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Né en Bavière en 1923, d’origine juive, le jeune Heinz Alfred Kissinger sera obligé de migrer avec sa famille vers les États-unis afin d’échapper au nazisme. Devenu « Henry » il obtiendra la nationalité américaine en 1943, s’engagera comme soldat dans les rangs du renseignement militaire puis rejoindra ensuite les services du contre-espionnage. De retour en Amérique à la fin de la guerre, il poursuivra de brillantes études à l’Université de Harvard et enseignera les sciences politiques, se spécialisera dans les relations internationales. Sa carrière de diplomate prendra une véritable dimension planétaire sous l’ère Nixon. Il deviendra alors, durant toute la guerre froide, une figure emblématique incontournable de la tête du bloc occidental face à l’URSS.
Derrière sa « part d’ombre », le visage de l’impérialisme
Conformément à son rang et aux services rendus à la nation américaine, une « pluie d’hommages » est venue des grandes chancelleries pour honorer le défunt Kissinger. Biden saluera son « esprit acéré », Xijingping le « diplomate de légende », Scholz un « grand diplomate », Macron un « géant de l’histoire », etc.
Dans un exercice de fausse opposition, la figure controversée du diplomate américain a fait l’objet de « critiques » par les partis de gauche, les gauchistes et plusieurs médias, stigmatisant la « face sombre » du personnage. Indéniablement, dès son arrivée à la Maison-Blanche comme conseiller à la sécurité nationale en 1969, puis comme secrétaire d’État en 1973, Kissinger inspirait peu de sympathie, au point où Nixon, très méfiant, avait décidé de le mettre sous écoute. Une pratique courante qui fera scandale plus tard et lui coûtera son poste lors de l’affaire du Watergate. (1) Kissinger lui-même usait des mêmes méthodes à l’encontre de ses propres collaborateurs qui, eux aussi, n’appréciaient nullement cet infatigable manipulateur, connu pour son autoritarisme, sa froideur, ses mensonges et son manque total de scrupule. Bref, un profil propre à tous les grands représentants de la bourgeoisie et autres défenseurs du capitalisme. Mais en polarisant quasi exclusivement sur la personnalité de Kissinger, cette propagande est venue masquer que les décisions qu’il avait prises, effectivement criminelles, étaient avant tout l’émanation d’une logique de domination propre à l’impérialisme et donc à celle du système capitaliste.
Tout ceci ne retire rien à la responsabilité de Kissinger et de Nixon ni de leurs exactions, mais cela ne saurait dédouaner la politique inévitablement barbare d’un système décadent qui a généré deux guerres mondiales, des blocs impérialistes antagoniques risquant même d’engloutir l’humanité dans l’apocalypse nucléaire. Ce n’est que dans ce cadre que l’on peut appréhender les grands crimes qui ont effectivement été commis durant la guerre froide suite à des décisions venant bel et bien du sommet de l’État américain.
Et ce fut bien le cas lors des terribles bombardements massifs au Cambodge commencés dans le plus grand secret dès 1969 face aux menaces des troupes du nord Vietnam. Les États-Unis ont alors préventivement largué 540 000 tonnes de bombes, provoquant un déluge de feu tuant de 50 000 à 150 000 civils. Les transcriptions déclassifiées d’écoutes téléphoniques prouvent que Kissinger a bien transmis au général Alexander Haig les ordres de bombarder : « une campagne de bombardement massif au Cambodge […] c’est un ordre, il faut le faire. Tout ce qui vole, sur tout ce qui bouge. Vous avez compris ? ». Glaçant… Le Cambodge, devenu le pays le plus bombardé de l’histoire, a sombré alors dans une barbarie qui a favorisé l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges et du régime sanglant de Pol Pot.
Ces crimes ne sont pas uniquement le produit d’une décision venant d’une personnalité sans scrupule. Il s’agit d’une politique planifiée, basée sur la stratégie de la terreur, destinée à contrer le bloc ennemi : l’URSS. Une telle démarche n’est absolument pas contradictoire avec la politique de « détente » qui repose elle-même sur le principe d’un « équilibre de la terreur ». La doctrine de « dissuasion nucléaire », défendue par tout le camp occidental, n’était donc pas limitée au spécialiste Kissinger. (2)
Profitant des dissensions croissantes entre l’URSS et la Chine à la fin des années 1960, pour promouvoir la « détente » et prenant aussi des distances avec l’ostpolitik du Chancelier Willy Brandt, (3) Kissinger défendait fermement la continuité d’une même stratégie « d’endiguement » initié par le Président Truman après la Seconde Guerre mondiale. Là aussi, de manière discrète, la politique de « détente » allait exercer une pression destinée à isoler davantage l’URSS. Une politique cachée, minutieuse et systématique, dont Kissinger avait été l’acteur principal, le fin négociateur, aboutissait alors avec succès pour le camp occidental. Sa politique permit en même temps, grâce à de nombreux contacts discrets avec le ministre chinois Zhou Enlai, d’officialiser le voyage de Nixon à Pékin en 1972. Une politique qui allait porter ses fruits avec le basculement officiel de la Chine dans le camp occidental.
