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La Scandinavie est témoin d’une vague de grèves d’une ampleur jamais vue depuis la fin des années 1970. Fin octobre, le constructeur automobile américain Tesla (l’entreprise de voitures électriques d’Elon Musk) a refusé de signer des conventions collectives avec le syndicat suédois IF Metall, garantissant un salaire minimum. Une grève a été déclarée dans les dix ateliers de réparation de l’entreprise. Elle a été suivie par des manifestations de solidarité de la part des postiers, qui ont bloqué tout le courrier à destination des ateliers de Tesla, des dockers de quatre ports suédois, qui se sont joints à la grève le 6 novembre et des électriciens qui ont refusé d’effectuer des travaux de maintenance sur les bornes de recharge électrique. Début novembre, face au risque de grève pour des augmentations de salaires à la banque Karna, les syndicats et les patrons ont rapidement conclu un accord.
Le conflit avec Tesla a aussi rapidement pris une dimension internationale, avec d’autres actions de solidarité dans les ports près des ateliers de réparation de l’entreprise au Danemark et en Norvège, ainsi que dans les usines Tesla en Allemagne.
Il y avait déjà eu des signes annonciateurs de cette irruption de combativité ouvrière. En avril 2023, une grève sauvage a éclaté parmi les travailleurs des transports publics de Stockholm, qui a duré quatre jours. Il s’agit de la première grève sauvage depuis des décennies en Suède. Les travailleurs ont fait grève contre la détérioration des conditions de travail et bien que la grève se soit limitée à une partie des transports publics, aux conducteurs de train, des assemblées ont été ouvertes aux autres travailleurs. Les travailleurs ont également été soutenus par des collectes de fonds et des soutiens sur les réseaux sociaux. Contrairement à la grève actuelle de Tesla, cette grève n’a pas été médiatisée, sauf pour dénoncer le « désordre » créé.
Un conflit qui s’inscrit dans un mouvement international
À l’exception de la grève sauvage des transports en avril, toutes ces grèves depuis octobre ont été étroitement contrôlées par les syndicats. Mais cela ne change rien au fait que ce mouvement ne peut être compris que comme faisant partie d’une reprise mondiale de la lutte des classes en réaction à la grave crise économique du capitalisme, et surtout aux pressions inflationnistes derrière la « crise du coût de la vie ». Cette situation touche désormais aussi les travailleurs des pays scandinaves, réputés pour leur « qualité de vie » et leurs « généreux » services sociaux. Les syndicats scandinaves ont été alertés à de nombreuses reprises face à la recrudescence des luttes dans d’autres pays (Grande-Bretagne, France, États-Unis et maintenant Canada), et leurs mobilisations et « actions de solidarité » font partie d’une politique visant à faire dérailler une véritable maturation des consciences dans la classe ouvrière. Ce qui préoccupe les patrons comme les syndicats, c’est le retour d’un véritable sentiment de solidarité au sein et entre les secteurs de la classe, même au-delà des frontières nationales, et donc le début d’un rétablissement de l’identité de classe, la prise de conscience que les travailleurs de tous les secteurs et de tous les pays font partie d’une même classe exploitée par le capital et confrontée à des attaques similaires contre ses conditions d’existence.
Tout aussi significatif est le fait que des luttes éclatent même en Suède, pays sur le point d’adhérer à l’OTAN, qui contribue de manière substantielle à l’armement de l’Ukraine, où la propagande autour de la guerre avec la Russie est pratiquement incessante. En janvier, deux hauts responsables de la défense ont averti que les Suédois devaient se préparer à l’éventualité d’une guerre : « Le ministre de la Défense civile Carl-Oskar Bohlin a déclaré lors d’une conférence sur la défense qu’il pourrait y avoir une guerre en Suède. Son message a ensuite été soutenu par le commandant en chef militaire, le général Micael Byden, qui a déclaré que tous les Suédois devraient se préparer mentalement à cette éventualité ».
Pourtant, malgré les tentatives de la bourgeoisie d’attiser la fièvre guerrière, les travailleurs ont donné la priorité à leurs conditions de vie. Cela ne signifie pas que les travailleurs réagissent directement à la menace de guerre, mais la volonté de lutter sur leur propre terrain contre l’impact de la crise économique est la base d’un futur développement de la conscience sur le lien qui existe entre la crise économique et la guerre. Et donc la nécessité de se confronter au capitalisme, un système global de pillage et de destruction.
Le piège des slogans syndicaux
Il n’en reste pas moins que ces avancées de la conscience de classe sont très fragiles et, comme toujours, les syndicats sont là pour les entraver et les dénaturer. Le principal slogan des syndicats a été celui de la « défense du modèle suédois » et ses accords collectifs entre syndicats et patrons.
Depuis plus de cinq ans, IF Metall réclame des conventions collectives pour les travailleurs des ateliers Tesla présents en Suède. Tesla a catégoriquement refusé, ce qui n’a laissé à IF Metall d’autre choix que d’appeler à la grève, le 27 octobre. Le conflit a été dès le départ hautement coordonné par les syndicats suédois. Le 7 novembre, le Syndicat des travailleurs des transports et le Syndicat des travailleurs portuaires se sont joints au conflit et ont bloqué tous les ports de Suède où les voitures Tesla sont chargées et déchargées. Au cours du mois de novembre, plusieurs syndicats officiels ont annoncé des actions de solidarité, notamment le Syndicat des électriciens, celui des peintres, l’Association des employés du gouvernement. Des clients importants de Tesla, comme Stockholm Taxi, ont annoncé qu’ils n’achèteraient plus leurs voitures à moins que Tesla ne signe une convention collective, vu que « le modèle suédois de conventions collectives est un principe important qui doit être défendu ».
