait déjà été formée alors que sa conférence constitutive n'a eu lieu qu'en avril 1922. À ce moment-là, le KAPD a connu une scission entre, d'une part, la "tendance de Berlin", majoritaire et qui est hostile à la formation d'une nouvelle internationale, et la "tendance d'Essen" (qui rejette les luttes salariales). Seule cette dernière participe à cette conférence qui compte cependant sur la présence de Gorter, rédacteur du programme de la KAI (Internationale Communiste Ouvrière, nom de la nouvelle internationale). Les groupes participants sont en petit nombre et représentent des forces très limitées : outre la tendance d'Essen, il y a le KAPN, les communistes de Gauche bulgares, le Communist Workers Party (CWP) de Sylvia Pankhurst, le KAP d'Autriche, qualifié de "village Potemkine" par le KAPD de Berlin. Finalement, cette "Internationale" croupion va disparaître avec la disparition ou le retrait progressif de ses constituants. C'est ainsi que la tendance d'Essen connaît de multiples scissions et que le KAPN se désagrège, d'abord par l'apparition en son sein d'un courant qui se rattache à la tendance de Berlin, hostile à la formation de la KAI, puis par des luttes intestines d'ordre clanique plus que principielles.
En fait, l'élément essentiel qui permet d'expliquer l'échec piteux et dramatique de la KAI est constitué par le reflux de la vague révolutionnaire qui avait servi de tremplin à la fondation de l'IC :
"L'erreur de Gorter et de ses partisans de proclamer artificiellement la KAI, alors que subsistaient dans l'IC des fractions de gauche qui auraient pu être regroupées au sein d'un même courant communiste de gauche international, a été très lourde pour le mouvement révolutionnaire. (…) Le déclin de la révolution mondiale, très net en Europe à partir de 1921, ne permettait guère d'envisager la formation d'une nouvelle Internationale. En croyant que le cours était toujours à la révolution, avec la théorie de la "crise mortelle du capitalisme", les courants de Gorter et d'Essen avaient une certaine logique dans la proclamation de la KAI. Mais les prémisses étaient fausses." (Notre livre, La Gauche hollandaise, Chapitre V.4.d)
La déconfiture finale du KAPD et du KAPN illustre de façon saisissante la nécessité qu'ont les révolutionnaires d'avoir la vision la plus claire possible de l'évolution du rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie.
Si c'est avec beaucoup de retard que la Gauche germano-hollandaise a pris conscience du reflux de la vague révolutionnaire9, ce ne fut pas le cas pour les Bolcheviks et les dirigeants de l'Internationale communiste ni, non plus, pour la Gauche communiste d'Italie. Mais les réponses que les uns et les autres ont apportées à cette situation étaient radicalement différentes :
- pour les bolcheviks et la majorité de l'IC, il fallait "aller aux masses" puisque les masses ne venaient plus à la révolution, ce qui se traduisait par une politique de plus en plus opportuniste, notamment envers les partis socialistes et les courants "centristes" ainsi qu'envers les syndicats ;
- pour la Gauche italienne, au contraire, il fallait continuer à faire preuve de la même intransigeance qui avait caractérisé les bolcheviks au cours de la guerre et jusqu'à la fondation de l'IC ; il était hors de question d'essayer de prendre des raccourcis vers la révolution en négociant les principes et en atténuant leur tranchant ; de tels raccourcis constituaient le chemin le plus sûr vers la défaite.
