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Sur les quinze pays de l’union Européenne, il n’y en a que deux qui ne sont pas gouvernés par la gauche ou dans lesquels la gauche n'est pas représentée au gouvernement : l'Irlande et l'Espagne. Ceux-ci ne sont pas à proprement parler des pays de premier plan parmi les pays industrialisés significatifs des choix politiques de la bourgeoisie. Par ailleurs, la première puissance mondiale, les États-Unis, est elle aussi gouvernée par la gauche. On peut donc parler d’une réelle tendance actuelle d’accession de la social-démocratie au gouvernement. Celle-ci est le résultat d'une stratégie délibérée à l'échelle internationale car, comme nous allons le voir[1], il existe un faisceau de facteurs conduisant à la nécessité pour la bourgeoisie de jouer cette carte, tous ces facteurs ayant un lien direct ou indirect avec la question de la lutte de classe.
La bourgeoisie ne réagit pas au coup par coup aux contradictions qui assaillent son système, au premier plan desquelles se trouve la lutte de classe, mais au contraire anticipe leur surgissement en déployant les stratégies les plus à même d’y faire face. Au sein de celles-ci, les partis de gauche ont souvent une importance de premier ordre du fait que, depuis qu'ils ont trahi le camp du prolétariat pour celui de la bourgeoisie, ils ont une fonction fondamentale au sein de l'appareil politique bourgeois, celui de l'encadrement de la classe ouvrière.
Mais le rôle attribué à ces partis traîtres au prolétariat par les plans de la bourgeoisie dépend des circonstances. "Sa fonction anti-ouvrière, la gauche ne l'accomplit pas uniquement et même pas généralement au pouvoir. La plupart du temps, elle l'accomplit plutôt dans l'opposition parce qu'il est généralement plus facile de l'accomplir en étant dans l'opposition qu’au pouvoir. En règle générale, la participation de la gauche au pouvoir n 'est absolument nécessaire que dans deux situations précises : 1) dans l'union sacrée en vue de la guerre pour entraîner les ouvriers à la défense nationale ; 2) dans une situation révolutionnaire pour contrecarrer la marche de la révolution.
En dehors de ces deux situations extrêmes, dans lesquelles la gauche ne peut pas ne pas s'exposer ouvertement comme défenseur inconditionnel du régime bourgeois en affrontant ouvertement et violemment la classe ouvrière, la gauche doit toujours veiller à ne pas trop dévoiler sa véritable identité et sa fonction capitaliste et à maintenir la mystification que sa politique vise la défense des intérêts delà classe ouvrière (...) Ainsi, même si la gauche comme tout autre parti bourgeois aspire "légitimement" à accéder au pouvoir étatique, on doit cependant noter une différence qui distingue ces partis des autres partis de la bourgeoisie pour ce qui concerne leur présence au pouvoir. C 'est que ces partis de la gauche prétendent être des partis "ouvriers" et comme tels ils sont obligés de se présenter devant les ouvriers avec un masque, une phraséologie "anticapitaliste" de loups vêtus de peau de mouton. Leur séjour au pouvoir les met dans une situation ambivalente plus difficile que pour tout autre parti franchement bourgeois. Un parti ouvertement bourgeois exécute au pouvoir ce qu'il disait être, la défense du capital, et ne se trouve nullement discrédité en faisant une politique anti-ouvrière. Il est exactement le même dans l’opposition que dans le gouvernement. C'est tout le contraire en ce qui concerne les partis dits "ouvriers". Ils doivent avoir une phraséologie ouvrière et une pratique capitaliste, un langage dans l’opposition et une pratique absolument opposée dans le gouvernement.[2]"
Retarder les surgissements massifs de la lutte de classe
La stratégie actuelle de la bourgeoisie fait suite à celles de la gauche au pouvoir dans les années 70 et de la gauche dans l'opposition dans les années 80.
