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Dans les articles précédents de cette série, nous avons montré que les marxistes (et même certains anarchistes) partageaient en grande partie le même point de vue sur l'étape historique atteinte par le capitalisme au milieu du 20e siècle. La guerre impérialiste dévastatrice de 1914-18, la vague révolutionnaire internationale qui avait pris place dans son sillage et la dépression économique mondiale sans précédent qui avait marqué les années 1930, tous ces événements étaient considérés comme la preuve irréfutable du fait que le mode de production bourgeois était entré dans sa phase de déclin, l'époque de la révolution prolétarienne mondiale. L'expérience du deuxième massacre impérialiste ne remit pas en cause ce diagnostic ; au contraire, il constituait une preuve encore plus décisive du fait que le système avait fait son temps. Victor Serge avait déjà écrit à propos des années 1930 qu'il était "minuit dans le siècle" - une décennie qui avait vu la contre-révolution vaincre sur tous les fronts au moment même où les conditions objectives du renversement du système n'avaient jamais été si nettement développées. Mais les événements de 1939-45 ont montré que la nuit pouvait s'obscurcir encore plus.
Comme nous l'avons écrit dans le premier article de cette série 1 : "Le tableau de Picasso, Guernica, est célébré à juste raison comme une représentation sans précédent des horreurs de la guerre moderne. Le bombardement aveugle de la population civile de cette ville espagnole par l'aviation allemande qui soutenait l'armée de Franco, constitua un grand choc car c'était un phénomène encore relativement nouveau. Le bombardement aérien de cibles civiles avait été limité durant la Première Guerre mondiale et très inefficace. La grande majorité des tués pendant cette guerre étaient des soldats sur les champs de bataille. La Deuxième Guerre mondiale a montré à quel point la capacité de barbarie du capitalisme en déclin s'était accrue puisque, cette fois, la majorité des tués furent des civils : "L'estimation totale en pertes de vies humaines causées par la Deuxième Guerre mondiale, indépendamment du camp dont elles faisaient partie, est en gros de 72 millions. Le nombre de civils atteint 47 millions, y compris les morts de faim et de maladie à cause de la guerre. Les pertes militaires se montent à environ 25 millions, y compris 5 millions de prisonniers de guerre" 2. L'expression la plus terrifiante et la plus concentrée de cette horreur est le meurtre industrialisé de millions de Juifs et d'autres minorités par le régime nazi, fusillés, paquets par paquets, dans les ghettos et les forêts d'Europe de l'Est, affamés et exploités au travail comme des esclaves jusqu'à la mort, gazés par centaines de milliers dans les camps d'Auschwitz, Bergen-Belsen ou Treblinka. Mais le nombre de morts civils victimes du bombardement des villes par les protagonistes des deux côtés prouve que cet Holocauste, ce meurtre systématique d'innocents, était une caractéristique générale de cette guerre. En fait, à ce niveau, les démocraties ont certainement surpassé les puissances fascistes, et les tapis de bombes, notamment de bombes incendiaires, qui ont recouvert les villes allemandes et japonaises confèrent, en comparaison, un air plutôt "amateur" au Blitz allemand sur le Royaume-Uni. Le point culminant et symbolique de cette nouvelle méthode de massacre de masse a été le bombardement atomique des villes d'Hiroshima et de Nagasaki ; mais en termes de morts civils, le bombardement "conventionnel" de villes comme Tokyo, Hambourg et Dresde a été encore plus meurtrier."
Contrairement à la Première Guerre mondiale à laquelle avait mis fin l'éclatement des luttes révolutionnaires en Russie et en Allemagne, le prolétariat n'a pas secoué les chaînes de la défaite à la fin de la Deuxième. Non seulement il avait été écrasé physiquement, en particulier par l'assommoir du stalinisme et du fascisme, mais il avait également été embrigadé idéologiquement et physiquement derrière les drapeaux de la bourgeoisie, essentiellement à travers la mystification de l'antifascisme et de la défense de la démocratie. Il y eut des explosions de lutte de classe et des révoltes à la fin de la guerre, en particulier dans les grèves qui éclatèrent dans le nord de l'Italie et qui avaient clairement un esprit internationaliste. Mais la classe dominante s'était bien préparée à de telles explosions et elle les a traitées avec une cruauté impitoyable, en particulier en Italie où les forces alliées, guidées de main de maître par Churchill, ont permis aux forces nazies de réprimer la révolte ouvrière pendant qu'elles-mêmes bombardaient les villes du nord touchées par les grèves ; pendant ce temps, les staliniens faisaient de leur mieux pour recruter les ouvriers combatifs dans la résistance patriotique. En Allemagne, la terreur des bombardements des villes élimina toute possibilité que la défaite militaire du pays permette une répétition des luttes révolutionnaires de 1918. 3
Bref, l'espoir qui avait animé les petits groupes révolutionnaires ayant survécu au naufrage des années 1920 et 30 – qu'une nouvelle guerre donne lieu à un nouveau surgissement révolutionnaire – s'éteignit rapidement.
L'état du mouvement politique prolétarien après la Deuxième Guerre mondiale
Dans ces conditions, le petit mouvement révolutionnaire qui avait maintenu des positions internationalistes au cours de la guerre, après une brève période de revitalisation à la suite de l'effondrement des régimes fascistes en Europe, fut confronté aux conditions les plus difficiles quand il entreprit d'analyser la nouvelle phase de la vie du capitalisme après six ans de carnage et de destruction. La plupart des groupes trotskistes avaient signé leur sentence de mort en tant que courant prolétarien en soutenant au cours de la guerre le camp Allié, au nom de la défense de la "démocratie" contre le fascisme ; cette trahison se confirma avec leur soutien ouvert à l'impérialisme russe et à ses annexions en Europe de l'Est après la guerre. Il existait encore un certain nombre de groupes qui avaient rompu avec le trotskisme et maintenu une position internationaliste contre la guerre, comme les RKD d'Autriche, le groupe autour de Munis, et l'Union communiste internationaliste en Grèce animée par Aghis Stinas et Cornelius Castoriadis, qui forma le groupe Socialisme ou Barbarie par la suite. Les RKD, dans leur hâte d'analyser ce qui avait conduit le trotskisme à la mort, commencèrent par rejeter le bolchevisme et finirent par abandonner complètement le marxisme. Munis évolua vers des positions communistes de gauche et fut toute sa vie convaincu que la civilisation capitaliste était profondément décadente, appliquant cette vision avec une grande clarté à des questions clé telles que la question syndicale et la question nationale. Mais il semble qu'il ne parvint pas à comprendre comment cette décadence était liée à l'impasse économique du système : dans les années 1970, son organisation, le Ferment ouvrier révolutionnaire (FOR), quitta les Conférences de la Gauche communiste parce que les autres groupes participants pensaient tous qu'il y avait une crise économique ouverte du système, position qu'elle rejetait. Comme nous le verrons plus loin, Socialisme ou Barbarie fut abusé par le boom qui débuta dans les années 1950 et remit également en cause les fondements de la théorie marxiste. De ce fait, aucun des anciens groupes trotskistes ne semble avoir apporté de contribution durable à la compréhension marxiste des conditions historiques auxquelles était maintenant confronté le capitalisme mondial.
