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En novembre 1998, Cajo Brendel, le dernier représentant encore vivant de la Gauche germano-hollandaise, a tenu une série de réunions de discussions publiques en Allemagne. A Berlin, il a organisé trois soirées de discussions : sur la position des communistes de conseils sur la révolution russe et le bolchévisme, sur les luttes en Espagne dans les années 30 ainsi que sur les perspectives du siècle prochain. Mais il est également intervenu à Dresde et à Cologne. 50 à 100 personnes ont participé à ces réunions - un nombre très important quand on pense au mal que se donne la classe dominante depuis toujours pour taire la simple existence du communisme de gauche. Le CCI a lui aussi participé aux deux premières réunions à Berlin ainsi qu'à une autre tenue à Cologne. L'intervention de Cajo Brendel a permis qu'un nombre important d'éléments politisés découvre ou connaisse mieux les positions de la Gauche communiste.
Brendel défend des positions révolutionnaires
À travers ses exposés et ses contributions aux discussions, Cajo Brendel a prouvé à notre avis que les prises de position "classiques" de la Gauche germano-hollandaise n'ont pas perdu de leur actualité, même si, comme Cajo l'a affirmé après Marx, "notre théorie n 'est pas un dogme mais un fil directeur pour l'action". Tout comme l'avait fait depuis longtemps ce que l’on a appelé "l’école hollandaise du marxisme " animée entre autres par Anton Pannekoek et Hermann Gorter, le camarade Brendel a dénoncé le caractère bourgeois du parlementarisme, des syndicats, de la social-démocratie mais aussi le caractère capitaliste d'État de l'ex- bloc de l'Est. Et, tandis que les courants capitalistes d'État comme le stalinisme ou le trotskisme saluent le nouveau gouvernement allemand "Rouge-Vert" comme un progrès pour la classe ouvrière, Brendel a démontré la nature profondément anti-ouvrière de ce gouvernement.
À l'égard du "volontarisme" redevenu à la mode aujourd'hui, Brendel a expliqué que vouloir la révolution ne suffit pas pour pouvoir faire effectivement la révolution. La révolution présuppose la crise économique et sociale objective du système (...)
La compréhension du 20e siècle et la question du déterminisme
Les positions de Cajo Brendel ont entraîné des discussions controversées. Cela est d'ailleurs dans son esprit. La question de l'intégration des grands événements du 20e siècle dans une compréhension globale de la période historique, du rapport de forces entre les classes a été soulevée. Pour Brendel, une révolution prolétarienne victorieuse en Espagne à l'époque n'était pas possible avant tout du fait qu'il n'y avait pas encore de capitalisme moderne en Espagne. Pour une présentation détaillée de la position de Brendel sur l'Espagne, se reporter à sa brochure (écrite en commun avec Henri Simon) De l'anti-franquisme à l'après franquisme : illusions politiques et lutte de classes (Éditions Spartacus).
Pour Cajo Brendel, il existe certains parallèles entre l'Espagne des années 30 et la Russie de 1917 : il s'agit dans les deux cas de révolutions bourgeoises.
Un participant fit remarquer que l'Espagne des années 30 était encore un pays essentiellement agraire mais que l'agriculture tout comme l'industrie fonctionnaient sur des bases capitalistes. La principale critique à la conception de Brendel, pour qui c'était encore la révolution bourgeoise qui était à l'ordre du jour à l'époque en Espagne, a été adressée par les anciens camarades du groupe "La révolution sociale n'est pas une affaire de parti” (fondé en Allemagne après 1968, ce groupe fut en son temps la première organisation communiste de Gauche, même si elle eut une existence éphémère). Ces camarades déclarèrent que Cajo Brendel considérait les événements trop pris en eux-mêmes, isolément du cadre international et historique. La question de pourquoi les luttes ouvrières en Espagne n'avaient pas fait surgir de conseils ouvriers et devaient finir dans la défaite ne pouvait être expliquée que par la situation internationale. Les conseils ouvriers en Russie, en Allemagne et en Europe centrale à la fin de la Première Guerre mondiale, argumentèrent les camarades, ont prouvé que la révolution mondiale était à l'ordre du jour, non pas localement mais au niveau mondial.
Les camarades de Berlin ont soumis la position de Brendel à une seconde critique importante : le fait que les luttes révolutionnaires se soient terminées sur une défaite ne constitue pas en soi la preuve que la révolution prolétarienne n'est pas à l'ordre du jour de l'histoire. Il ne peut pas y avoir de révolution prolétarienne sans que les conditions objectives soient mûres pour qu'elle se produise. Mais les conditions objectives à elles seules ne suffisent pas pour que la révolution puisse vaincre. En sous-estimant la question du développement révolutionnaire de la conscience de classe au sein de la classe ouvrière -conscience qui en 1917-18 montre une tendance à l'ascendance pour plus tard clairement refluer (raison pour laquelle les ouvriers espagnols peuvent relativement facilement être mobilisés pour la défense de la démocratie bourgeoise)- Cajo Brendel se trouve, à notre avis, victime d'une conception déterministe.
