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Il y a 60 ans, le 8 mai 1945, jour même de l'armistice qui signait la victoire pour les Alliés, la "victoire de la liberté et de la démocratie" sur le nazisme, l'Etat français déchaînait ses forces de répression en Algérie, dans le Constantinois, à l'est du pays. La perspective de retrouver un monde en paix était déjà devenue une pure illusion. La barbarie n'était pas morte, elle ne s'était pas éteinte avec la chute du nazisme mais était bel et bien le pain quotidien du monde capitaliste dont les Etats démocratiques, avec leurs appétits impérialistes insatiables, étaient les plus gros consommateurs. En mai 1945, comme dans tout l'empire colonial français, la manifestation pour célébrer "la victoire des forces démocratiques" était précisément d'abord une manifestation pour réclamer du pain, rationné deux fois plus pour les Algériens que pour les Français. Les partis nationalistes qui exploitaient ce mécontentement avaient appelé à cette manifestation, notamment les dirigeants "modérés" des AML (Amis du Manifeste et de la Liberté) de Ferhat Abbas et aussi les nationalistes plus radicaux du Parti Populaire Algérien (PPA) interdit dès 1939 et dont le leader Messali Hadj se trouvait déjà emprisonné. A Sétif, la manifestation rassemblait de 8 à 10 000 personnes. Un drapeau national algérien est brandi malgré l'interdiction d'arborer des banderoles ou des slogans anti-coloniaux, et son porteur est mitraillé sur-le-champ. Cet événement est le point de départ des émeutes. Les tueries s'engagent des deux côtés. Une atroce et sanglante répression s'ensuivit. En deux mois, 102 Européens étaient massacrés. Du côté algérien, le chiffre des morts -même approximatif- n'a jamais pu être établi, les chiffres des historiens variant généralement entre 15 et 45 000 victimes. Déjà, des incidents s'étaient produits à l'occasion des manifestations du 1er mai précédent à Bône, Oran, Alger faisant 4 morts et 13 blessés. Le débarquement anglo-américain et les encouragements des Américains, hostiles à la présence coloniale française, avaient dopé les revendications des leaders nationalistes algériens. Dès février 1943, Ferhat Abbas avait publié un Manifeste du peuple algérien qui réclamait une "Constitution égalitaire entre race et religion pour le peuple algérien". En juin 1943, un additif demandait la création d'un Etat algérien à la fin de la guerre avec participation des leaders nationalistes au gouvernement. Le gouvernement français d'union nationale présidé par de Gaulle envoie des renforts de blindés terrestres, la marine dépêche des croiseurs qui pilonnent les villes côtières (Bejaïa, Kherrata, Djidjelli), l'aviation est utilisée pour l'intérieur du pays : 28 avions effectuent des raids sans relâche et bombardent pendant deux mois les régions de Guelma, de Sétif et de Constantine, détruisant entièrement 44 villages. Dans les villes, plusieurs quartiers populaires particulièrement visés ont été réduits en cendres. A Constantine, à la fin de l'été, la fosse commune se remplit encore de cadavres. La terreur règne sur la région avec multiplication d'opérations et de représailles en tous genres : exécutions de masse, pillages, tortures, maisons incendiées … La police mais aussi des milices civiles de colons participent à activement à la répression. Voilà qui en dit long sur le caractère "libérateur" des alliés et le sens à donner à "la défense de la démocratie et de la civilisation" dont se sont parés ces défenseurs et les champions des libertés démocratiques contre la barbarie nazie.
Le 8 mai dernier, le ministre des Affaires étrangères français, Michel Barnier, évoquait au nom de l'amitié franco-algérienne la nécessité "d'examiner ensemble le passé afin d'en surmonter les pages les plus douloureuses pour les deux peuples", évoquant les massacres et la répression des émeutes dans l'Est de l'Algérie. Il faisait suite aux propos de l'ambassadeur de France il y a quelques mois qui, lors d'une visite à Sétif, avait parlé d'une "tragédie inexcusable" à propos de cet événement.
L'évocation de cette sorte de "repentance" est aussi hypocrite qu'intéressée. La France, dont les intérêts impérialistes sur le sol africain sont de plus en plus menacés (Côte d'Ivoire, Togo), entend aujourd'hui préserver et resserrer ses liens au Maghreb avec le président Bouteflika dont le régime paraît aujourd'hui un peu plus renforcé et stabilisé, alors que les positions des islamistes se retrouvent considérablement affaiblies dans le pays. Mais surtout, la bourgeoisie se garde bien aujourd'hui encore de rappeler le fait que cette sanglante répression a été assumée par l'ensemble des forces politiques françaises au sein d'un gouvernement d'union nationale et en particulier par les partis de gauche ; comme le "libérateur" de Gaulle, le parti socialiste (à l'époque SFIO) devait pleinement assumer, plus tard, la guerre d'Algérie. D'ailleurs, le gouverneur général de l'Algérie en 1947, Chataigneau qui commandait sur place l'armée de tueurs était présenté comme un socialiste. Mais c'est aussi le PCF qui a loué un rôle de premier plan dans les massacres. Dès le début, dans les colonnes de L'Humanité, le parti stalinien déclarait, au même titre que Chataigneau, que "les auteurs des troubles étaient d'inspiration et de méthodes hitlériennes." Il parlera aussi "de provocation fomentée par les grands trusts et par les fonctionnaires vichystes encore en place". Le porte-parole du PCF, Etienne Fajon, déclarait encore à la tribune de l'assemblée nationale le 11 juillet : "les tueries de Guelma et de Sétif sont la manifestation d'un complot fasciste qui a trouvé des agents dans les milieux nationalistes." Alors que de Gaulle avait demandé "de prendre toutes les mesures nécessaires pour réprimer les agissements d'une minorité d'agitateurs", le bureau politique du PCF publiait un communiqué le 12 mai déclarant : "il faut tout de suite châtier impitoyablement et rapidement les organisateurs de la révolte et les hommes de main qui ont dirigé l'émeute" au nom de la défense "de la république française, métropole et territoires d'outre-mer, une et indivisible." Dans un tract signé par cinq membres du comité central et distribué sur le sol algérien, il appelle à une chasse aux sorcières et lance de véritables appels au meurtre et aux pogroms en exigeant de "passer par les armes les instigateurs de la révolte et les hommes de main qui ont dirigé l'émeute. Il ne s'agit pas de vengeance ni de représailles. Il s'agit de mesures de justice. Il s'agit de mesures de sécurité pour le pays". Ainsi une milice mise sur pied par le PC et la CGT servit d'auxiliaire à la police et à l'armée pour massacrer entre 500 et 700 "rebelles musulmans". Et pour couronner le tout, c'est le ministre stalinien de l'aviation Charles Tillon ("héros de la Résistance" en tant qu'ex-chef des FTP), qui a directement ordonné le bombardement des régions de Sétif et de Guelma.
