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Depuis le 21 septembre, l’île de Mayotte est le théâtre d’un soulèvement social contre la cherté de la vie, la misère et le chômage. Ce bout de terre de l’océan Indien n’a pas d’autre intérêt pour la France que sa situation géostratégique sur la sinistre route maritime de l’Est africain. Si l’île est devenue, en début d’année, le 101ème département français, sa structure sociale reste un avatar désuet de l’empire colonial : les indigènes survivent dans une misère effroyable au service des couches supérieures venues de la métropole (exploitants agricoles, hauts fonctionnaires, commerçants, etc.) qui ne manquent également pas d’exploiter le petit contingent des prolétaires métropolitains. Quelques élus locaux noirs servent d’alibi ethnique à la préfecture qui a placé le conseil général et plus de la moitié des 17 communes de l’île sous tutelle. Le tableau de cette véritable caricature coloniale ne serait évidemment pas complet si Mayotte ne comptait pas son régiment de légionnaires.
L’activité principale de l’Etat consiste dans une traque brutale des clandestins comoriens qui affluent à bord d’embarcations de fortune. Les cow-boys de la police aux frontières (PAF), appuyés par un radar et un hélicoptère flambant neuf, effectuent de régulières descentes musclées dans les bidonvilles pour rafler ceux qui ont échappé aux interceptions en pleine mer. Avec ses méthodes expéditives, la PAF a opéré pas moins de 26 000 “reconduites à la frontière” en 2010. Si “le combat est loin d’être gagné”, “c’est presque autant que pour tout le territoire métropolitain !”, s’est félicité Nicolas Sarkozy en 2009. Malgré le matraquage idéologique récurrent sur l’immigration clandestine, la brutalité des expulsions choque les Mahorais qui ont bien sûr de nombreux liens de parenté avec les habitants de l’ensemble de l’archipel des Comores.
Cette chasse irrite d’autant plus que les moyens financiers et matériels mis en œuvre pour traquer les clandestins tranchent avec l’extrême pauvreté de la majorité de la population de Mayotte. Les statistiques sont édifiantes : sur une population d’environ 200 000 habitants, seules 30 000 personnes ont un emploi. En d’autres termes, le salaire d’un travailleur, en moyenne de 80 % du salaire minimum de la métropole, fait souvent vivre plus de six personnes, alors que les revenus sociaux sont presque inexistants. Par exemple, le Conseil Général versera aux chômeurs de longue durée seulement 25 % du déjà misérable RSA à partir de 2012.
Si les revenus de la population sont très bas, les prix des marchandises, même les plus élémentaires, sont terriblement élevés. Les commerçants profitent en effet de l’isolement de l’île, accentué par des infrastructures portuaires et aéroportuaires obsolètes, pour gonfler les prix sans aucun scrupule. Depuis 2007, les prix ont grimpé de 40 % : le kilo d’ailes de poulets congelées, et souvent périmées, le plat principal sur Mayotte, coûte environ 30 euros, la bouteille de gaz se monnaye actuellement à 31 euros. Evidemment, les cas de malnutrition sont en augmentation, mais, par bonheur, le président Sarkozy a promis aux habitants une mise à niveau… sur vingt-cinq ans.
Dans ce contexte, un mouvement social contre la cherté de la vie a éclaté le mercredi 21 septembre à Mamoudzou, chef-lieu de l’île. Trois centrales syndicales et deux associations de consommateurs appelaient à bloquer les véhicules sur le rond-point dit “SFR”, nœud de la circulation sur l’île. Ces “opérations escargot” sont de véritables coupe-gorges syndicaux destinées à exposer les manifestants à la répression policière. En effet, dès l’aube, les gendarmes attendaient de pied ferme les 3000 manifestants. L’agressivité et les provocations policières firent monter d’un cran la colère des manifestants qui finirent par se diriger vers Mamoudzou afin d’éviter les confrontations stériles. Aussitôt, des élus locaux entrèrent en scène pour ramener la foule sur le rond-point afin de poursuivre le blocage de la circulation. Enumérant les délibérations du Conseil Général, un élu se fit interrompre par les manifestants : “On s’en fout ! Nous voulons une réponse à la cherté de la vie avec une baisse des prix du riz et des mabawas (ailes de poulets) !”. “L’opération escargot” finit par s’échouer aux portes de la préfecture où les syndicats étaient reçus de longues heures sans résultat sinon pour appeler à la grève la semaine suivante.
Le mardi suivant, visiblement insatisfaits de leur encadrement brouillon, les syndicats appelèrent à nouveau à bloquer la circulation mais à deux endroits différents. Le chef de la CFDT se félicitait d’ailleurs de la meilleure préparation de la manifestation avec un “service d’ordre interne”. Au même moment, les enseignants étaient appelés à manifester dans leur coin contre les suppressions de postes dans l’éducation nationale ; un saucissonnage en règle que les enseignants rompirent en réclamant de manifester avec le reste de la population. Les manifestants se rassemblèrent à nouveau au rond-point “SFR”. Jusque-là conciliants et discrets, c’est-à-dire satisfaits de l’encadrement du “service d’ordre” syndical, les gendarmes multiplièrent les provocations et les agressions. Les cailloux commencèrent à pleuvoir tandis que les gendarmes, soutenus par des renforts venus de l’île de la Réunion, évacuaient le rond-point avec brutalité et brûlaient les nombreux barrages routiers aussitôt surgi.