En réalité, le cours opportuniste qui a affecté l'IC, dès le 2e congrès mais surtout à partir du 3e, et qui remettait en cause la clarté et l'intransigeance affirmée à son 1er congrès, exprimait, non seulement les difficultés rencontrées par le prolétariat mondial à poursuivre et renforcer son combat révolutionnaire, mais aussi la contradiction insoluble dans laquelle s'enfonçait le parti bolchevique qui dirigeait de fait l'IC. D'un côté, ce parti se devait d'être le fer de lance de la révolution mondiale après l'avoir été dans la révolution en Russie. Il avait d'ailleurs toujours affirmé que cette dernière n'était qu'une toute petite étape de la première et il était bien conscient qu'une défaite du prolétariat mondial signifiait la mort de la révolution en Russie. D'un autre côté, en tant que détenteur du pouvoir dans un pays, il était soumis aux exigences propres à la fonction d'un État national notamment celle d'assurer la "sécurité" extérieure et intérieure, c'est-à-dire de mener une politique extérieure conforme aux intérêts de la Russie et une politique intérieure garantissant la stabilité du pouvoir. En ce sens, la répression des grèves de Petrograd et l'écrasement sanglant de l'insurrection de Cronstadt en mars 1921 étaient le pendant d'une politique de "main tendue", sous couvert de "Front unique", vers les partis socialistes dans la mesure où ces derniers pouvaient exercer une pression sur les gouvernements pour orienter leur politique extérieure dans un sens favorable à la Russie.
L'intransigeance de la Gauche communiste italienne, laquelle dirigeait de fait le PCI (les "Thèses de Rome" adoptées par son 2e congrès en 1922 ont été rédigées par Bordiga et Terracini) s'est notamment exprimée, et de façon exemplaire, face à la montée du fascisme en Italie suite à la défaite des combats de 1920. Sur le plan pratique, cette intransigeance se manifestait par un total refus de nouer des alliances avec des partis de la bourgeoisie (libéraux ou "socialistes) face à la menace fasciste : le prolétariat ne pouvait combattre le fascisme que sur son propre terrain, la grève économique et l'organisation de milices ouvrières d'autodéfense. Sur le plan théorique, on doit à Bordiga la première analyse sérieuse (et qui reste toujours valable) du phénomène fasciste, une analyse qu'il a présentée devant les délégués du 4e congrès de l'IC en réfutation de l'analyse faite par cette dernière :
- "Le fascisme n'est pas le produit des couches moyennes et de la bourgeoisie agraire. Il est la conséquence de la défaite qu'a subie le prolétariat, laquelle a jeté les couches petites-bourgeoises indécises derrière la réaction fasciste." (La Gauche communiste d'Italie, chapitre I)
- "Le fascisme n'est pas une réaction féodale. Il est né dans les grandes concentrations industrielles comme Milan…" (Ibid.) et a reçu le soutien de la bourgeoisie industrielle.
- "Le fascisme ne s'oppose pas à la démocratie. Les bandes armées sont un complément indispensable quand 'l'État ne suffit plus à défendre le pouvoir de la bourgeoisie'" (Ibid.)
Cette intransigeance s'est exprimée aussi à l'égard de la politique de Front unique, de "main tendue" envers les partis socialistes et son corollaire, le mot d'ordre de "Gouvernement ouvrier" lequel "revient à nier en pratique le programme politique du communisme, c'est-à-dire la nécessité de préparer les masses à la lutte pour la dictature du prolétariat". (Citation de Bordiga dans La Gauche communiste d'Italie)
Elle s'est exprimée également à propos de la politique de l'IC visant à fusionner les PC et les courants de gauche des partis socialistes ou "centristes" qui, en Allemagne, a conduit à la formation du VKPD et qui, en Italie, s'est traduite par l'entrée en août 1924 de 2000 "terzini" (partisans de la 3e Internationale) dans un parti qui ne comptait plus que 20 000 membres du fait de la répression et de la démoralisation.
Elle s'est enfin exprimée envers la politique de "bolchevisation" des PC à partir du 5e congrès de l'IC en juillet 1924, une politique combattue également par Trotski et qui, à grands traits, consistait à renforcer la discipline dans les partis communistes, une discipline bureaucratique destinée à faire taire les résistances contre sa dégénérescence. Cette bolchevisation consistait aussi à promouvoir un mode d'organisation des PC à partir des "cellules d'usine" ce qui polarisait les ouvriers sur les problèmes qui se posaient dans "leur" entreprise au détriment, évidemment, d'une vision et d'une perspective générales du combat prolétarien.
