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Nous publions ci-dessous la traduction d'un article réalisé par l’organe du CCI en Italie, Rivoluzione Internazionale, en décembre 2009.
Avec la publication de Gomorra1 et sa diffusion au niveau international, Roberto Saviano est devenu le symbole de la lutte contre la Camorra et, plus généralement, contre la mafia, recevant des soutiens chaleureux non seulement d’une bonne partie des médias italiens et internationaux, mais aussi de beaucoup de gens qui, dégoûtés d’une classe politique de plus en plus clairement tricheuse et hypocrite, ont trouvé chez Saviano celui qui fait une dénonciation du crime organisé et, surtout, de ses multiples liens avec le monde politique et patronal. Saviano est aujourd’hui bien plus qu’un « littéraire », il est devenu une référence surtout pour beaucoup de jeunes qui ressentent le besoin de réagir face à toute cette pourriture, en particulier ceux qui subissent directement la dégradation économique et sociale croissante dans les régions méridionales de l’Italie.
Plus récemment, Saviano est aussi intervenu sur des questions plus générales dénonçant les exactions du régime iranien qui tue les manifestants, le régime castriste qui élimine un écrivain gênant et homosexuel, ou le régime stalinien et son goulag, et bien d’autres encore2 jusqu’à devenir le promoteur de l’Appel3 au Président du Conseil italien [Berlusconi, NDT] pour que soit retirée la loi sur le « processo breve »4, un appel qui a réuni cinq cent mille signatures.
Les faits dénoncés par Saviano dans ses écrits et ses interventions sont certainement vrais, comme le tableau qu'il dresse de la corruption, de la criminalité et de l'oppression. Il est vrai aussi que, du point de vue personnel, il est en train de payer très cher toutes ces dénonciations, surtout celles du livre Gomorra, qui l'obligent à mener une vie pire que celle d’un prisonnier. C’est pour cela que nous respectons la personne de Saviano parce que nous le considérons honnête, même si nous pensons qu’il se trompe sur la thérapie qu’il suggère pour combattre cette pourriture ambiante des affaires louches.
La vision de Saviano
Pour Saviano, la mafia est fondamentalement un virulent parasite qui, à partir du sud de l’Italie, envahit et s’empare de l’Etat démocratique par la corruption des politiciens et des hommes d’affaire, en réussissant ainsi à s’infiltrer et à avoir un pouvoir tel qu’elle conditionne le sort de régions entières et même des politiques nationales. Ceci aurait été possible grâce, d’une part, au fait que la classe politique et l'État auraient sous-estimé la dangerosité de cet agent pathogène : « Tandis que la politique se désintéressait de la mafia, la mafia, elle, s’est intéressée à la politique en la cooptant systématiquement »5 et, d’une autre part, grâce à l’omerta complice des populations méridionales qui joueraient un rôle de spectateurs passifs par « peur » ou « auto-préservation », « sans croire ni exiger qu’un changement puisse surgir de leur propre territoire. (…) L’omerta n’est pas tant le fait de se taire, mais surtout de ne pas vouloir savoir. Ne pas savoir, ne pas connaître, ne pas comprendre, ne pas prendre position, ne pas prendre part. Voilà la nouvelle omerta »6.
A partir d’une telle vision, il est normal que la réponse appropriée, pour vaincre ce mal et redonner de la dignité à la nation et aux populations méridionales, soit la dénonciation, la mobilisation de la population pour qu’elle collabore avec l’État et les forces de l’ordre pour signaler et dénoncer les mafieux et leurs sales affaires : « La dénonciation du tueur pourrait être le seul moyen de racheter l’humanité des personnes toujours plus à l’aise dans la déshumanisation à laquelle elles sont contraintes et dans laquelle elles semblent s'être installées confortablement »7. Selon Saviano, en effet, « …nous devrons tous nous rendre compte du fait que ni les médias ni la magistrature ne seront en mesure de provoquer à elles seules le moindre changement jusqu’à ce que ce changement soit exigé et soutenu par la majorité des citoyens »8.
La mafia est-elle vraiment un corps étranger à l’État démocratique ?