L'évolution de la Gauche communiste hollandaise après la guerre donne également des indications sur la trajectoire générale du mouvement. Il y eut un bref renouveau politique et organisationnel avec la formation du Spartacusbond en Hollande. Comme nous le montrons dans notre livre La Gauche communiste hollandaise, ce groupe retrouva momentanément la clarté du KAPD, non seulement en reconnaissant le déclin du système mais aussi en abandonnant la peur conseilliste du parti. Cette attitude fut facilitée par son ouverture à d'autres courants révolutionnaires, en particulier envers la Gauche communiste de France. Mais cela ne dura pas longtemps. La majorité de la Gauche hollandaise, en particulier le groupe autour de Cajo Brendel, fit vite marche arrière vers des conceptions anarchisantes de l'organisation et une démarche ouvriériste qui ne voyait que peu d'intérêt à situer les luttes ouvrières dans leur contexte historique général.
Les débats dans la Gauche communiste d'Italie
Le courant révolutionnaire qui avait été le plus clair sur la trajectoire suivie par le capitalisme dans les années 1930 – la Gauche communiste d'Italie – ne fut pas épargné par le désarroi qui avait affecté le mouvement révolutionnaire à la fin de la guerre. Au départ, la plus grande partie de ses membres a vu, dans l'éclatement d'une révolte prolétarienne significative en Italie du nord en 1943, l'expression d'un changement de cours historique, les frémissements de la révolution communiste qu'on attendait. Les camarades de la Fraction française de la Gauche communiste internationale, qui s'était formée au cours de la guerre dans la France de Vichy, partageaient initialement ce point de vue mais estimèrent rapidement que la bourgeoisie, profitant de toute l'expérience de 1917, était bien préparée à de telles explosions et avait utilisé tout son arsenal d'armes pour les écraser impitoyablement. En revanche, la majorité des camarades restés en Italie, rejointe par les membres de la Fraction italienne rentrée d'exil, avait déjà proclamé la constitution du Parti communiste internationaliste (qu'on désignera comme PCInt, pour le distinguer des "Parti communiste international" ultérieurs). La nouvelle organisation avait une claire position internationaliste contre les deux camps impérialistes, mais elle s'était constituée à la hâte et rassemblait toute une série d'éléments politiquement différents et en grande partie disparates ; et ceci allait donner lieu à de nombreuses difficultés dans les années suivantes. La majorité des camarades de la Fraction française s'opposa à la dissolution de la Fraction italienne et à l'entrée de ses membres dans le nouveau parti. Elle allait rapidement mettre ce dernier en garde contre l'adoption de positions qui marquaient une claire régression par rapport à celles de la Fraction italienne. Sur des questions aussi centrales que les rapports entre le parti et les syndicats, la volonté de participer aux élections et la pratique organisationnelle interne, la Fraction française décelait une manifestation claire d'un glissement vers l'opportunisme.4 Le résultat de ces critiques fut que la Fraction française fut exclue de la Gauche communiste internationale et se constitua en Gauche communiste de France (GCF).
L'une des composantes du PCInt était la "Fraction des Socialistes et des Communistes" à Naples autour d'Amadeo Bordiga ; et le projet de former le parti avec Bordiga, qui avait joué un rôle incomparable dans la formation du Parti communiste d'Italie au début des années 1920 et dans la lutte contre la dégénérescence de l'Internationale communiste par la suite, constituait un élément central dans la décision de proclamer le parti. Bordiga avait été le premier à critiquer ouvertement Staline dans les sessions de l'IC, le dénonçant en face comme fossoyeur de la révolution. Mais depuis le début des années 1930 et au cours des premières années de la guerre, Bordiga s'était retiré de la vie politique malgré les nombreux appels de ses camarades pour qu'il reprenne l'activité. En conséquence, les acquis politiques développés par la Fraction italienne – sur les rapports entre la fraction et le parti, les leçons qu'elle avait tirées de la révolution russe, sur le cours du déclin du capitalisme et son impact sur des problèmes comme la question syndicale et la question nationale - lui échappèrent en grande partie et il resta figé sur les positions des années 1920. En fait, dans sa détermination à combattre toutes les formes d'opportunisme et de révisionnisme incarnées par les constants "nouveaux tournants" des partis "communistes" officiels, Bordiga commença à développer la théorie de "l'invariance historique du marxisme" : selon cette vision, ce qui distingue le programme communiste, c'est sa nature fondamentalement immuable, et cela implique que les grands changements qui eurent lieu dans les positions de l'IC ou de la Gauche communiste, quand ils rompirent avec la social-démocratie, ne constituaient qu'une "restauration" du programme d'origine incarné par le Manifeste communiste de 1848.5 Cette démarche avait pour implication logique qu'il n'y avait pas eu de changement d'époque dans la vie du capitalisme au 20e siècle ; le principal argument de Bordiga contre la notion de décadence du capitalisme se trouve dans la polémique contre ce qu'il appelait "la théorie de la courbe descendante" : "La théorie de la courbe descendante compare le développement historique à une sinusoïde : tout régime (par exemple le régime bourgeois) commence par une phase ascendante, atteint un point maximum, après quoi un autre régime remonte. Cette vision est celle du réformisme gradualiste : il n’y a pas de bonds, de secousses, ni de sauts. [...] La vision marxiste peut être représentée schématiquement par un certain nombre de courbes toujours ascendantes jusqu’à des sommets (en géométrie «points singuliers» ou «points de rupture») suivis d’une chute, presque verticale, puis, tout en bas, d’une autre branche historique ascendante, c’est-à-dire un nouveau régime social [...] L’affirmation courante selon laquelle le capitalisme est dans sa phase descendante et ne peut plus remonter, contient deux erreurs: le fatalisme et le gradualisme." (Réunion de Rome, avril 1951 6).
Bordiga écrit aussi : "Pour Marx 1e capitalisme croît sans arrêt au-delà de toute limite…" 7. Le capitalisme serait constitué d'une série de cycles dans lesquels chaque crise, succédant à une période d'expansion "illimitée", est plus profonde que la précédente et pose la nécessité d'une rupture complète et soudaine avec le vieux système.