Alors que la Gauche est encore largement majoritaire au sein du parti, l'IC impose une direction de droite (Gramsci, Togliatti) qui soutient sa politique, une opération qui est facilitée par l'emprisonnement de Bordiga entre février et octobre 1923. Pourtant, à la conférence clandestine du PCI de mai 1924 les thèses présentées par Bordiga, Grieco, Fortichiari et Repossi, et qui sont très critiques envers la politique de l'IC, sont approuvées par 35 secrétaires de fédération sur 45 et par 4 secrétaires interrégionaux sur 5. C'est en 1925 que se déchaîne au sein de l'IC la campagne contre les oppositions, à commencer par l'Opposition de Gauche" menée par Trotski. "En mars-avril 1925, l'Exécutif élargi de l'IC mit à l'ordre du jour l'élimination de la tendance 'bordiguiste' à l'occasion du 3e congrès du PCd'I. Il interdit la publication de l'article de Bordiga favorable à Trotski. La bolchevisation de la section italienne commença par la destitution de Fortichiari de son poste de secrétaire fédéral de Milan. Alors, soudainement, en avril, la Gauche du parti, avec Damen, Repossi, Perrone et Fortichiari fonda un "Comité d'entente (…) afin de coordonner une contre-offensive. La direction de Gramsci attaqua violemment le 'Comité d'entente' en le dénonçant comme 'fraction organisée'. En fait, la Gauche ne voulait pas se constituer encore en fraction : elle ne tenait pas à fournir un prétexte à son expulsion, alors qu'elle demeurait encore majoritaire dans le parti. Au début, Bordiga se refusa d'adhérer au Comité, ne voulant pas briser le cadre de la discipline imposée. C'est en juin seulement qu'il se rallia aux vues de Damen, Fortichiari et Repossi. Il fut chargé de rédiger une 'Plate-forme de la gauche' qui est la première démolition systématique de la bolchevisation." (Ibid.)
"Sous la menace d'exclusion, le 'Comité d'entente' dut se dissoudre… C'était le commencement de la fin de la Gauche italienne comme majorité." (Ibid.)
Au congrès de janvier 1926, qui se tient à l'étranger du fait de la répression fasciste, la Gauche présente les "Thèses de Lyon" qui ne recueillent que 9,2% des voix : la politique menée, en application des consignes de l'IC, de recrutement intensif d'éléments jeunes et peu politisés a donné ses fruits… Ces thèses de Lyon vont orienter la politique de la Gauche italienne dans l'émigration.
Bordiga va mener un dernier combat lors du 6e Exécutif élargi de l'IC de février-mars 1926. Il dénonce la dérive opportuniste de l'IC et évoque la question des fractions, sans pourtant en envisager l'actualité immédiate, affirmant que "l'histoire des fractions est l'histoire de Lénine" ; elles ne sont pas une maladie, mais le symptôme de cette maladie. Elles sont une réaction de "défense contre les influences opportunistes".
Dans une lettre à Karl Korsch, en septembre 1926, Bordiga écrivait : "Il ne faut pas vouloir la scission des partis et de l'Internationale. Il faut laisser s'accomplir l'expérience de la discipline artificielle et mécanique en respectant cette discipline jusque dans ses absurdités de procédure tant que cela sera possible, sans jamais renoncer aux positions de critique idéologique et politique et sans jamais se solidariser avec l'orientation dominante. (…) D'une façon générale, je pense que ce qui doit être mis aujourd'hui au premier plan, c'est, plus que l'organisation et la manœuvre, un travail préalable d'élaboration d'une idéologie politique de gauche internationale, basée sur les expériences éloquentes qu'a connues le Komintern. Comme ce point est loin d'être réalisé, toute initiative internationale apparait difficile." (Cité dans La Gauche communiste d'Italie)
Ce sont là aussi des bases sur laquelle va finalement se constituer la Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie et qui va tenir sa première conférence en avril 1928 à Pantin, dans la banlieue de Paris. Elle compte alors 4 "fédérations" : Bruxelles, New York, Paris et Lyon avec des militants aussi au Luxembourg, à Berlin et à Moscou.