Beaucoup de gens ont sans doute découvert avec le livre Gomorra des faits effroyables et inimaginables. En tout cas, la grande majorité ne sait pas (parce que ça ne figure pas sur les livres d’histoire) que les États, dont l’État italien, ont très souvent utilisé la mafia autant sur le plan intérieur qu’international pour toutes sortes de sales boulots qu’ils ne peuvent pas faire en leur nom propre mais qui étaient déterminants pour redresser dans le sens souhaité des choix politiques et stratégiques de la plus haute importance pour la bourgeoisie. Voici juste quelques exemples :
Avec l’entrée en guerre des États-Unis en 1941, ce pays reconnaît l’importance stratégique de la mafia. Sur le plan interne, l'État américain devait éviter la création d’un front intérieur [pro-Mussolini] au sein de l’immigration d’origine italienne aux États-Unis. Par ailleurs, la mafia, qui contrôlait, entre autre, le syndicat des dockers et des routiers, secteur clé pour l’approvisionnement d’armes, est devenue un interlocuteur irremplaçable de l'État américain. La flotte américaine demanda à Washington l’autorisation de négocier avec la mafia et avec son capo Lucky Luciano qui se trouvait en prison, une autorisation que Roosevelt s’empressa de donner9. En outre, la mafia engagera ses syndicats dans l’effort de guerre en contrôlant d'une main de fer les travailleurs.
En 1943, le débarquement des troupes américaines en Sicile est réalisé grâce à une entente avec la mafia locale qui prépare le terrain en suivant les indications du capo mafieux italo-américain Luciano. Celui-ci, qui était condamné aux États-Unis à 50 ans de prison, sera mis en liberté grâce à cette collaboration et partira pour Naples où il organisera la contrebande de cigarettes et de drogue. Deux autres tireront profit de cette « aide » : le boss sicilien local Don Calogero Vizzini – qui sera “élu” maire de Villalba - et Vito Genovese, bras droit de Lucky Luciano, qui deviendra d’abord l’homme de confiance de C. Poletti (gouverneur militaire américain de toute l’Italie occupée) et ensuite, une fois rentré aux États-Unis, le principal chef mafieux de l’après guerre.
Le premier mai 1947, la bande de Salvatore Giuliano tire sur une foule désarmée d’ouvriers, paysans, femmes et enfants, à Portella della Ginestra, près de Palerme, pour ainsi en finir avec les luttes contre les grands propriétaires terriens et freiner l’avancée du Parti Communiste Italien (PCI) dans la région, ce qui n’est pas apprécié par le gouvernement ni par son allié, les États-Unis. Giuliano sera tué en 1950 par son lieutenant Pisciotta, lequel, à son tour, sera empoisonné en prison après avoir fait ses premières déclarations sur les liens entre Giuliano, la mafia et le ministre de l’Intérieur, Scelba, de la nouvelle et démocratique République italienne.
En 1948 les États-Unis veulent que ce soit la Démocratie Chrétienne (DC), sa fidèle alliée, qui gagne les élections pour ainsi contrôler ce bastion stratégique fondamental qu’est l’Italie contre le bloc russe. Tandis que les États-Unis financent avec 227 millions de dollars le gouvernement italien, la mafia, surtout Cosa Nostra, s’engage activement dans la campagne en finançant la DC et en donnant « des consignes » de vote.
Les années suivantes, Gladio et la Loge P2, des structures parallèles contrôlées par l’OTAN et la CIA avec la complicité des services secrets italiens, maintiennent le lien avec la mafia à différents niveaux. Ce système est à l’origine des nombreux attentats qui, des années 1960 aux années 1990, ont rythmé les étapes les plus délicates de la politique italienne autant en ce qui concerne les affrontements sociaux10 que par rapport aux choix différents au sein de la bourgeoisie italienne sur les alliances impérialistes.
Rien que ces quelques éléments11 peuvent nous faire comprendre que la mafia n’est ni un produit typiquement italien ou méridional, ni un corps étranger au système démocratique, mais, au contraire, elle en est une partie intégrante et fonctionnelle, en Italie mais aussi aux États-Unis, en Chine, au Japon, en Russie et plus généralement dans tous les pays de l’Europe de l’Est. Il faut en outre comprendre que le pouvoir que la mafia a réussi à développer, en Italie par exemple, n’est pas seulement le résultat de la puissance économique basée sur les affaires illicites et la quantité considérable de politiciens et de patrons facilement corruptibles d’Italie, mais c’est surtout le résultat des choix impérialistes bien précis et de l’importante immunité de ceux qui en bénéficient (excepté quelques arrestations juste pour sauver la face de la démocratie et de la légalité) pour les précieux services rendus et qui continueront à être rendus à la classe dominante.