Nous avons répondu à ces arguments dans les Revue internationale n° 48 et 55 8, et rejeté l'accusation de Bordiga selon laquelle la notion de déclin du capitalisme ouvre la porte à une vision gradualiste et fataliste ; nous avons expliqué pourquoi de nouvelles sociétés ne naissent pas sans que les êtres humains aient fait une longue expérience de l'incompatibilité de l'ancien système avec leurs besoins. Mais dans le PCInt déjà, des voix s'élevaient contre la théorie de Bordiga. Tout le travail de la Fraction n'avait pas été perdu parmi les forces qui avaient constitué le PCInt. Face à la réalité de l'après-guerre – principalement marquée par un isolement croissant des révolutionnaires d'avec la classe et transformant inévitablement une organisation qui avait pu se prendre pour un parti en un petit groupe communiste – deux tendances principales surgirent, ce qui prépara le terrain de la scission de 1952. Le courant autour d'Onorato Damen, ancêtre de l'actuelle Tendance communiste internationaliste (TCI), conserva la notion de décadence du capitalisme – c'est ce courant qui constituait la cible principale de la polémique de Bordiga sur "la courbe descendante" – et cela lui permit de maintenir la clarté de la Fraction sur des questions clés telles que la caractérisation de la Russie comme une forme de capitalisme d'État, l'accord avec Rosa Luxemburg sur la question nationale et la compréhension de la nature capitaliste des syndicats (cette dernière position était défendue de façon particulièrement claire par Stefanini qui avait été l'un des premiers de la Fraction en exil à comprendre leur intégration dans l'État capitaliste).
Le numéro de l'été 2011 de Revolutionary Perspectives, journal de la Communist Workers' Organisation (groupe affilié à la TCI au Royaume-Uni), republie l'introduction de Damen à la correspondance que ce dernier avait échangée avec Bordiga à l'époque de la scission. Damen, se référant à la conception de Lénine d'un capitalisme moribond et au point de vue de Rosa Luxemburg sur l'impérialisme en tant que processus précipitant l'effondrement du capitalisme, rejette la polémique de Bordiga contre la théorie de la courbe descendante : "Il est vrai que l'impérialisme accroît énormément et fournit les moyens de prolonger la vie du capital mais, en même temps, il constitue le moyen le plus sûr de l'abréger. Ce schéma d'une courbe toujours ascendante non seulement ne montre pas cela mais, dans un certain sens, le nie." (Traduit de l'anglais par nous)
De plus, comme Damen le souligne, la vision d'un capitalisme en ascendance perpétuelle en quelque sorte permet à Bordiga de laisser des ambiguïtés sur la nature et le rôle de l'URSS : "Face à l'alternative de rester ce que nous avons toujours été, ou de pencher vers une attitude d'aversion platonique et intellectualiste vis-à-vis du capitalisme américain et de bienveillante neutralité envers le capitalisme russe simplement du fait qu'il n'est pas encore mûr du point de vue capitaliste, nous n'hésitons pas à réaffirmer la position classique que les communistes internationalistes ont défendue envers tous les protagonistes du second conflit impérialiste et qui n'est pas d'espérer la victoire de l'un ou l'autre des adversaires mais de chercher une solution révolutionnaire à la crise capitaliste."
A cela, nous pourrions ajouter que cette idée selon laquelle les parties les moins développées de l'économie mondiale pourraient contenir une forme de "jeunesse" du capitalisme et donc un caractère progressiste a amené le courant bordiguiste à une dilution encore plus explicite des principes internationalistes avec son soutien au mouvement des "peuples de couleur" dans les anciennes colonies.
C'est une marque du repliement de la Gauche italienne dans les confins de l'Italie après la guerre que la plus grande partie du débat entre les deux tendances au sein du PCInt soit longtemps restée inaccessible au monde qui ne parlait pas italien. Mais il nous semble que, tandis que le courant de Damen était de façon générale bien plus clair sur les positions de classe fondamentales, aucun des deux courants n'avait le monopole de la clarté. Bordiga, Maffi et d'autres avaient raison dans leur intuition que la période qui s'ouvrait, encore caractérisée par le triomphe de la contre-révolution, signifiait inévitablement que les tâches théoriques seraient prioritaires sur un travail de large agitation. La tendance de Damen, en revanche, comprenait encore moins qu'un véritable parti de classe, capable de développer une présence effective au sein de la classe ouvrière, n'était tout simplement pas à l'ordre du jour dans cette période. En ce sens, la tendance de Damen perdit complètement de vue les clarifications cruciales de la Fraction italienne, précisément sur la question de la Fraction en tant que pont entre l'ancien parti dégénéré et le nouveau parti rendu possible par le renouveau de la lutte de classe. En fait, sans véritable élaboration, Damen établit un lien injustifié entre le schéma de Bordiga d'une courbe toujours ascendante – schéma indiscutablement faux - et la théorie de "l'inutilité de créer un parti dans une période contre-révolutionnaire" qui, de notre point de vue, était essentiellement valide. Contre cette idée, Damen propose la suivante : "la naissance du parti ne dépend pas, et nous sommes d'accord là-dessus, ‘du génie ou de la valeur d'un leader ou d'une avant-garde’, mais c'est l'existence historique du prolétariat en tant que classe qui pose, non pas de façon simplement épisodique dans le temps et l'espace, la nécessité de l'existence de son parti."
On pourrait également dire que le prolétariat a en permanence "besoin" de la révolution communiste : à un niveau c'est vrai, mais cela ne nous amène nulle part pour comprendre si le rapport de forces entre les classes fait de la révolution quelque chose de tangible, à sa portée, ou si c'est une perspective pour un futur plus lointain. De plus, si nous mettons en relation ce problème général avec les spécificités de l'époque de déclin du capitalisme, la logique de Damen apparaît encore plus boiteuse : les conditions réelles de la classe ouvrière dans la période de décadence, en particulier l’absorption de ses organisations de masse permanentes dans les mâchoires du capitalisme d'État, ont clairement rendu non pas moins mais plus difficile pour le parti de classe de se maintenir en dehors des phases d'intenses surgissements prolétariens.