Le PCF devait d'ailleurs continuer à jouer ce rôle au début de la guerre d'Algérie, notamment lorsqu'il vota le 12 mars 1956 les "pouvoirs spéciaux" au gouvernement du socialiste Guy Mollet qui allait donner les moyens à l'Etat français d'intensifier la guerre sur le sol algérien.
Mais les menées criminelles de l'Etat français "libre" et "démocratique" ne s'arrêtent pas là, elles auront encore l'occasion d'exercer d'autres massacres pour mater plusieurs rébellions nationalistes anti-coloniales dans la seule période de l'immédiate après-guerre à Haïphong en 1946, à Casablanca en 1947, en Côte d'Ivoire en 1949.
Le plus grand massacre, beaucoup moins connu que celui de Sétif eut lieu à partir du 30 mars 1947 à Madagascar, donnant lieu au pires atrocités. Le nombre de victimes de la répression a atteint le chiffre vertigineux de 89 000 morts en vingt et un mois, selon les comptes officiels de l'état-major français. Le 29 mars, près de 2000 insurgés malgaches attaquent un camp militaire de l'armée française, en grande partie composée de tirailleurs sénégalais, à proximité d'un réseau ferroviaire devant servir de relais pour les troupes expédiées en Indochine où la France faisait face à la guérilla du Vietminh. Les insurgés liquident des officiers et bénéficient du soutien d'une bonne partie de la population. En même temps dans le sud du pays, d'autres insurgés s'emparent du terminus côtier de la voie ferrée qui la relie à Fianarantsoa. Le lendemain, la riposte de l'armée est terrible : toute la population malgache du village de Moramanga est massacrée, des centaines de cadavres jonchent le sol, les maisons sont incendiées, le bourg est réduit en cendres. Il n'y a pas un seul survivant. Avec l'arrivée de renforts, c'est toute la région qui fait l'objet de représailles terribles, avec une cruauté effroyable. En trois jours, il y a des milliers de morts. Des prisonniers sont chargés à bord d'avions et lâchés vivants au dessus des villages dissidents comme "bombes démonstratives" pour terroriser les populations locales. A d'autres endroits, les rebelles enfermés dans des caves sont brûlés vifs. A Fianarantsoa, une fausse tentative d'évasion sert de prétexte pour fusiller les insurgés, tout juste faits prisonniers. D'autres sont froidement abattus par centaines dans les prisons ou dans des bâtiments publics. Le cabinet gouvernemental de Ramadier, incluant des ministres socialistes et communistes, vote sans rechigner les crédits permettant le renfort de troupes pour mater l'insurrection : un corps expéditionnaire de 18 000 hommes est levé dès avril, il sera porté ensuite jusqu'à 30 000 soldats. La répression avec tortures, exécutions sommaires, regroupements forcés, viols, pillage, villages incendiés avec femmes, vieillards, enfants brûlés vifs se prolonge pendant 21 mois. C'est d'ailleurs sur ordre du ministre "socialiste" des Colonies, Marius Moutet, que les troupes françaises agissent à Madagascar. Le PCF, quant à lui, se contente de protester contre l'arrestation de trois députés malgaches du MDRM (Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache) sans aller jusqu'à démissionner du gouvernement malgré l'ampleur de la répression.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Etat français couvrait ses crimes et la sordide réalité de la défense de son intérêt national sous le masque héroïque et le prestige de la France de la Libération, de la résistance à la barbarie nazie, tout en se faisant publiquement l'apôtre du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes à la tribune de l'ONU. Aujourd'hui, l'Etat français et ses dignes représentants de gauche comme de droite peuvent bien se confondre en "excuses" et en "regrets" diplomatiques. Dès que leurs intérêts impérialistes le réclament, les nations arrachent brutalement le masque sous lequel elles se présentent d'ordinaire comme les meilleurs défenseurs de la paix, des droits de l'homme, des libertés démocratiques et étalent cyniquement au grand jour toutes les abominations de la barbarie capitaliste qu'elles sont capables de mettre en œuvre.
W (25 mai)