Pourquoi la vision de Saviano est-elle fausse ?
Pour revenir à Saviano, sa vision peut se résumer à ceci : il y a les « bons » et les « méchants », les honnêtes et les malhonnêtes et il y a un État qui, même en fonctionnant mal, assure malgré tout une vie civilisée et démocratique. Il y a donc, à ses yeux, une partie pourrie de la société qui ne peut être éliminée qu’en s’appuyant et en soutenant cet État démocratique et une masse amorphe et abrutie dont le seul objectif est de ne pas avoir davantage de problèmes que ceux qu’elle a déjà.
Nous retrouvons cette même façon de voir dans l’intervention de Saviano dans l’émission Che tempo che fa du 11 novembre 2009 où, à propos de l’oppression subie en Iran, au Chili ou dans l’ancienne URSS, etc., il faisait implicitement ressortir une différence radicale entre ces États totalitaires et oppresseurs et les États démocratiques où l’on ne meurt pas et où l'on n’est pas mis à l’écart à cause de ses idées.
Saviano y a raconté, avec une juste indignation, l’histoire de deux jeunes filles tuées par l’État iranien simplement pour être descendues dans la rue pour manifester leur volonté de vivre dans une société plus libre. Mais où est la différence entre ces homicides d’État et celui de Carlo Giuliani lors du G8 à Gênes en 2001 ou les nombreux massacres d’ouvriers commis par l’État démocratique italien, cet État né de la Résistance et dont la constitution prétend que l’Italie est une République basée sur le travail, lors des manifestations et des grèves ?12 Quelle est donc la différence entre les atrocités de l’État soviétique (stalinien et non pas communiste comme le prétend Saviano) et l’extermination des 250 000 vies humaines lors du bombardement de Dresde en février 1945 ou le génocide de 200 000 personnes et l’horrible agonie infligée à des centaines de milliers de gens à cause des bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki le 6 et le 9 août 1945 ?
Et pourquoi « notre » État démocratique envoie-t-il ses soldats au combat en Afghanistan et en Iran, là où se retrouvent les intérêts des grandes puissances même si cela signifie mort et misère pour des milliers de personnes, comme ce fut le cas en Serbie et au Kosovo où les avions italiens se sont trouvés en première ligne pour les bombardements ?
L’erreur de fond de l’argumentation de Saviano est de considérer les choses à partir de l’individu ou d’une somme d’individus en dehors du contexte économique, social et politique dans lequel ils vivent, dans une époque historique déterminée. Le contexte où l’on vit est celui de la société capitaliste qui est fondée sur l’exploitation et la domination d’une classe sur la très grande majorité de l’humanité. Le moteur économique de cette société est le profit et la concurrence sans pitié dans chaque pays entre capitalistes individuels et, surtout, entre nations. L'État, ses lois et ses forces de l’ordre sont les instruments que chaque bourgeoise nationale se donne pour maintenir sa domination sur la société et défendre les intérêts économiques, politiques et militaires de sa nation dans la concurrence internationale. Dans une telle société, la vie des hommes ne peut pas être le centre des préoccupations ; il ne peut pas y avoir de l’espace pour les besoins de l’humanité, et quand nous parlons des besoins nous voulons parler autant des besoins économiques que de ceux dont parle justement Saviano : “la liberté,… la justic, la dignité de l’homme et j’ajoute aussi le droit au bonheur »13.
Les abus, l’oppression, la violence physique et morale, la corruption, l’absence d’éthique et de moralité, la tricherie criminelle ne sont pas l’apanage de tel ou tel individu ou clique au pouvoir, mais ils font partie intégrante de la nature-même de ce système capitaliste.