La contribution de la Gauche communiste de France
La GCF, bien que formellement exclue de la branche italienne de la Gauche communiste, fut bien plus fidèle à la conception développée par l'ancienne Fraction italienne sur le rôle de la minorité révolutionnaire dans une période de défaite et de contre-révolution. C'est aussi le groupe qui fit les avancées les plus importantes dans la compréhension des caractéristiques de la période de décadence. Il ne s'est pas contenté de répéter ce qui avait été compris dans les années 1930 mais avait pour but d'arriver à une synthèse plus profonde : ses débats avec la Gauche hollandaise lui permirent de surmonter certaines erreurs de la Gauche italienne sur le rôle du parti dans la révolution et affinèrent sa compréhension de la nature capitaliste des syndicats. Et ses réflexions sur l'organisation du capitalisme dans la période de décadence lui permirent de développer une vision plus claire des profonds changements dans le rôle de la guerre et dans l'organisation de la vie économique et sociale qui marquaient cette période. Ces avancées furent résumées avec une clarté particulière dans deux textes clés : le "Rapport sur la situation internationale" de la Conférence de juillet 1945 de la GCF 9 et "L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective" publié dans Internationalisme n°46 en 1952. 10
Le rapport de 1945 était centré sur la façon dont la fonction de la guerre capitaliste avait changé entre la période d'ascendance et celle de décadence. La guerre impérialiste constituait l'expression la plus concentrée du déclin du système :
"Il n'existe pas une opposition fondamentale en régime capitaliste entre guerre et paix, mais il existe une différence entre les deux phases ascendante et décadente de la société capitaliste et partant une différence de fonction de la guerre (dans le rapport de la guerre et de la paix), dans les deux phases respectives. Si dans la première phase, la guerre a pour fonction d'assurer un élargissement du marché, en vue d'une plus grande production de consommation, dans la seconde phase la production est essentiellement axée sur la production de moyens de destruction, c'est-à-dire en vue de la guerre. La décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que des guerres en vue du développement économique - période ascendante -, l'activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre - période de décadence.
Cela ne signifie pas que la guerre soit devenue le but de la production capitaliste, le but restant toujours pour le capitalisme la production de plus-value, mais cela signifie que la guerre prenant un caractère de permanence est devenue le mode de vie du capitalisme décadent." ("Rapport sur la situation internationale" de la Conférence de juillet 1945)
En réponse à ceux qui défendaient que le caractère destructeur de la guerre ne constituait qu'une continuation du cycle classique de l'accumulation capitaliste et était donc un phénomène totalement "rationnel", la GCF mettait en avant le caractère profondément irrationnel de la guerre impérialiste – pas seulement du point de vue de l'humanité mais même de celui du capital lui-même :
"La production de guerre n'a pas pour objectif la solution d'un problème économique. A l'origine, elle est le fruit d'une nécessité de l'État capitaliste de se défendre contre les classes dépossédées et de maintenir par la force leur exploitation, d'une part, et d'assurer par la force ses positions économiques et de les élargir, aux dépens des autres États impérialistes. (…) La crise permanente pose l'inéluctabilité, l'inévitabilité du règlement des différends impérialistes par la lutte armée. La guerre et la menace de guerre sont les aspects latents ou manifestes d'une situation de guerre permanente dans la société. La guerre moderne est essentiellement une guerre de matériel. En vue de la guerre une mobilisation monstrueuse de toutes les ressources techniques et économiques des pays est nécessaire. La production de guerre devient aussi l'axe de la production industrielle et le principal champ économique de la société.
Mais la masse des produits représente-t-elle un accroissement de la richesse sociale ? A cette question, il faut répondre catégoriquement par la négative, la production de guerre, toutes les valeurs qu'elle matérialise, est destinée à sortir de la production, à ne pas se retrouver dans la reprise du procès de la production et à être détruite. Après chaque cycle de production, la société n'enregistre pas un accroissement de son patrimoine social, mais un rétrécissement, un appauvrissement dans la totalité" (Idem)
Ainsi, la GCF considérait la guerre impérialiste comme une expression de la tendance du capitalisme sénile à s'autodétruire. On pourrait dire la même chose du mode d'organisation devenu dominant dans la nouvelle époque : le capitalisme d'État.
Dans "L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective", la GCF analysait le rôle de l'État dans la survie du système dans la période de décadence ; là encore, la distorsion de ses propres lois par le capitalisme est typique de l'agonie qui mène à son effondrement :
"Devant l'impossibilité de s'ouvrir de nouveaux marchés, chaque pays se ferme et tend désormais à vivre sur lui-même. L'universalisation de l'économie capitaliste, atteinte au travers du marché mondial, se rompt : c'est l'autarcie. Chaque pays tente de se suffire à lui-même ; on y crée un secteur non rentable de production, lequel a pour objet de pallier aux conséquences de la rupture du marché. Ce palliatif même aggrave encore la dislocation du marché mondial.
La rentabilité, par la médiation du marché, constituait avant 1914 l'étalon, mesure et stimulant, de la production capitaliste. La période actuelle enfreint cette loi de la rentabilité : celle-ci s'effectue désormais non plus au niveau de l'entreprise mais à celui, global, de l'État. La péréquation se fait sur un plan comptable, à l'échelle nationale ; non plus par l'entremise du marché mondial. Ou bien, l'État subventionne la partie déficitaire de l'économie, ou bien l'État prend en mains l'ensemble de l'économie.
De ce qui précède, on ne peut conclure à une "négation" de la loi de la valeur. Ce à quoi nous assistons tient en ce que la production d'une unité de la production semble détachée de la loi de la valeur cette production s'effectuant sans considération apparente de sa rentabilité.
Le surprofit monopolistique se réalisait au travers de prix "artificiels", cependant sur le plan global de la production, celle-ci demeurait liée à la loi de la valeur. La somme des prix, pour l'ensemble des produits, n'exprimait rien d'autre que la globale valeur des produits. Seule la répartition des profits entre divers groupes capitalistes se trouvait transformée : les monopoles s'arrogeaient un surprofit aux dépens des capitalistes moins bien armés. De même peut-on dire que la loi de la valeur joue au niveau de la production nationale. La loi de la valeur n'agit plus sur un produit pris individuellement, mais sur l'ensemble des produits. On assiste à une restriction du champ d'application de la loi de la valeur. La masse totale du profit tend à diminuer du fait de la charge que fait peser l'entretien des branches déficitaires sur les autres branches de l'économie."
Nous avons dit que personne ne détenait le monopole de la clarté dans les débats au sein du PCInt ; on peut dire la même chose de la GCF. Face à la sombre situation du mouvement ouvrier au lendemain de la guerre, elle allait jusqu'à conclure non seulement que les anciennes institutions du mouvement ouvrier, partis et syndicats, étaient irréversiblement intégrées dans le Léviathan de l'État capitaliste, mais aussi que la lutte défensive elle-même avait perdu son caractère de classe :
"Les luttes économiques des ouvriers ne peuvent plus amener que des échecs - au mieux le maintien habile de conditions de vie d'ores et déjà dégradées. Elles lient le prolétariat aux exploiteurs en l'amenant à se considérer solidaire du système en échange d'une assiette de soupe supplémentaire (et qu'il n'obtiendra, en fin de compte, qu'en améliorant sa "productivité")." (L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective)
Il est certainement juste que les luttes économiques ne pouvaient permettre aucun acquis durable dans la nouvelle période mais l'idée qu'elles ne servent qu'à attacher le prolétariat à ses exploiteurs n'était pas correcte : au contraire, elles continuaient de constituer une précondition indispensable pour briser cette "solidarité avec le système".