Dans les années 70, l'arrivée de la gauche au pouvoir, dont la manifestation la plus typique est celle du gouvernement travailliste en Grande-Bretagne en 1974, se fait à chaud face à des mouvements de lutte sociale très importants exprimant une combativité massive. Le programme de la gauche se présentait comme une véritable "alternative au capitalisme" (Mitterrand à l'époque parlait de "rupture avec le capitalisme"). Le langage politique électoral de la gauche était destiné à canaliser, focaliser, la colère et la combativité ouvrières autour de la perspective de la gauche au gouvernement. Soit la perspective ne se réalisait pas et on disait à chaque élection aux ouvriers "votez pour la gauche, cela va changer". Soit elle se réalisait et on disait "on ne peut pas tout faire tout de suite, il faut attendre, etc. parce que de toutes façons, il faut réparer les dégâts faits par la droite, mais faites-nous confiance ... et pour le moment, évidemment, ne faites pas grève, sinon vous saboteriez l'alternative de gauche".
Cependant, face à des surgissements massifs de la lutte de classe, un changement de stratégie consistant à placer la gauche dans l’opposition s’était imposée à la bourgeoisie, à la fin des années 70. La gauche au gouvernement ou sa perspective n’étant plus alors en mesure de les empêcher, il fallait les affaiblir au moyen d’un partage du travail entre la droite au gouvernement, assumant les attaques contre la classe ouvrière et la gauche dans l'opposition, avec un langage radical de dénonciation du gouvernement pour être à même de saboter de l'intérieur la réponse ouvrière.
L’effondrement du bloc de l’Est et le recul profond que son utilisation idéologique par la bourgeoisie entraînèrent dans le prolétariat vinrent radicalement modifier les données du rapport de force entre les classes. La faiblesse de la lutte de classe est alors telle qu'elle "n 'impose plus à la bourgeoisie, pour un certain temps, l’utilisation prioritaire de la stratégie de gauche dans l'opposition[3]". Cependant, pour aussi profond qu'ai été ce recul de la lutte de classe, le cours historique vers des affrontements de classe décisifs n'a pas été inversé en faveur d'une perspective de marche à la guerre.
L’arrivée des partis de gauche au gouvernement, dans les années 90, est donc permise par la nouvelle donne du rapport de force entre les classes. Mais la stratégie actuelle de gauche au gouvernement n'est pas la répétition de celle des années 70. Lorsqu'aujourd'hui les partis de gauche se présentent aux élections ou bien arrivent au gouvernement, ils ont un langage extrêmement modéré. Aujourd'hui il n'y a pas une situation d'urgence, il n'y a pas de luttes massives comme il y a 25 ans. En ce sens, la venue des partis de gauche au gouvernement n'apparaît pas comme un moyen de défouler la combativité ouvrière, de la canaliser.
Néanmoins elle s'adresse encore essentiellement à la classe ouvrière. En effet, elle correspond à une stratégie, valant à l’échelle internationale dans les pays les plus industrialisés[4], qui vise à retarder les surgissements des luttes massives de la classe ouvrière.
De plus en plus et en particulier face à l'intensification des attaques capitalistes, la classe ouvrière est de nouveau en train de lutter, même si c'est encore de façon très dispersée. La bourgeoisie est parfaitement consciente que des luttes massives permettront à la classe ouvrière, en reprenant confiance en elle, de surmonter le poids du recul de sa conscience consécutif à l'effondrement du bloc de l'Est et de retrouver le chemin vers une perspective révolutionnaire. Même si elle ne peut se dispenser de porter des attaques de plus en plus violentes contre la classe ouvrière à cause de l'aggravation de la crise économique (et de la guerre à faire payer), la façon dont ces attaques sont portées, l’enrobage idéologique qui les accompagne, influent sur la manière dont la classe ouvrière y réagit. Et justement, la gauche a cette capacité de les faire passer "en douceur", en les présentant de surcroît comme des avantages pour les ouvriers, comme c'est le cas en particulier avec les trente-cinq heures en France. La manière dont l’attaque a été amenée dans un contexte de combativité réelle (comme en témoignent un ensemble de luttes et mouvements de ras-le-bol dispersés) mais relativement faible par rapport à la situation des années 70, a permis d'éviter un embrasement des luttes. Cela ne résout pas dans le fond le problème de la lutte de classe, mais permet à la bourgeoisie de gagner du temps.