Cette conférence adopte à l'unanimité une résolution définissant ses perspectives dont voici des extraits :
- "Se constituer en fraction de gauche de l'Internationale communiste.
- (…)
- Publier un bimensuel qui s'appellera Prometeo.
- Constituer des groupes de gauche qui auront pour tâche la lutte sans merci contre l'opportunisme et les opportunistes. (…)
- S'assigner comme but immédiat :
- La réintégration de tous les expulsés de l'Internationale qui se réclament du Manifeste communiste et acceptent les thèses du IIe Congrès mondial.
- La convocation du VIe Congrès mondial sous la présidence de Léon Trotski.
- La mise à l'ordre du jour au VIe Congrès mondial de l'expulsion de l'Internationale de tous les éléments qui se déclarent solidaires avec les résolutions du XVe congrès russe."
Comme on le voit :
- la Fraction ne se conçoit pas comme "italienne" mais comme fraction de l'IC ;
- elle considère qu'il existe encore une vie prolétarienne dans celle-ci et qu'on peut encore la sauver ;
- elle estime que le parti russe doit se soumettre aux décisions du Congrès de l'IC et "faire le ménage dans ses rangs" en expulsant tous ceux qui ont ouvertement trahi (comme ce fut déjà le cas auparavant envers les autres partis de l'Internationale) ;
- elle ne se donne pas pour tâche l'intervention parmi les ouvriers en général mais en priorité parmi les militants de l'IC.
La Fraction va alors entreprendre un travail remarquable jusqu'en 1945, un travail poursuivi et complété par la GCF jusqu'en 1952. Nous avons déjà souvent évoqué ce travail dans nos articles, textes internes et discussions et il n'y a pas lieu d'y revenir ici.
Une des contributions essentielles de la Fraction italienne, et qui est au cœur du présent rapport, va être justement l'élaboration de la notion de Fraction sur la base de toute l'expérience du mouvement ouvrier. Cette notion est déjà définie, à grands traits, au début du rapport. En outre, dans une annexe, nous portons à la connaissance des camarades une série de citations de textes de la Fraction italienne et de la GCF permettant de se faire une idée plus précise de cette notion. Aussi, nous nous contenterons ici de redonner un extrait de notre presse où la notion de Fraction avait été définie ("La fraction italienne et la gauche communiste de France", Revue Internationale n° 90) :
"La minorité communiste existe en permanence comme expression du devenir révolutionnaire du prolétariat. Cependant l'impact qu'elle peut avoir sur les luttes immédiates de la classe est étroitement conditionné par le niveau de celles-ci et du degré de conscience des masses ouvrières. Ce n'est que dans des périodes de luttes ouvertes et de plus en plus conscientes du prolétariat que cette minorité peut espérer avoir un impact sur ces luttes. Ce n'est que dans ces circonstances qu'on peut parler de cette minorité comme d'un parti. En revanche, dans les périodes de recul historique du prolétariat, de triomphe de la contre-révolution, il est vain d'espérer que les positions révolutionnaires puissent avoir un impact significatif et déterminant sur l'ensemble de la classe. Dans de telles périodes, le seul travail possible, et il est indispensable, est celui d'une fraction : préparer les conditions politiques de la formation du futur parti lorsque le rapport de forces entre les classes permettra à nouveau que les positions communistes aient un impact dans l'ensemble du prolétariat." (Extrait de la note 4)