Si, aujourd’hui, la Campanie se retrouve empoisonnée par des tonnes de déchets toxiques venant des entreprises du Nord et enfouis par la Camorra, ce n’est pas à cause d’une dose particulière d’immoralité chez les responsables de ces entreprises, mais parce que celles-ci sont contraintes d’obéir à la loi du profit du capitalisme et donc d'utiliser la méthode la moins chère pour éliminer les déchets toxiques. Si l’appareil politique italien a utilisé pendant des décennies la mafia, les bombes et le mensonge, ce n’est pas parce que les politiciens d’alors étaient du genre fripouille, mais parce que cela correspondait aux intérêts de l’État, un État qui serait disposé à revenir pleinement à ces pratiques si c’était nécessaire.
Régime totalitaire ou démocratique, le fondement et la substance sont les mêmes. La démocratie n’est que l’instrument le mieux adapté pour faire accepter cet état des choses, grâce à l’illusion que si les citoyens demandent aux gouvernants une société meilleure, ils seront écoutés.
Ainsi, les appels à dénoncer les tueurs, à demander avec plus de force à l’État d’éliminer la mafia et la corruption, les appels aux chefs de l’État à « la défense du droit » ne marchent jamais, mais au contraire, sont devenus un moyen pour entretenir l’illusion selon laquelle il serait possible de vivre mieux dans ce système.
Le seul moyen de se libérer de toute cette pourriture, c’est de se débarrasser du capitalisme. Cela ne pourra pas être réalisé par la masse indifférenciée des citoyens, mais au contraire par la classe sociale dont les intérêts sont diamétralement opposés à ceux de la classe dominante et qui, elle, n’a vraiment rien à perdre : le prolétariat.
Eva (10/12/2009)
1Gomorra :, Dans l’empire de la Camorra de Roberto Saviano (2007). Ce livre, qui a été traduit dans de nombreuses langues, raconte l’emprise de cette organisation criminelle sur l’économie de la région de Naples (Campanie) et les conséquences catastrophiques sur l’environnement. Un film a été fait sur la base de ce livre. La Camorra est le nom de la mafia napolitaine. Gomorrhe, comme Sodoma, était une ville de la Bible connue pour son extrême corruption. Saviano fait un parallèle entre ces deux noms.
2 Lors de l’émission TV-RAI3 Che tempo che fa du 11 novembre 2009.
3https://www.repubblica.it/speciale/2009/firma-lappello-di-saviano/index.html
4C'est-à-dire des « procédures courtes », un de ces tripatouillages juridiques à la sauce Berlusconi.
5“La camorra alla conquista dei partiti in Campania” (La Camorra à la conquête des partis dans la région de Naples), la Repubblica, 24 octobre.
6 “Il filmato-shock sconvolge il mondo, i vicoli restano indifferenti” [Le film-choc bouleverse le monde, les restaurateurs et leurs clients restent indifférents], la Repubblica, 1er novembre, en référence au film de l’assassinat d’un mafieux à Naples qui a circulé sur Internet.
7“In cinque minuti la banalità dell'inferno, ora sogno la ribellione del quartiere”, la Repubblica, 30 octobre.
8“Siamo tutti casalesi”, L’Espresso, 7 octobre, écrit à la suite de la tuerie d’immigrants perpétrée par la Camorra à Castel Volturno, province de Naples.
9Pour plus d’éléments, voir notre article « Comment est organisée la bourgeoisie: « Le mensonge de l’Etat “démocratique”, II partie. L’exemple des rouages secrets de l’Etat italien », Revue Internationale n.77 (III-1994).
10L’attentat meurtrier (16 morts et une centaine de blessés) qui a eu lieu en 1989 à Milan, sur la place Fontana (piazza Fontana) est un produit de cette collusion.
11On peut trouver à ce sujet des documents sur Internet, par exemple : la storia dell'eroina, In Sicilia si gioca la Storia d'Italia (Mafia CIA Vaticano)
12Outre le massacre déjà cité de Portella delle Ginestre, on peut se référer à « L'automne chaud 1969 en Italie, un moment de la reprise historique de la lutte de classe (I). », dans la Revue Internationale nº 140, janvier 2010.
13« Ecco perché non possiamo tacere » (Voilà pourquoi nous ne pouvons pas nous taire). Réponse au ministre Bondi, la Repubblica, 23 novembre 2009.