La GCF ne voyait pas non plus de possibilité que le capitalisme puisse connaître une reprise quelconque après la guerre. D'un côté, elle pensait qu'il y avait un manque absolu de marchés extra-capitalistes permettant un véritable cycle de reproduction élargie. Dans sa polémique légitime contre l'idée de Trotski qui voyait dans les mouvements nationalistes des colonies ou des anciennes colonies une possibilité de saper le système impérialiste mondial, elle défendait :
"En fait, les colonies ont cessé de représenter un marché extra-capitaliste pour la métropole, elles sont devenues de nouveaux pays capitalistes. Elles perdent donc leur caractère de débouchés, ce qui rend moins énergique la résistance des vieux impérialismes aux revendications des bourgeoisies coloniales. A ceci s'ajoute le fait que les difficultés propres à ces impérialismes ont favorisé l'expansion économique - au cours des deux guerres mondiales - des colonies. Le capital constant s'amenuisait en Europe, tandis que la capacité de production des colonies ou semi-colonies augmentait, amenant une explosion du nationalisme indigène (Afrique du Sud, Argentine, Inde, etc...). Il est significatif de constater que ces nouveaux pays capitalistes passent, dès leur création, en tant que nations indépendantes, au stade de capitalisme d'État présentant ces mêmes aspects d'une économie tournée vers la guerre que l'on décèle par ailleurs.
La théorie de Lénine et de Trotski s'effondre. Les colonies s'intègrent au monde capitaliste et, par là même, le renforcent d'autant. Il n'y a plus de "maillon le plus faible : la domination du capital est également répartie sur la surface entière du globe."
Il est vrai que la guerre avait permis à certaines colonies situées en dehors du terrain principal du conflit de se développer dans un sens capitaliste et que, globalement, les marchés extra-capitalistes étaient devenus de plus en plus inadéquats pour fournir un débouché à la production capitaliste. Mais il était prématuré d'annoncer leur disparition totale. En particulier, l'éviction des vieilles puissances comme la France et la Grande-Bretagne de leurs anciennes colonies, avec leurs rapports en grande partie parasitaires vis-à-vis de leurs empires, a permis au grand vainqueur de la guerre – les États-Unis - de trouver de nouveaux champs lucratifs d'expansion, en particulier en Extrême-Orient 11. A la même époque, il existe des marchés extra-capitalistes non encore épuisés dans certains pays européens (en France notamment) constitués en grande partie par ce secteur de la petite paysannerie qui n'a pas encore été intégré dans les rouages de l'économie capitaliste.
La survivance de certains marchés solvables extérieurs à l'économie capitaliste a constitué l'un des facteurs qui a permis au capitalisme de se ranimer après la guerre pendant une période d'une longueur inattendue. Mais c'était beaucoup lié à la réorganisation politique et économique plus générale du système capitaliste. Dans le rapport de 1945, la GCF avait reconnu que, bien que le bilan global de la guerre fût catastrophique, certaines puissances impérialistes pouvaient quand même se renforcer grâce à leur victoire dans la guerre. En fait, les États-Unis en étaient sortis dans une position de force sans précédent qui leur a permis de financer la reconstruction des puissances européennes et japonaise ravagées par la guerre, évidemment pour leurs propres intérêts impérialistes et économiques. Et les mécanismes utilisés pour revivifier et étendre la production au cours de cette phase furent précisément ceux que la GCF avait identifiés : le capitalisme d'État, en particulier sous sa forme keynésienne, qui a permis une certaine "harmonisation" forcée entre la production et la consommation, non seulement au niveau national mais, également, international, à travers la formation d'énormes blocs impérialistes ; et, allant de pair, une véritable déformation de la loi de la valeur, sous la forme de prêts massifs et même de "cadeaux" tout court de la part des États-Unis triomphants envers les puissances vaincues et ruinées, ce qui a permis à la production de reprendre et de croître non sans que commence à s’accroître, de façon irréversible, une dette qui ne pourra jamais être remboursée, à la différence du développement du capitalisme ascendant.
Ainsi en se rechapant à l'échelle globale, le capitalisme a connu, pour la première fois depuis la "Belle Époque" au début du 20e siècle, une période de boom. Ce n'était pas encore visible en 1952 quand dominait encore l'austérité d'après-guerre. Ayant analysé avec justesse qu'il n'y avait pas eu de revitalisation du prolétariat après la guerre, la GCF conclut de façon erronée qu'une troisième guerre mondiale était à l'ordre du jour pour bientôt. Cette erreur participa à accélérer la disparition du groupe qui se dissout en 1952 – l'année où avait lieu la scission dans le PCInt. Ces deux événements confirmaient que le mouvement ouvrier vivait encore dans l'ombre de la profonde réaction qui avait suivi la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-23.
"Le grand boom keynésien"
Au milieu des années 1950, quand la phase d'austérité absolue tirait à sa fin dans les pays capitalistes centraux, il devenait clair que le capitalisme connaissait un boom sans précédent. En France, cette période est connue sous le nom des "Trente Glorieuses" ; d'autres l'appellent "le grand boom keynésien". La première expression est évidemment plutôt inexacte. On peut certainement douter du fait qu'elle ait duré trente ans 12, et elle fut moins que glorieuse pour une partie très importante de la population globale. Néanmoins, elle connut des taux de croissance très rapides dans les pays occidentaux, et même dans ceux de l'Est, bien plus léthargiques et économiquement arriérés, il y eut une poussée de développement technologique qui suscita des discussions sur la capacité de la Russie de "rattraper" l'Ouest comme le suggéraient de façon frappante les succès russes initiaux dans la course à l'espace. Le "développement" de l'URSS était toujours basé sur l'économie de guerre, comme dans les années 1930. Mais bien que le secteur d'armement continuât à peser lourdement à l'Ouest, les salaires réels des ouvriers des principaux pays industrialisés augmentèrent de façon importante (en particulier relativement aux conditions très dures qui avaient prévalu durant la période de reconstruction de l'économie) et le "consumérisme" de masse devint un élément de la vie de la classe ouvrière, combiné à des programmes sociaux importants (santé, vacances, paiement des congés maladie) et un taux de chômage très bas. C'est ce qui permit au Premier ministre conservateur britannique, Harold Macmillan, de proclamer de façon paternaliste que "la plus grande partie de notre population n'a jamais vécu aussi bien" (discours à Bedford, juillet 1957).