"La Fraction de Gauche se forme à un moment où le parti du prolétariat tend à dégénérer victime de l'opportunisme, c'est-à-dire de la pénétration en son sein de l'idéologie bourgeoise. C'est la responsabilité de la minorité qui maintient le programme révolutionnaire que de lutter de façon organisée pour faire triompher celui-ci au sein du parti. Soit la Fraction réussit à faire triompher ses principes et à sauver le parti, soit ce dernier poursuit son cours dégénérescent et il finit alors par passer avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie. Le moment du passage du parti prolétarien dans le camp bourgeois n'est pas facile à déterminer. Cependant, un des indices les plus significatifs de ce passage est le fait qu'il ne puisse plus apparaître de vie politique prolétarienne au sein du parti. La fraction de Gauche a la responsabilité de mener le combat au sein du parti tant que subsiste un espoir qu'il puisse être redressé : c'est pour cela que dans les années 1920 et au début des années 1930, ce ne sont pas les courants de gauche qui ont quitté les partis de l’IC mais ils ont été exclus, souvent par des manœuvres sordides. Cela dit, une fois qu'un parti du prolétariat est passé dans le camp de la bourgeoisie, il n'y a pas de retour possible. Nécessairement, le prolétariat devra faire surgir un nouveau parti pour reprendre son chemin vers la révolution et le rôle de la Fraction est alors de constituer un "pont" entre l'ancien parti passé à l'ennemi et le futur parti dont elle devra élaborer les bases programmatiques et constituer l'ossature. Le fait qu'après le passage du parti dans le camp bourgeois il ne puisse exister de vie prolétarienne en son sein signifie aussi qu'il est tout à fait vain, et dangereux, pour les révolutionnaires de pratiquer "l'entrisme" qui constituait une des "tactiques" du trotskisme et que la Fraction a toujours rejeté. Vouloir entretenir une vie prolétarienne dans un parti bourgeois, et donc stérile pour les positions de classe, n'a jamais eu comme autre résultat que d'accélérer la dégénérescence opportuniste des organisations qui s'y sont essayées et non de redresser en quoi que ce soit ce parti. Quant au "recrutement" que ces méthodes ont permis, il était particulièrement confus, gangrené par l'opportunisme et n'a jamais pu constituer une avant-garde pour la classe ouvrière.
En fait, une des différences fondamentales entre la Fraction italienne et le trotskisme réside dans le fait que la Fraction, dans la politique de regroupement des forces révolutionnaires, mettait toujours en avant la nécessité de la plus grande clarté, de la plus grande rigueur programmatique, même si elle était ouverte à la discussion avec tous les autres courants qui avaient engagé le combat contre la dégénérescence de l'IC. En revanche, le courant trotskiste a essayé de constituer des organisations de façon précipitée, sans une discussion sérieuse et une décantation préalables des positions politiques, misant essentiellement sur des accords entre "personnalités" et sur l'autorité acquise par Trotski comme un des principaux dirigeants de la révolution de 1917 et de l'IC à son origine."
Ce passage évoque les méthodes du courant trotskiste que nous n'avons pas, faute de place, évoqué plus haut. Mais il est significatif que deux des caractéristiques de ce courant, avant qu'il ne rejoigne le camp bourgeois, sont les suivantes :
- à aucun moment il n'a intégré dans ses conceptions la notion de Fraction ; pour lui, on passait d'un parti à un autre, et si dans les périodes de recul de la classe, les révolutionnaires étaient une petite minorité, il fallait considérer que leur organisation était un "parti en petit", une notion qui était apparue au sein même de la Fraction italienne au milieu des années 30, et qui est celle aujourd'hui de la TCI puisque sa principale composante se nomme Partito comunista internazionalista ;
- Trotski (mais il n'était pas le seul) n'a absolument pas compris l'ampleur de la contre-révolution à tel point qu'il a considéré les grèves de mai-juin 1936 en France comme le "début de la révolution". En ce sens, la notion de cours historique (rejetée également par la TCI) est essentielle et constitutive de celle de Fraction.
La volonté de clarté qui a toujours animé la Gauche italienne comme condition fondamentale pour remplir sa tâche est évidemment inséparable de la préoccupation pour la théorie et de la nécessité permanente d'être capable de remettre en cause des analyses et des positions qui semblaient définitives.