Lors de cette réunion publique, le CCI s'est déclaré en accord avec les anciens camarades de "Révolution Sociale". En effet, la branche communiste de conseils de la Gauche communiste, telle qu'elle est défendue par Cajo Brendel, déjà sur la question de la révolution russe retombe dans la vieille conception de Kautsky et des mencheviks selon laquelle, en raison de l'état d'arriération de la Russie en 1917, c'était exclusivement la révolution bourgeoise qui se trouvait à l'ordre du jour. Mais, à cette époque, tous les révolutionnaires, aussi bien Lénine, Luxembourg, Bordiga que Pannekoek, savaient qu'une seule révolution était possible, la révolution prolétarienne mondiale.
Lors de la réunion publique "Communisme de conseils contre bolchevisme" tenue à Berlin, un participant a critiqué à juste raison la théorie de "l'effondrement du capitalisme" qui, dans les années 20, a poussé une partie de la Gauche germano-hollandaise à attendre une défaillance ou une paralysie objective et soudaine de l'activité économique capitaliste d'une telle ampleur que le prolétariat se trouverait quasi- contraint d'accomplir la révolution.
Cette conception sous-estimait également le facteur objectif de la conscience de classe.
Les événements d'Espagne et la décadence du capitalisme
L'intervention du CCI lors de la réunion publique dédiée à l'Espagne s'est concentrée sur la défense de l'attitude des communistes de gauche italiens et hollandais face aux événements de l'époque. Aussi bien la Fraction italienne à l'étranger avec la revue Bilan que le Gruppe Internationaler Kommunisten (GIK, Groupe des communistes internationaux) aux Pays-Bas expliquaient que les fascistes de Franco et le Front populaire de la gauche bourgeoise étaient pareillement des ennemis du prolétariat, qu'à cette occasion la contribution des staliniens et des anarchistes de la CNT à la défaite de la classe ouvrière avait été fondamentale. Bilan et le GIK s'accordaient sur le fait que ce n'était plus la révolution bourgeoise qui se trouvait à l'ordre du jour mais bien la contre-révolution bourgeoise. Mais même le groupe de l'époque de Cajo Brendel, qui publiait la revue Proletarier à La Haye, refusa strictement de soutenir le front populaire antifasciste. Ainsi étaient jetés les fondements politiques de la défense de l'internationalisme prolétarien - dans la continuité de Lénine, Liebknecht et Luxembourg - par la Gauche communiste dans la Seconde Guerre mondiale. Nous avons demandé à Cajo Brendel de prendre position sur notre présentation de l'attitude des communistes de gauche. Il répondit, sans entrer dans les détails, en affirmant que le point de départ de ces courants n'avait pas été le combat contre les deux fronts mais la question de comment pouvoir combattre le plus efficacement le fascisme. Dans une lettre où il prend position sur le premier projet de cet article relatant sa visite en Allemagne, Cajo Brendel précise son attitude concernant le rôle des anarchistes en Espagne : "Ce n'est pas la CNT qui a abandonné la classe ouvrière mais quelques ministres anarcho-syndicalistes. "
De ce fait l'attitude actuelle de Brendel représente à nos yeux un recul, non seulement par rapport au GIK mais également par rapport à sa propre position de l'époque. Pour nous, cette faiblesse politique est liée au rejet de la théorie de la décadence. Lorsqu'en 1919, l'internationale Communiste fut fondée, tous les marxistes partageaient la conception que le capitalisme était entré dans sa phase de déclin depuis 1914. Avec la victoire de la contre-révolution, et surtout après la Seconde Guerre mondiale, une partie des communistes de gauche - aussi bien les "bordiguistes” que les "communistes de conseils" - abandonnèrent la théorie de la décadence.
La question de la conscience de classe
Lors de la réunion publique consacrée au conseillisme et au bolchevisme, Brendel fut confronté à une vive opposition avec son affirmation que plus les ouvriers deviennent conscients, plus ils s'éloignent de leurs intérêts matériels. De telles observations témoignent, de notre point de vue, de combien le communisme de conseils actuel s'est éloigné de l'attitude fondamentale de Pannekoek pour qui la conscience de classe et l'auto-organisation constituent les seules armes de la classe ouvrière.