Le lendemain, les manifestations, que rejoignaient de nombreux travailleurs, reprirent à Mamoudzou, tandis que la grève se répandait à d’autres localités et entraînait de nombreux secteurs. Au rond-point “SFR”, la tension montait encore d’un cran entre la gendarmerie et les manifestants, excédés par les provocations policières. Avec le porte-voix de la police, les leaders syndicaux, qui s’employaient méthodiquement à provoquer des confrontations depuis les premières heures du mouvement, demandèrent aux grévistes de ne pas bloquer la circulation et de ne rien casser. Les combats reprirent presque aussitôt. Dans plusieurs autres villes, les manifestants érigeaient des barricades et les combats tournaient rapidement à l’émeute. Ce sont les jeunes qui représentent plus de la moitié de la population, qui se trouvaient aux avant-postes de la révolte : sans perspectives et victimes d’un chômage massif, ils ont exprimé toute leur rage derrière les barricades.
Le 30 septembre, alors que les émeutes se poursuivaient sur l’ensemble de l’île, Mayotte était totalement bloquée par la grève : stations-services et supermarchés fermés, administrations au ralenti, chantiers bloqués, routes barrées, transports au point mort, etc. Les manifestants de Mamoudzou et de Kawéni, sous l’impulsion des syndicats, obligèrent les commerçants à fermer leur boutique, particulièrement les moyennes et les grandes surfaces. Le blocage des supermarchés et des routes de Mayotte joue le même rôle que celui des raffineries pétrolières métropolitaines en 2010 pendant la lutte contre la réforme des retraites : il s’agit pour les syndicats de monter les travailleurs les uns contre les autres en déchaînant des campagnes médiatiques sur le thème de la “prise d’otage” d’autant plus facilement que de nombreuses personnes n’ont plus accès aux biens de première nécessité. De même, le blocage des routes entrave le déplacement des travailleurs et des délégations de grévistes vers les autres entreprises et les rassemblements, en favorisant l’enfermement corporatiste.
Débordés par les évènements, les syndicats avaient entamé, quelques jours plus tôt, la première d’une longue série de négociations avec les représentants locaux de l’Etat et du patronat afin d’étouffer le mouvement. En effet, dans la soirée, l’ensemble des syndicats, à l’exception de FO qui refusait de participer aux négociations, signèrent un “accord de sortie de crise” grotesque avec les enseignes de la distribution et le préfet : réduction du prix du riz et des boîtes de sardine de 10 % et du kilo d’ailes de poulets de 5 € pendant … un mois. Des manifestants, rassemblés devant la préfecture, accueillirent évidement la nouvelle sans enthousiasme et poussèrent les syndicats, qui venaient pourtant de signer l’enterrement du mouvement contre quelques miettes, à appeler à la poursuite de la grève. Le lundi 3 octobre, les syndicats tentèrent à nouveau de tuer le mouvement en annonçant un calendrier de négociation, produit par produit, sur un mois. Rien n’y faisait : la grève se poursuivit et s’étendait aussi rapidement que la méfiance envers les syndicats. Aux fenêtres de la préfecture, une manifestante interpella les syndicalistes au mégaphone : “Ne signez rien qui nous désavantagerait !” Comment ? Les syndicats pourraient donc signer des accords contraires aux intérêts des travailleurs ?
Le mardi 4 octobre, les émeutes cessèrent mais les rangs des grévistes et des manifestants étaient toujours plus importants, ce qui ne pouvait évidemment satisfaire ni les syndicats, ni l’Etat. Le lendemain, la police se déchaîna sur les manifestants faisant plusieurs blessés. Les échauffourées reprirent progressivement. Le même jour, un entrepôt de Kawéni fut “pillé” ; les sacs de riz furent placés sur la chaussée à la disposition des passants. Pendant ce temps, les négociations entre “les partenaires sociaux” débouchèrent sur un nouvel accord, tout aussi ridicule que le précédent.
Le vendredi 7 octobre, les syndicats, n’osant plus rien signer, “présentèrent” un nouvel accord aux manifestants rassemblés sur le parvis de la préfecture : nouveau refus catégorique de la population. Mais ouvertement satisfait de l’accord, les syndicats et le préfet décidèrent de “changer de méthode” pour expliquer au bon peuple que le poulet à 21€33 pendant un mois au lieu des 22€ de la première mouture de l’accord déjà rejeté, c’est une “avancée sur le fond”. Les “femmes mahoraises” furent donc convoquées sans grand succès à la préfecture. La veille et le jour même, des renforts de police et de gendarmerie avaient débarqué sur l’île en provenance de la Réunion et de la métropole pour mater le soulèvement, ce qui déclencha une nouvelle poussée de violence. Entre les arrestations arbitraires et les matraquages en règle, un petit garçon de 9 ans devait être transporté à l’hôpital de la Réunion pour une blessure grave au visage, suite aux tirs d’une grenade lacrymogène et de flash-ball.