5) En guise de conclusion
Pour conclure cette partie du rapport, il nous faut très brièvement revenir sur la trajectoire des courants qui sont sortis de l'IC et dont nous avons plus haut évoqué uniquement l'origine.
Le courant issu de la Gauche germano-hollandaise s'est maintenu même après la disparition du KAPD et du KAPN. Son principal représentant était le GIK (Groupe des communistes internationalistes) en Hollande, un groupe qui avait une influence en dehors de ce pays (par exemple Living Marxism animé par Paul Mattick aux États-Unis). Durant l'un des moments les plus tragiques et critiques des années 1930, la Guerre d'Espagne, ce groupe a défendu une position parfaitement internationaliste, sans aucune concession à l'antifascisme. Il a animé la réflexion des communistes de Gauche y compris de Bilan (qui reprend la position de Rosa Luxemburg et de la Gauche allemande sur la question nationale) de même que celle de la GCF qui a rejeté la position classique de la Gauche italienne sur les syndicats pour reprendre celle de la Gauche germano-hollandaise. Cependant, ce courant a adopté deux positions qui allaient lui être fatales (et qui n'étaient pas celles-du KAPD) :
- l'analyse de la Révolution de 1917 comme bourgeoise ;
- le rejet de la nécessité du parti.
Cela l'a conduit à rejeter dans le camp bourgeois toute une série d'organisations prolétariennes du passé, à rejeter, en fin de compte, l'histoire du mouvement ouvrier et les leçons qu'elle pouvait apporter pour le futur.
Cela l'a conduit également à s'interdire tout rôle de fraction puisque la tâche de cette dernière est de préparer un organisme dont le courant conseilliste ne veut pas, le parti.
En conséquence de ces deux faiblesses, il s'interdisait de jouer un rôle significatif dans le processus qui conduira au futur parti, et donc à la révolution communiste, même si les idées conseillistes continuent à avoir une influence sur le prolétariat.
Un dernier point introductif à la 2e partie du rapport : peut-on considérer le CCI comme une fraction ? La réponse saute aux yeux, évidemment non puisque notre organisation, à aucun moment, ne s'est constituée au sein d'un parti prolétarien. Mais cette réponse, elle avait déjà été donnée au début des années 50 par le camarade MC dans une lettre aux autres camarades du groupe Internationalisme :
“La Fraction était une continuation organique, directe, parce qu’elle n’existait que pour un temps relativement court. Souvent elle continuait à vivre au sein de l’ancienne organisation jusqu’au moment de la rupture. Sa rupture équivalait souvent à sa transformation en nouveau Parti (exemple de la fraction Bolchevique et du Spartakusbund, comme presque toutes les fractions de gauche de l’ancien Parti). Cette continuation organique est aujourd’hui quasiment inexistante. (…) Parce que la Fraction n’avait pas à répondre à des problèmes fondamentalement nouveaux comme le pose notre période de la crise permanente et de l’évolution vers le capitalisme d’État et ne se trouvait pas disloquée en une poussière de petites tendances, elle était plus ancrée en ses principes révolutionnaires acquis qu’appelée à formuler de nouveaux principes, elle avait plus à maintenir qu’à construire. Pour cette raison et pour celle de sa continuité organique directe dans un laps de temps relativement court, elle était le nouveau Parti en gestation. (…)
[Le groupe], s’il a comme tâches en partie celles de la Fraction, à savoir: réexamen de l’expérience, formation des militants, a en plus celle de l’analyse de l’évolution nouvelle et la perspective nouvelle, et en moins celle de reconstruire le programme du futur Parti. Il n’est qu’un apport à cette reconstruction, comme il n’est qu’un élément du futur Parti. Sa fonction dans son apport programmatique est partielle du fait de sa nature organisationnelle”.