Un économiste universitaire résume ainsi le développement économique au cours de cette période :
"Rien qu'un bref coup d'œil aux chiffres et aux taux de croissance révèle que la croissance et la reprise après la Deuxième Guerre mondiale furent étonnamment rapides. Si l'on considère les trois plus importantes économies d'Europe occidentale – la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne – la Deuxième Guerre mondiale leur a infligé bien plus de dommages et de destructions que la Première. Et (sauf pour la France) les pertes humaines ont été également plus grandes pendant la Deuxième. A la fin de la guerre, 24% des Allemands nés en 1924 étaient morts ou disparus, 31% handicapés ; après la guerre, il y avait 26% de plus de femmes que d'hommes. En 1946, l'année qui suivit la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le PNB par tête dans les trois plus grandes économies européennes avait chuté d'un quart par rapport au niveau d'avant-guerre de 1938. C'était équivalent à la moitié de la chute de la production par tête en 1919 par rapport au niveau d'avant-guerre en 1913."
Pourtant le rythme de la reprise d'après la Deuxième Guerre surpassa rapidement celui d'après la Première. En 1949, le PNB moyen par tête dans les trois grands pays avait quasiment retrouvé son niveau d'avant-guerre et, comparativement, la reprise avait deux ans d'avance sur le rythme d'après la Première Guerre. En 1951, six ans après la guerre, le PNB par tête était supérieur de plus de 10% à celui d'avant-guerre, un niveau de reprise qui ne fut jamais atteint au cours des onze années d'après la Première Guerre, avant que ne commence la Grande Dépression. Ce qui fut accompli en six ans après la Deuxième Guerre, avait pris seize ans après la Première.
La restauration de la stabilité financière et le libre jeu des forces du marché permirent à l'économie européenne de connaître deux décennies d'une croissance rapide jamais vue. La croissance économique européenne entre 1953 et 1973 fut deux fois plus rapide que tout ce qu'on avait connu jusqu'alors et qu'on a connu depuis pour une telle période. Le taux de croissance du PNB était de 2% par an entre 1870 et 1913, de 2,5% par an entre 1922 et 1937. Comparativement, la croissance s'accéléra incroyablement jusqu'à 4,8% par an entre 1953 et 1973, avant de ralentir à la moitié de ce taux de 1973 à 1979." (Traduit de l'anglais par nous.13)
Socialisme ou Barbarie : théoriser le boom
Sous le poids de cette avalanche de faits, la vision marxiste du capitalisme comme système sujet aux crises et entré dans sa période de déclin depuis quasiment un demi-siècle s'est trouvé mise en cause sur tous les fronts. Et étant donné l'absence de mouvements de classe généralisés (avec quelques exceptions notables comme les luttes massives dans le bloc de l'Est en 1953 et en 1956), la sociologie officielle s'est mise à parler de "l'embourgeoisement" de la classe ouvrière, de la récupération du prolétariat par la "société de consommation" qui semblait avoir réglé les problèmes de gestion de l'économie. La mise en question des principes fondamentaux du marxisme affecta inévitablement des éléments qui se considéraient comme des révolutionnaires. Marcuse accepta l'idée que la classe ouvrière des pays avancés s'était plus ou moins intégrée au système et estima que le sujet révolutionnaire était désormais constitué par les minorités ethniques opprimées, les étudiants révoltés des pays avancés et les paysans du "Tiers-Monde". Mais l'élaboration la plus cohérente à l'encontre des catégories marxistes "traditionnelles" provint du groupe Socialisme ou Barbarie (S ou B) en France, un groupe dont les communistes de gauche de la GCF avaient salué la rupture avec le trotskisme officiel.
Dans Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne rédigé par le principal théoricien du groupe, Paul Cardan/Cornelius Castoriadis, celui-ci analyse les principaux pays capitalistes au milieu des années 1960 et conclut que le capitalisme "bureaucratique" "moderne" est parvenu à éliminer les crises économiques et peut donc poursuivre indéfiniment son expansion.
"Le capitalisme est parvenu à contrôler le niveau de l’activité économique à un degré tel que les fluctuations de la production et de la demande sont maintenues dans des limites étroites et que des dépressions de l’ordre de celles d’avant-guerre sont désormais exclues (…)
(…) il y a une intervention consciente continue de l'État en vue de maintenir l’expansion économique. Même si la politique de l'État capitaliste est incapable d’éviter à l’économie l’alternance de phases de récession et d’inflation, encore moins d’en assurer le développement rationnel optimum, elle a été obligée d’assumer la responsabilité du maintien d’un 'plein emploi' relatif et de l’élimination de dépressions majeures. La situation de 1933, qui correspondrait aujourd’hui aux États-Unis à un chômage de 30 millions, est absolument inconcevable, ou bien conduirait à l’explosion du système dans les vingt-quatre heures ; ni les ouvriers, ni les capitalistes ne la toléreraient plus longuement." 14
Ainsi, la vision du capitalisme de Marx comme un système sujet aux crises ne n'applique qu'au 19e siècle et non plus à notre époque. Il n'y a pas de contradictions économiques "objectives" et les crises économiques, si elles ont lieu, ne seront désormais essentiellement que des accidents (il existe une introduction datée de 1974 à ce livre qui décrit précisément la récession de cette période comme le produit de "l'accident" de l'augmentation des prix du pétrole 15). La tendance à l'effondrement comme résultat de contradictions économiques internes - en d'autres termes le déclin du système – ne constitue plus la base d'une révolution socialiste dont il faut chercher ailleurs les fondements. Cardan défend l'idée que, tandis que les convulsions économiques et la pauvreté matérielle peuvent être surmontées, ce dont le capitalisme bureaucratique ne peut se débarrasser, c'est l'augmentation de l'aliénation au travail et dans les loisirs, la privatisation croissante de la vie quotidienne 16 et, en particulier, la contradiction entre le besoin du système de traiter les ouvriers comme des objets stupides seulement capables d'obéir à des ordres et la nécessité d'un appareil technologique de plus en plus sophistiqué qui s'appuie sur l'initiative et l'intelligence des masses pour lui permettre de fonctionner.
Cette démarche reconnaissait que le système bureaucratique avait fondamentalement annexé les anciens partis ouvriers et les syndicats 17, augmentant le manque d'intérêt des masses pour la politique traditionnelle. Il critiquait férocement le vide de la vision du socialisme défendue par la "gauche traditionnelle" dont la défense d'une économie totalement nationalisée (additionnée d'un peu de contrôle ouvrier si l'on prend la version trotskiste) n'offrait tout simplement aux masses qu'un renforcement des conditions présentes. Contre ces institutions fossilisées et contre la bureaucratisation débilitante qui affectait toutes les habitudes et les organisations de la société capitaliste, S ou B défendait la nécessité de l'auto-activité des ouvriers à la fois dans la lutte quotidienne et comme seul moyen d'atteindre le socialisme. Comme ce dernier était présenté autour de la question essentielle de qui contrôle vraiment la production dans la société, il y avait là une base bien plus solide pour la création d'une société socialiste que la vision "objectiviste" des marxistes traditionnels qui attendaient la prochaine grande dégringolade pour entrer en scène et mener les ouvriers à la terre promise, non sur la base d'une véritable élévation de la conscience, mais simplement sur celle d'une sorte de réaction biologique à l'appauvrissement. Un tel schéma de la révolution, pour faire court, ne pourrait jamais mener à une véritable compréhension des rapports humains.