Les nouvelles de ce blocus étaient publiées quotidiennement dans les médias suédois, ainsi que des mises à jour continues du conflit. Tandis que la grève se poursuivait, l’intérêt médiatique ne se limitait pas à la Suède, puisque des publications bourgeoises prestigieuses comme The Economist, Financial Times et The Guardian la suivaient de près, ainsi que des représentants de l’UE, qui défendaient le « modèle suédois » de « l’Europe sociale » contre la « politique antisyndicale américaine ». Tout au long des événements, l’accent mis sur la personnalité d’Elon Musk en tant que milliardaire exceptionnellement impitoyable a été utilisé pour détourner l’attention de la réalité : tous les capitalistes doivent intensifier leurs attaques contre les salaires et les conditions de travail des travailleurs. Mieux encore, le fait que cette attaque particulière soit menée par une entreprise américaine permettait d’attiser le sentiment nationaliste.
L’autre face de l’idéologie de la « convention collective » est la promotion des divisions entre travailleurs syndiqués et non syndiqués. Lors de la grève de Tesla, les travailleurs non syndiqués ont continué à travailler, ce qui a conduit IF Metall à établir des piquets de grève devant les ateliers, accusant ces travailleurs non syndiqués d’être des « jaunes ».
Les méthodes syndicales mènent à la défaite
Aujourd’hui, la grève se poursuit, sans aucune perspective d’issue, puisqu’Elon Musk et Tesla refusent de négocier. Certains travailleurs syndiqués ont repris le travail, risquant d’être exclus d’IF Metall, et sont également qualifiés de « jaunes » dans la presse de gauche. Depuis le début du mois de décembre, aucune nouvelle n’est parue concernant la grève. Présentée à l’origine comme une lutte entre David et Goliath, l’intérêt médiatique semble s’être évanoui.
Aujourd’hui, les dirigeants d’IF Metall n’ont pas l’intention d’appeler à la solidarité les autres travailleurs du même secteur. Les travailleurs de Tesla sont enfermés dans une dynamique de défaite, dont témoignent les campagnes actuelles contre les « jaunes ».
Face aux sacrifices qui leur seront de plus en plus demandés au nom de l’économie nationale et de la défense du pays, les travailleurs doivent défendre leurs propres revendications, se rassembler et prendre des décisions dans des assemblées générales souveraines, hors du contrôle syndical, étendre leurs luttes à d’autres entreprises et secteurs, syndiqués ou non, et ne pas se laisser piéger par l’idéologie du prétendu modèle suédois.
Eriksson et Amos, 10 janvier 2024
Qu’est-ce que le “modèle scandinave” ?
L’expression « le modèle scandinave » a souvent été utilisée pour décrire l’État-providence suédois. Mais à l’origine, elle signifiait une réglementation très stricte des conflits sur le marché du travail.
Dans les années 1930, les grèves étaient monnaie courante en Suède et le gouvernement social-démocrate, arrivé au pouvoir en 1932, ne voulait pas intervenir, se tournant vers LO (l’appareil syndical central suédois, comme le TUC en Grande-Bretagne) pour y mettre un terme. En 1938, LO a signé un accord historique avec la fédération patronale, la SAF, dans lequel il était stipulé que des négociations centrales devaient avoir lieu, syndicat par syndicat, aucun syndicat particulier ne devant en profiter afin de respecter une limite salariale maximale. De cette manière, l’État était assuré d’une économie stable sans avoir besoin d’intervenir pour maintenir les salaires à un faible niveau (très pratique pour l’appareil d’État social-démocrate). Dans cet accord, il était stipulé qu’aucune action revendicative n’était autorisée pendant la période d’accord.
En fait, il s’agissait d’une interdiction des grèves qui était effectivement en vigueur jusqu’à ce que les grèves sauvages commencent à apparaître à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Le modèle scandinave signifie en réalité « la paix sur le marché du travail » et l’interdiction des grèves, ce que les syndicats et la bourgeoisie en général soutient !
Avoir une convention collective sur un lieu de travail signifie que les travailleurs se voient garantir des horaires de travail limités, des congés et le paiement des heures supplémentaires ainsi que des assurances et des allocations chômage (réglementées en Suède par les syndicats). Elles font donc partie du système général de protection sociale.
L’absence de convention collective signifie que dans le cas de Tesla, à l’exception des avantages sociaux et des assurances générales, l’entreprise décide de votre salaire via son propre système de primes et vous devez signer un contrat de confidentialité avant de commencer à travailler (un travailleur a été licencié parce que sa femme avait posté sur X/Twitter un message sur les conditions de travail de l’entreprise).
Bien sûr, ces conditions sont épouvantables, mais c’est une profonde illusion de penser que la légalité des syndicats et les « conventions collectives » peuvent réellement protéger les travailleurs des assauts d’une classe capitaliste poussée au pied du mur par une crise économique mondiale croissante du fait du poids de l’économie de guerre.
De plus, les syndicats comme composante de l’appareil étatique signifie qu’ils sont eux-mêmes agents de ces assauts. IF Metall, le syndicat le plus fort et le plus influent de Suède, est depuis longtemps un rouage de l’appareil d’État social-démocrate. Stefan Löfvén, l’ancien Premier ministre suédois, a montré ses capacités de leadership en tant que président d’IF Metall lorsqu’il a réussi à réduire les revendications salariales de l’accord central juste après la crise financière de 2008, déclarant que les travailleurs doivent être « responsables » face de la crise.