Aujourd'hui, au moment des 40 ans du CCI, c'est la même démarche que nous devons avoir en nous rappelant ce que nous écrivions à l'occasion de ses 30 ans :
"La capacité du CCI à faire face à ses responsabilités tout au long de ses trente années d'existence, nous la devons en très grande partie aux apports de la Fraction italienne de la Gauche communiste. Le secret du bilan positif que nous tirons de notre activité au cours de cette période, c'est dans notre fidélité aux enseignements de la Fraction et, plus généralement, à la méthode et à l'esprit du marxisme qu'elle s'était pleinement appropriés." ("Les trente ans du CCI : s'approprier le passé pour construire l'avenir", Revue Internationale n° 123).
1 Il faut noter que, d'après une lettre de Marx à Engels envoyée peu après ce meeting, Marx avait accepté l'invitation d'Eccarius parce que cette fois l'affaire lui paraissait sérieuse contrairement aux tentatives précédentes de constituer des organisations auxquelles il avait été invité et qu'il estimait artificielles.
2 Dans cette partie, de même que dans la partie suivante, nous nous penchons sur les fractions ayant surgi dans quatre partis différents, ceux de Russie, de Hollande, d'Allemagne et d'Italie sans nous intéresser aux partis de deux pays majeurs, la Grande-Bretagne et la France. En réalité, dans ces derniers partis, il n'a pas existé de fractions de Gauche dignes de ce nom du fait, en particulier, de l'extrême faiblesse de la pensée marxiste en leur sein. Ainsi, en France, la première réaction organisée contre la Première guerre mondiale ne provient pas d'une minorité au sein du Parti socialiste mais d'une minorité au sein de la centrale syndicale CGT, le noyau autour de Rosmer et Monatte qui a publié La Vie ouvrière.
3 "J'ai continuellement dit contre la rédaction de De Tribune : nous devons tout faire pour attirer les autres vers nous, mais si cela échoue après que nous nous soyons battus jusqu'au bout et que tous nos efforts aient échoué, alors nous devons céder [c'est-à-dire accepter la suppression de De Tribune]." (Lettre de Gorter à Kautsky, 16 février 1909). "Notre force dans le parti peut grandir ; notre force en dehors du parti ne pourra jamais croître." (Intervention de Gorter au congrès de Deventer). (D'après l'article "La gauche hollandaise (1900-1914) : Le mouvement 'Tribuniste' 3ème partie", Revue Internationale n° 47)
4 Parmi les nombreux militants frappés par la répression, on peut signaler Rosa Luxemburg qui passe une bonne partie de la guerre en prison, Liebknecht qui est d'abord mobilisé puis enfermé en forteresse après avoir pris la parole pour dénoncer la guerre et le gouvernement dans la manifestation du 1er mai 1916 ; même Mehring, âgé de plus de 70 ans, est emprisonné.
5 Les deux autres positions sont celle de Trotski qui veut intégrer les syndicats dans l'État afin d'en faire des organes d'encadrement des ouvriers (sur le modèle de l'Armée Rouge) pour une plus grande discipline au travail et de Lénine qui, au contraire, estime que les syndicats doivent jouer un rôle dans la défense des ouvriers contre l'État qui connait de "fortes déformations bureaucratiques".
6 Suite au "danger" que le Bureau d'Amsterdam ne constitue un pôle de regroupement de la Gauche au sein de l'IC, le Comité Exécutif de celle-ci annonce par radio sa dissolution le 4 mai 1920.
7 À cette époque, la Gauche hollandaise et Pannekoek sont particulièrement clairs pour combattre la vision développée par Otto Rühle qui rejette la nécessité du parti à l'image de la position qui sera plus tard celle des conseillistes… et de Pannekoek.
8 On connait de quelle façon ces délégués sont parvenus en Russie (alors que la guerre civile et le "cordon sanitaire" rend quasiment impossible un accès par voie terrestre) : ils ont détourné un navire marchand jusqu'à Mourmansk.
9 Dans ses derniers écrits, à la veille de sa mort, Gorter fait la preuve qu'il a compris ses propres erreurs et il incite ses camarades à en faire autant et à en tirer les leçons (Voir La gauche hollandaise, fin du chapitre V.4.d)