Le renforcement de l'intervention de l'État
Sur le plan de la gestion de la crise économique il existe également des éléments qui vont en faveur d’une venue de la gauche au gouvernement dans la plupart des pays. C’est notamment l’échec aujourd’hui patent des politiques ultra-libérales dont Reagan et Thatcher étaient les représentants les plus notables. Évidemment, la bourgeoisie ne peut faire autre chose que de poursuivre les attaques économiques contre la classe ouvrière. De même elle ne reviendra pas sur les privatisations qui lui ont permis à la fois de soulager les déficits du budget de l’État, de mieux rentabiliser un certain nombre d’activités économiques et d’éviter la polarisation immédiate des conflits sociaux, dès lors que le patron est l’État lui-même.
Cela dit, la faillite des politiques ultra-libérales (qui s’est exprimée notamment avec la crise asiatique) apporte de l’eau aux tenants d’une politique de plus grande intervention de l’État. Cela est valable au niveau des discours idéologiques : il faut que la bourgeoisie fasse semblant de présenter l’aggravation de la crise comme le résultat de ses erreurs, afin que celle-ci ne favorise la prise de conscience du prolétariat. Mais c’est également valable au niveau des politiques réelles : la bourgeoisie prend conscience des "excès" de la politique "ultra-libérale". Dans la mesure où la droite était fortement marquée par cette politique de "moins d’État", la gauche est, pour le moment, la plus indiquée pour mettre en œuvre un tel changement. La gauche ne peut pas rétablir "l’État providence" mais elle fait semblant de ne pas trahir complètement son programme en rétablissant une plus grande intervention de l’État dans l’économie.
La gauche "va-t’en guerre"
Dans certains pays, en Grande-Bretagne par exemple où les conservateurs sont divisés (entre les pro-américains et les partisans de la rupture de l’alliance historique avec Washington), la gauche est plus homogène pour assurer la défense des intérêts impérialistes nationaux. Mais, dans tous les pays, il se trouve que la gauche est mieux à même que la droite d'assumer les politiques impérialistes dans les conditions actuelles. Une telle supériorité de la gauche résulte à la fois de la nécessité pour chaque bourgeoisie des pays centraux d’une participation croissante aux conflits militaires qui ravagent le monde et de la nature même de ces conflits. En effet, ces derniers se présentent souvent comme d’horribles massacres de populations civiles face auxquels la "communauté internationale" se doit de faire valoir "le droit" et de mettre en place des missions "humanitaires". Depuis 1990, la presque totalité des interventions militaires des grandes puissances s’est habillée de ce costume et non de celui de la défense des "intérêts nationaux". La guerre dans les Balkans vient de donner lieu à un battage inégalé sur cette question des droits de l'homme, des réfugiés, de la barbarie, de la purification ethnique, etc. Et pour conduire les guerres "humanitaires", il est clair que la gauche est mieux placée que la droite (même si cette dernière peut aussi faire l’affaire), un de ses fonds de commerce étant justement la "défense des droits de l’homme" comme thème de mystification idéologique du prolétariat. La guerre en Serbie vient de nouveau d'en constituer l'illustration. C'est par les gouvernements de gauche que la campagne belliciste a été prise en charge. Et au sein de celle-ci, les "verts" se sont particulièrement illustrés soit à la tête de la diplomatie de guerre allemande soit en étant, en France, les partisans les plus irréductibles d’une intervention terrestre au nom de "l’urgence humanitaire", bien sûr !
Ici aussi apparaît le lien avec la lutte de classe. Si le thème des droits de l'homme est destiné à faire accepter la guerre à l'ensemble de la population, il vise plus particulièrement à entraver la prise de conscience du prolétariat de la nature réelle des conflits impérialistes.
Néanmoins, cela ne peut aller au-delà et son objectif n'est pas, contrairement à la période noire des années trente, d'embrigader un prolétariat vaincu et résigné à l'échelle internationale dans la guerre impérialiste. Comme l'ont démontré diverses manifestations de la lutte de classe dans les grands pays industrialisés pendant le conflit dans les Balkans, le prolétariat du cœur du capitalisme n'est pas disposé à se sacrifier pour l'effort de guerre et encore moins pour la guerre elle-même.