"Et quelle est l’origine des contradictions du capitalisme, de ses crises et de sa crise historique ? C’est l’"appropriation privée", autrement dit la propriété privée et le marché. C’est cela qui fait obstacle au "développement des forces productives", qui serait par ailleurs le seul, vrai et éternel objectif des sociétés humaines. La critique du capitalisme consiste finalement à dire qu’il ne développe pas assez vite les forces productives (ce qui revient à dire qu’il n’est pas assez capitaliste). Pour réaliser ce développement plus rapide, il faudrait et il suffirait que la propriété privée et le marché soient éliminés : nationalisation des moyens de production et planification offriraient alors la solution à la crise de la société contemporaine.
Cela d’ailleurs les ouvriers ne le savent pas et ne peuvent pas le savoir. Leur situation leur fait subir les conséquences des contradictions du capitalisme, elle ne les conduit nullement à en pénétrer les causes. La connaissance de celles-ci ne résulte pas de l’expérience de la production, mais du savoir théorique portant sur le fonctionnement de l’économie capitaliste, savoir accessible certes à des ouvriers individuels, mais non pas au prolétariat en tant que prolétariat. Poussé par sa révolte contre la misère, mais incapable de se diriger lui-même puisque son expérience ne lui donne aucun point de vue privilégié sur la réalité ; le prolétariat ne peut être, dans cette optique, que l’infanterie au service d’un état-major de spécialistes, qui eux, savent, à partir d’autres considérations auxquelles le prolétariat comme tel n’a pas accès, ce qui ne va pas avec la société actuelle et comment il faut la modifier. La conception traditionnelle sur l’économie et la perspective révolutionnaire ne peut fonder, et n’a fondé effectivement dans l’histoire, qu’une politique bureaucratique.
Certes Marx lui-même n’a pas tiré ces conséquences de sa théorie économique ; ses positions politiques sont allées, la plupart du temps, dans un sens diamétralement opposé. Mais ce sont ces conséquences qui en découlent objectivement, et ce sont elles qui ont été affirmées de façon de plus en plus nette dans le mouvement historique effectif, aboutissant finalement au stalinisme. La vue objectiviste de l’économie et de l’histoire ne peut être que la source d’une politique bureaucratique, c’est-à-dire d’une politique qui, sauvegardant l’essence du capitalisme, essaye d’en améliorer le fonctionnement." 18
Dans ce texte, il est clair que Cardan ne cherche pas à distinguer la "gauche traditionnelle" – c'est-à-dire l'aile gauche du capital – des authentiques courants marxistes qui survécurent à la récupération par le capitalisme des anciens partis et qui défendirent vigoureusement l'auto-activité de la classe ouvrière malgré leur adhésion à la critique par Marx de l'économie politique. Ces derniers (malgré les discussions d'après-guerre entre S ou B et la GCF) ne sont presque jamais mentionnés ; mais, plus centralement, malgré la continuation de l'attachement à Marx contenu dans ce passage, Cardan ne cherche pas à expliquer pourquoi Marx ne tira pas de conclusions "bureaucratiques" de son économie "objectiviste", pas plus qu'il ne cherche à mettre en lumière le gouffre qui sépare la conception du socialisme de Marx de celle des staliniens et des trotskistes. En fait, ailleurs, dans le même texte, il accuse la méthode de Marx d'objectivisme, d'ériger d'implacables lois économiques vis-à-vis desquelles les êtres humains ne peuvent rien, de tomber dans la même réification de la force de travail qu'il critiquait lui-même. Et malgré son approbation ici et là des Manuscrits économiques et philosophiques de 1844, Cardan n'accepte jamais le fait que la critique de l'aliénation est à la base de l'ensemble de l'œuvre de Marx qui n'est rien d'autre qu'une protestation contre la réduction de la puissance créatrice de l'homme à une marchandise mais qui, en même temps, reconnaît cette généralisation des rapports marchands comme la base "objective" du déclin ultime du système. De même, malgré une reconnaissance du fait que Marx a vu un aspect "subjectif" à la détermination de la valeur de la force de travail, cela n'empêche pas Cardan de tirer la conclusion que "Marx, qui a découvert la lutte des classes, écrit un ouvrage monumental analysant le développement du capitalisme, ouvrage d’où la lutte des classes est totalement absente." (Cardan, Ibid.)
De plus, les contradictions économiques que Cardan écarte sont présentées de façon très superficielle. Cardan s'aligne sur l'école néo-harmoniste (Otto Bauer, Tugan-Baranovski, etc.) qui tenta d'appliquer les schémas de Marx dans le 2e livre du Capital pour prouver que le capitalisme pouvait poursuivre l'accumulation sans crises : pour Cardan, le capitalisme régulé de la période d'après-guerre avait finalement apporté l'équilibre nécessaire entre la production et la consommation, éliminant le problème du "marché" pour toujours. C'est vraiment une simple resucée du keynésianisme, et les limites inhérentes à la réalisation d'un "équilibre" entre la production et le marché allaient se révéler très rapidement. Il expédie la baisse du taux de profit brièvement dans un appendice. L'aspect le plus parlant de cette partie est quand il écrit :
"L'argument dans son ensemble est de plus hors de propos : c'est une diversion. Nous ne l'avons discuté que parce que c'est devenu une obsession dans les esprits de beaucoup de révolutionnaires honnêtes, qui ne peuvent pas se défaire des chaînes de la théorie traditionnelle. Quelle différence cela fait-il pour le capitalisme dans son ensemble que les profits soient aujourd'hui disons de 12 % en moyenne, alors qu'ils étaient de 15 % il y a un siècle ? Cela ralentirait-il l'accumulation et ainsi l'expansion de production capitaliste comme parfois dit dans ces discussions ? Et même en supposant que ce soit le cas : ET ALORS ? Quand et de combien ? […] Et même si cette "loi" était juste, pourquoi cesserait-elle de l'être sous le socialisme ?