Les manifestations, les grèves et les violences se poursuivirent plusieurs jours malgré l’intervention de la ministre de l’Outre-mer, Marie-Luce Penchard. Les syndicats et le préfet cherchaient manifestement à laisser pourrir la situation en bloquant les négociations sur la base de l’accord du 7 octobre et en simulant l’affrontement sur des points de détail.
Dans l’indifférence, Boinali Said, leader de la CFDT, annonçait, lundi 17 octobre, – ô joie ! ô allégresse ! ô félicité ! – sa candidature à l’élection législative de 2012. En fait, cette annonce annonçait la deuxième phase du pourrissement organisé du mouvement : devant leur impuissance à étouffer la combativité des travailleurs et des chômeurs contre la vie chère, les leaders syndicaux décidèrent en effet de reléguer les problèmes économiques au second plan en inscrivant la question du prix de la viande à l’ordre du jour des travaux de “l’observatoire des prix,” organe inutile issu des négociations : “c’est-à-dire en dehors de tout mouvement de grève”, ne s’empêcha pas de souligner le syndicaliste-candidat Boinali Said. Les syndicats et la gauche voulaient désormais donner au mouvement une “dimension intellectuelle” en déplaçant les discussions sur les questions ethniques et culturelles. Par la voix de Elie Domota, chef du LKP, charismatique leader de la grève générale en Guadeloupe, début 2009, qu’il avait menée dans la même impasse, les syndicats avaient déjà tenté de diviser les grévistes noirs et blancs autour des thèmes ethniques : “L’attitude du Préfet, de la Ministre des colonies et le black-out médiatique […] expriment clairement la volonté de l’Etat français de soumettre, par tous moyens, les Travailleurs et le peuple mahorais au diktat des importateurs-distributeurs. Domination économique, domination culturelle et répression : telles sont les méthodes employées dans les dernières colonies.” Et Salim Nahouda, leader de la CGT-Mayotte d’en rajouter une couche dans un entretien au Monde du 13 octobre : “Là où notre mouvement rejoint [celui du LKP], c’est sur nos revendications pour l’intégration des Mahorais dans la vie économique de l’île. Actuellement, ce sont des métropolitains qui occupent les postes à responsabilités, les Mahorais en sont éliminés.”
Le 19 octobre, un tragique évènement devait renforcer l’orientation ethnique du mouvement. Peu avant midi, la rumeur d’un meurtre perpétué par la PAF, mobilisée pour l’occasion contre les manifestants, se répandit dans l’île : Ali El Anziz, 39 ans, officiellement victime d’un “mauvais massage cardiaque” suite au brutal assaut des policiers sur une barricade. Le secouriste lui aurait brisé les côtes qui ont “embrochées le cœur”. La répugnante explication ne convainquit personne. La colère et l’écœurement de la population explosaient. Dans la soirée, les barricades se dressèrent à nouveau sur les routes, tandis que les appels à la grève se multipliaient. L’occasion était trop belle pour la gauche et les syndicats. Le lendemain, une marche regroupant 7000 personnes, essentiellement noires, se tint en hommage à Ali El Anziz.
A l’heure où nous écrivons ces lignes, le mouvement social contre la cherté de la vie évolue très clairement vers des revendications identitaires et nationalistes alors même qu’un “médiateur”, nommé par le gouvernement français, a été dépêché pour venir désamorcer le conflit. S’il est impossible de deviner quelle orientation prendra désormais ce mouvement, des leçons, utiles à l’ensemble de la classe ouvrière internationale, peuvent déjà être tirées :
1. La gauche et les syndicats ne sont que des rouages de l’Etat capitaliste. Dans la lutte des Mahorais contre la vie chère et le chômage, ils ont été en première ligne pour canaliser le mouvement en favorisant les confrontations stériles et démoralisantes contre les forces de répression, en proposant des actions qui ont créé de la rancœur entre les exploités et en négociant en leur nom des accords ridicules. Les exploités doivent s’opposer à ces faux amis en prenant en main leur lutte, à travers des assemblées souveraines où les délégués sont mandatés et révocables à tout moment.
2. Les conflits comme les revendications ethniques, avatar du nationalisme, sont un poison pour les travailleurs. Le gouvernement des Comores ne vaut pas mieux que celui de la France. Noirs ou Blancs, tous les dirigeants du monde sont des exploiteurs ; Noirs ou Blancs, l’ensemble des exploités ont les mêmes intérêts de classe à défendre. Aux divisions ethniques, religieuses et culturelles, les prolétaires doivent opposer leur unité et leur solidarité de classe.
3. La seule façon de répondre aux brutalités de l’Etat et de sa police et la seule façon de défendre nos intérêts réside dans notre capacité à massifier nos luttes, c’est-à-dire à étendre le mouvement dans l’ensemble des secteurs, par-delà les frontières corporatistes et nationales. Malgré leur faiblesse matérielle et leur isolement géographique, les prolétaires mahorais en lutte doivent chercher la solidarité partout où cela est possible, dans tous les secteurs de l’économie, y compris dans les îles voisines.
V. (23 octobre)