Suite au Traité de Paris l’année suivante, qui allait déboucher sur des pourparlers au Moyen-orient et sur la fin de la guerre du Vietnam, Kissinger allait recevoir… le prix Nobel de la paix ! Ce fut naturellement un véritable tollé qui allait même conduire à la démission de deux membres du prix Nobel (4)
Pour desserrer l’étau de cette offensive américaine très habile, le bloc soviétique allait riposter par des tentatives de déstabilisation en essayant de contrer la pression accrue du bloc occidental. Dans ce contexte, l’élection du « socialiste » Salvador Allende au Chili en 1973 allait être perçue comme une véritable menace pour Washington. L’assassinat d’Allende et le putsch aboutissant à l’arrivée du général Pinochet au pouvoir ont, pour le moins, été grandement favorisés (si ce n’est exécuté) par la CIA et la politique des États-unis. La contre-offensive américaine usait bel et bien de la terreur. La preuve en est qu’elle fermera totalement les yeux sur les tortures et les exécutions sommaires du nouveau régime chilien et de bien d’autres. Le rôle de Kissinger et son autorité sur la CIA, leurs soutiens aux nombreuses dictatures, font des années 1970 et 1980 sur ce plan des « années noires ».
Le machiavélisme de la bourgeoisie
La « realpolitik » de Kissinger est en réalité celle de tout le bloc occidental. Elle a contribué, par la ruse et la séduction, le mensonge, la dissimulation, la manipulation et la violence, à orchestrer les nombreux coups d’État, à organiser les bombardements massifs sur les civils, favorisant ainsi le terreau des épurations ethniques et des massacres. Tout cela, au nom de la « démocratie ».
Le plus ignoble est cette capacité de la bourgeoisie aujourd’hui à utiliser ses propres crimes passés pour alimenter encore la propagande démocratique afin de mystifier la classe ouvrière en tentant de dédouaner son propre système d’exploitation des destructions et massacres de masse. « Pour perpétuer sa domination sur la classe ouvrière, il est vital pour la bourgeoisie de maintenir en vie la mystification démocratique, et elle s’est servie et continue de se servir de la faillite définitive du stalinisme pour renforcer cette fiction. Contre ce mensonge d’une prétendue différence de nature entre “démocratie et totalitarisme”, toute l’histoire de la décadence du capitalisme nous montre que la démocratie s’est tout autant largement vautrée dans le sang que le totalitarisme, et que ses victimes se comptent par millions. Le prolétariat doit aussi se rappeler que jamais la bourgeoisie “démocratique” n’a hésité, pour défendre ses intérêts de classe ou ses sordides intérêts impérialistes, à soutenir et encenser les plus féroces dictateurs. Souvenons-nous du temps où les Blum, les Churchill, etc., appelaient Staline, “Monsieur Staline”, et où celui-ci était nommé “l’homme de la Libération” ! Plus près de nous, rappelons-nous du soutien apporté à S. Hussein ou encore à Ceausescu, félicité par De Gaulle et décoré par Giscard. La classe ouvrière doit faire sien le fait que la démocratie, hier, aujourd’hui, et plus encore demain, n’a jamais été et ne sera jamais autre chose que le masque hypocrite avec lequel la bourgeoisie recouvre le visage hideux de sa dictature de classe, pour mieux l’enchaîner et la réduire à merci ». (5)
Henry Kissinger a été un représentant typique de cette classe bourgeoise, séparant de manière radicale morale et politique : « un pays qui exige la perfection morale dans sa politique étrangère n’atteindra ni la perfection ni la sécurité » dira-t-il. Jusqu’à la fin de sa carrière officielle en 1977 et bien au-delà, Kissinger continuera à influencer la vie politique américaine, comme en témoignent ses soutiens ouverts à Reagan, ses conseils à Bush Jr. et à bien d’autres. En juillet dernier, âgé de 100 ans, il restait toujours influent et même en mesure de voyager. Il fut reçu par Xi Jinping en personne à Pékin, quelques mois seulement avant sa disparition.
WH, 10 décembre 2023
1 Le Watergate est une affaire d’espionnage politique avec écoutes qui aboutit, en 1974, à la démission du Président Richard Nixon.
2 Afin de cultiver la crainte chez les « Soviétiques », Kissinger laissait entendre habilement que Nixon pouvait être « incontrôlable », c’est-à-dire prêt à utiliser la bombe atomique à tout moment. Bref, un partage du travail dans lequel Kissinger passait pour le « gentil » et Nixon le « dangereux méchant ».
3 Cette politique visant à normaliser les relations avec l’Union soviétique était considéré avec méfiance par les Américains.
4 Le chanteur américain Tom Leher dira que « la satire politique est devenue obsolète depuis que Henry Kissinger a reçu le prix Nobel de la paix ». Françoise Giroud parlera d’un « prix Nobel de l’humour noir ».
5 « Souvenons-nous : les massacres et les crimes des “grandes démocraties” », Revue internationale n° 66 (1991).