Et, tandis que la Gauche germano-hollandaise de la première heure soutenait avec passion la nécessité de l'intervention organisée et centralisée des révolutionnaires, la conception contemporaine du communisme de conseils en revient à considérer que la conscience de classe n'apparaît et ne se développe qu'au niveau local et immédiat dans les luttes quotidiennes[1]. De ce fait, l'unification des révolutionnaires dans une organisation particulière, si elle n'est pas exclue, est cependant dédaignée.
Un bilan positif
De notre point de vue, le bilan de la tournée de réunions publiques de Brendel est positif. Elle a réussi à faire connaître l'existence et à propager les positions des Gauches communistes dans un public plus large. De plus, une image authentique de la discussion prolétarienne a été donnée dans ces réunions, aux antipodes de la politique stalinienne et trotskiste de la manœuvre et de sabotage des débats. Cajo Brendel, le CCI et d'anciens membres de "Révolution sociale", tout comme d'autres sympathisants du milieu politique prolétarien, ont été capables de défendre en commun les positions de la Gauche communiste. L'attitude de Cajo Brendel dans la discussion était ouverte, polémique, fraternelle et ainsi profitable à la clarification politique.
Les réunions publiques n'ont pas seulement été un lieu de clarification, mais également un lieu de combat politique. La classe dominante a attentivement suivi la tournée de Brendel en Allemagne et s'y était préparée. Les représentants de l'aile gauche du capital (les partis capitalistes d'Etat de gauche et les syndicats) sont apparus nombreux, mais la plupart du temps ne sont pas intervenus ouvertement sous leur drapeau bourgeois.
Au lieu de cela, ils ont tout fait pour empêcher les discussions sur la signification historique et les positions politiques de la Gauche communiste en détournant l'attention sur les erreurs du communisme de conseils d'aujourd'hui. Ce fait détermina l'ensemble de l'intervention de notre organisation. Il existe sans doute de nombreuses divergences entre le CCI et le groupe Daad en Gedachte dont nous avons publiquement débattu dans le passé et dont nous débattrons encore dans l'avenir. Cependant, il s'agit ici de tout autre chose : de la proclamation et de la défense en commun de notre héritage politique commun. Pour nous, Cajo Brendel est une partie du milieu politique prolétarien et ainsi un camarade du camp du communisme de gauche. Il s'agit de combattre en commun les tentatives d'étouffement par la bourgeoisie, ses attaques et ses calomnies. Il s'agissait aussi pour nous d'empêcher que la bourgeoisie ne s'empare de cette tradition pour la dénaturer et l'émasculer. Justement, la bourgeoisie allemande trouve intérêt à présenter la Gauche germano- hollandaise comme une curiosité radicale du passé, comme quelque chose d'académique ou à reléguer au musée, tentant de lui faire prendre place dans le cadre de la démocratie bourgeoise.
La classe dominante a dernièrement désigné la Gauche communiste comme son ennemi politique principal. Il y a seulement peu d'années de grands quotidiens européens comme Le Monde ou la Frankfurter Allgemeine Zeitung ont couvert de pleines pages de calomnies sur Amadeo Bordiga pour son attitude internationaliste dans la Seconde Guerre mondiale. En effet, maintenir bien haut l'internationalisme lors de la guerre civile espagnole et dans la Seconde Guerre mondiale, tandis que l'anarchisme et le trotskisme trahissaient la cause du prolétariat, forme la caractéristique primordiale et commune de notre tradition -qu'il s'agisse de la Gauche communiste "hollandaise", "italienne" ou encore "française".
Et effectivement, comme les événements en Irak et dans les Balkans le confirment, nous traversons la période de l'enfoncement accéléré du capitalisme dans le militarisme et la guerre. Comme toujours en de telles périodes, les "camarades sans patrie", les internationalistes prolétariens conséquents se montrent comme étant les ennemis les plus dangereux de la bourgeoisie. Nous en sommes fiers.
D'après Weltrevolution n°92 (organe du CCI en Allemagne)
[1] Nous avons soumis le projet de cet article au camarade Brendel pour qu'il puisse examiner l'exactitude de la restitution de SA position. Il s’agissait à cet égard pour nous surtout d'écarter tout malentendu pour que le débat ouvert ne se trouve pas dévié par des méprises. Pour ce qui concerne sa position vis-à-vis de la question de la conscience de classe lors de cette tournée de réunions publiques, le camarade Brendel nous écrit : "Que 'la question de la conscience de classe révolutionnaire au sein de la classe ouvrière a été omise' est vraiment ridicule. J'en ai discuté le premier soir avec l'une des jeunes femmes présentes. Je l'ai encore abordée un autre soir. Peut-être que les gens du CCI n'étaient justement pas présents. Mais. ..pour cause d'absence (de temps à autres !) on doit naturellement se garder de telles affirmations. "