Au cours des années 90, on a donc vu dans beaucoup de pays les gouvernements de droite laisser la place à des gouvernements de gauche. Une telle alternance est elle-même un moyen de mystification de la classe ouvrière. En effet, elle permet la crédibilisation du mythe de l'État démocratique et du jeu démocratique alors que depuis des années, la droite était au gouvernement dans des pays centraux comme l'Allemagne, la Grande-Bretagne et même les Etats-Unis. Il faut que, de temps en temps, les élections conduisent à un changement de majorité et de gouvernement pour que la mascarade reste crédible.
La confirmation du cours historique aux affrontements de classe
Le fait que la stratégie de gauche au gouvernement sur les trois plans (crise, guerre, lutte de classe) ait pour motivation fondamentale la question de la classe ouvrière est l’expression que le problème de son contrôle constitue une préoccupation centrale de la bourgeoisie dans la période actuelle[5]. C’est la claire illustration que le cours historique vers des affrontements de classe ouvert en 68 n'a pas été inversé et cela malgré le profond recul de la lutte de classe imprimé par l’effondrement du bloc de l’Est. En ce sens, si aujourd'hui la bourgeoisie a tout avantage à placer la gauche au gouvernement, il se produira de nouveau une situation où le niveau de la lutte de classe, et notamment le resurgissement de luttes massives, lui imposera de recourir de nouveau à une politique de gauche dans l’opposition.
Ainsi, contrairement au discours de la gauche de la gauche (LO, LCR, etc.) qui présente la social-démocratie et les PC comme se situant à mi-chemin entre la défense des intérêts de la classe ouvrière et ceux du capital, toute l'expérience historique montre que ces deux partis, depuis qu'ils ont trahi le camp du prolétariat, constituent au contraire l'avant-garde de la bourgeoisie contre la lutte des classes. L'utilisation que la classe dominante fait de ces partis, au sein de son dispositif politique, ne correspond pas au hasard des situations mais bien à des stratégies parfaitement élaborées en fonction de situations déterminées en premier lieu par le niveau de la lutte de classe.
[1] L'article que nous publions ci-dessous est une adaptation d'un texte d'orientation de notre organisation publié dans la Revue Internationale n° 98 sous le titre Pourquoi la présence des partis de gauche dans la majorité des gouvernement européens actuels. Nous conseillons à nos lecteurs de s'y reporter pour bénéficier d'une analyse plus détaillée.
[2] Extrait de l’article Dans l’opposition comme au gouvernement, la "gauche” contre la classe ouvrière de la Revue Internationale n“ 18.
[3] Revue Internationale n° 61
[4] A ces tendances générales, il y eut bien sur des exceptions résultant de conditions particulières. Parmi celles-ci nous avons déjà largement analysé dans nos colonnes le cas de la France où, à cause des querelles de la droite - significatives de ses profondes faiblesses politiques- la gauche est arrivée au pouvoir suite à "l'accident" de 1981, complètement à contre-courant des besoins de la bourgeoisie face à la lutte de classe. De même, aujourd'hui, si la présence de la gauche au pouvoir en France est mise à profit par la bourgeoisie dans le même sens que dans les autres pays, la manière dont s'est passée la "sortie" de la droite, suite aux élections anticipées de 1997, n'est pas l'expression d'une volonté délibérée de la bourgeoisie mais d'une ratée de la droite française, laquelle a encore aggravé ses divisions et son désarroi.
[5] Il existe aussi d'autres facteurs ne relevant pas de la lutte de classe dont la bourgeoisie tire profit en plaçant la gauche au gouvernement. Moins liés que la droite aux intérêts à court terme de tel ou tel secteur capitaliste, les partis de gauche ont en général une plus claire conscience de leurs responsabilités dans la défense des intérêts généraux du capital et, de ce fait, sont moins affectés que les partis de droite par le phénomène de la décomposition caractérisant la période actuelle et s'exprimant notamment, à des niveaux inégalés,-par la corruption, les scandales, la tendance à l’éclatement, etc.