Le seul "fondement" de cette "loi" chez Marx est quelque chose qui n'a aucun rapport avec le capitalisme lui-même ; c'est le fait technique qu'il y a de plus en plus de machines et de moins en moins d'hommes [les actionnant, NDLR]. Sous le socialisme, les choses seraient "encore pires". Le progrès technique serait accéléré et, ce qui, dans le raisonnement de Marx, s'oppose à la baisse du taux de profit sous le capitalisme, à savoir l'augmentation du taux d'exploitation, n'aurait pas d'équivalent sous le socialisme. Une économie socialiste connaitrait-elle un blocage à cause d'une pénurie de capital à accumuler ?" 19
Ainsi, pour Cardan, une contradiction fondamentale enracinée dans la production de valeur elle-même n'a pas d'importance parce que le capitalisme traverse une période d'accumulation accélérée. Pire : il y aura toujours (pourquoi pas ?) production de valeur dans le socialisme puisque la production de marchandises en elle-même n'amène pas inéluctablement à la crise et à l'effondrement. En fait, l'utilisation des catégories capitalistes de base comme la valeur et la monnaie pourrait même s'avérer une façon rationnelle de distribuer le produit social, comme Cardan l'explique dans la brochure Sur le contenu du socialisme (publiée à l'été 1957 dans Socialisme ou Barbarie n° 22).
Cette superficialité a empêché Cardan de saisir la nature contingente et temporaire du boom d'après-guerre. 1973 n'était pas un accident et n'a pas eu pour première cause l'augmentation des prix du pétrole, c'était la réapparition manifeste des contradictions fondamentales du capitalisme que la bourgeoisie avait tant cherché à nier et qu'elle avait tenté de conjurer au cours des 40 dernières années, avec plus ou moins d'effet. Aujourd'hui plus que jamais, la prédiction de Cardan qu'une nouvelle dépression était impensable semble ridiculement obsolète. Ce n'est pas surprenant que S ou B et son successeur en Grande-Bretagne, Solidarity, aient disparu entre les années 1960 et 90, lorsque la réalité de la crise économique s'est révélée de plus en plus sévère à la classe ouvrière et à ses minorités politiques. Cependant, beaucoup des idées de Cardan – comme son rejet du "marxisme classique" comme étant "objectiviste" et niant la dimension subjective de la lutte révolutionnaire – se sont avérées remarquablement persistantes, comme nous le verrons dans un autre article.
Gerrard
1 "Décadence du capitalisme : la révolution est nécessaire et possible depuis un siècle", Revue internationale n° 132,
2 https://en.wikipedia.org/wiki/World_War_II_casualties
3 Voir "La lutte de classe contre la guerre impérialiste : les luttes ouvrières en Italie 1943", Revue internationale n° 75,
4 Voir notre livre La Gauche communiste d'Italie pour plus de détails sur la façon dont s'est formé le PCInt. Pour les critiques portées par la GCF à la plateforme du parti, lire "Le Deuxième Congrès du PCInt en Italie" dans Internationalisme n° 36, juillet 1948, republié dans la Revue internationale n°36.
5 "L'invariance" bordiguiste, comme nous l'avons souvent montré, est en réalité très variable. Ainsi, tout en insistant sur la nature intégrale du programme communiste depuis 1848 et donc la possibilité du communisme depuis cette époque, Bordiga, par loyauté aux congrès de fondation de l'IC, était également obligé d'admettre que la guerre avait marqué l'ouverture d'une crise historique générale du système. Comme Bordiga l'a écrit lui-même dans les "Thèses caractéristiques du parti" en 1951 : "Les guerres impérialistes mondiales démontrent que la crise de désagrégation du capitalisme est inévitable du fait que celui-ci est entré définitivement dans la période où son expansion n'exalte plus historiquement l'accroissement des forces productives, mais lie leur accumulation à des destructions répétées et croissantes." https://www.sinistra.net/lib/bas/progra/vami/vamimfebif.html. Nous avons écrit plus longuement sur l'ambiguïté des bordiguistes concernant le problème du déclin du capitalisme dans la Revue internationale n° 77, 1994 :"Le rejet de la notion de décadence conduit à la démobilisation du prolétariat face à la guerre - Polémique avec Programme Communiste sur la guerre impérialiste ", https://fr.internationalism.org/rinte77/decad.htm
6 https://www.pcint.org/15_Textes_Theses/07_01_fr/1951-theorie-action-dans-doctrine-marxiste.htm
7 "Dialogue avec les morts", 1956.
8 "Comprendre la décadence du capitalisme" (1 et 5) , https://fr.internationalism.org/rinte48/decad.htm et https://fr.internationalism.org/french/rinte55/decad.htm
9 Republié en partie dans la Revue internationale n° 59, au sein de l'article "Il y a 50 ans : les véritables causes de la 2e guerre mondiale".
10 Republié dans la Revue internationale n° 21.
11 Dans ses articles "Crises et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant", publiés en 1934 dans les numéros 10 et 11 de Bilan (republiés dans les numéros 102 et 103 de la Revue internationale), que nous avons examinés dans le précédent article de cette série, Mitchell avait affirmé que les marchés asiatiques constitueraient l'un des enjeux de la guerre à venir. Il n'a pas développé cette affirmation, mais cela vaudrait la peine de se pencher sur cette question, étant donné que, dans les années 1930, l'Asie et l'Extrême-Orient en particulier constituaient une région du globe où subsistaient des vestiges considérables des civilisations pré-capitalistes, et étant donné l'importance de la capitalisation de cette région pour le développement du capitalisme au cours des dernières décennies.
12 La fin des années 1940 fut une période d'austérité et de privations dans la plupart des pays européens. Ce n'est pas avant le milieu des années 1950 que la "prospérité" commença à se faire sentir dans des parties de la classe ouvrière et les premiers signes d'une nouvelle phase de crise économique apparurent vers 1966-67, devenant évidente au niveau global au début des années 1970.
13 Slouching Towards Utopia? The Economic History of the Twentieth Century – chapitre XX "The Great Keynesian Boom : 'Thirty Glorious Years' ", J.Bradford DeLong, Université de Californie, Berkeley et NBER, février 1997
14 Cornelius Castoriadis. Brochure n°10. Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne. Chap. I : "Quelques traits importants du capitalisme contemporain".
15 Cette introduction à la réédition anglaise de 1974 est disponible dans la brochure n° 9.
16 Les situationnistes, dont la vision de l' "économie" était très influencée par Cardan, sont allés bien plus loin dans la critique de la stérilité de la culture capitaliste moderne et de la vie quotidienne.
17 La critique des syndicats est cependant limitée : le groupe avait beaucoup d'illusions sur le système des shop-stewards britanniques qui en réalité avait fait depuis longtemps la paix avec la structure syndicale officielle.
18 Cornelius Castoriadis, op. cit., Chap. II : "La perspective révolutionnaire dans le marxisme traditionnel"
19 Ibid. Notre traduction à partir de la version anglaise de l'ouvrage mentionné de Castoriadis, Modern Capitalism and Revolution ; Appendix – The “Falling Rate of Profit” ; https://libcom.org/library/modern-capitalism-revolution-paul-cardan.