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Lors de nos deux dernières permanences en France, celles des 27 mars et 12 juin derniers, un des thèmes centraux portait sur la nature révolutionnaire du prolétariat. Outre l’article bilan qui avait permis de rendre compte de ces débats, (1) nous nous étions engagés à traiter d’un questionnement plus particulier soulevé par les participants et par des contributions écrites. (2) L’article ci-dessous reprend et prolonge toute une réflexion en cours d’élaboration en intégrant bon nombre d’éléments apportés par la discussion à propos du phénomène de l’ « uberisation ». Outre les éclairages apportés, s’appuyant en partie sur les apports des débats, l’article ci-dessous s’efforce de replacer les problématiques dans un cadre historique en s’appuyant sur les bases du marxisme et l’expérience du mouvement ouvrier. De notre point de vue, cet effort doit permettre d’aider à donner un cadre politique afin de poursuivre la réflexion et la clarification. De ce fait, l’article est à nos yeux davantage une contribution qu’une réponse définitive aux questions soulevées.
Dans les années 2000 apparaît une nouvelle forme d’entreprise aux États-Unis, portée notamment par la plateforme de réservation de voitures avec chauffeurs : Uber. Rapidement, d’autres entreprises naissent ou se transforment sur la base de ce modèle, formant un phénomène qui sera rapidement appelé « uberisation ». Certains y voient la capacité du capitalisme à évoluer pour s’adapter aux nouvelles technologies et en tirer le meilleur, d’autres s’alarment de la destruction que le modèle opère sur la relation de travail contractuelle, autrement dit, sur le salariat.
Pour le CCI, il ne fait aucun doute que ce modèle est une tentative de générer de nouvelles activités fructueuses en utilisant judicieusement les moyens apportés par Internet et en recherchant par ce biais une flexibilité toujours plus grande du travail et un coût le plus bas possible. Aujourd’hui en effet, nous croisons tous les jours ces « nouveaux » travailleurs, livreurs à vélo, chauffeurs « VTC », etc.
Pour autant, ces travailleurs ne sont pas stricto sensu des salariés. Ils possèdent au moins en partie leur outil de travail (le vélo, la voiture, etc.), ils ne sont pas liés à leur plateforme par un contrat de travail mais lui vendent une prestation. En France, ils ont en général le statut d’ « entrepreneur indépendant ». Cela soulève des questions fondamentales : ces travailleurs, quelle que soit leur condition économique, font-ils partie de la classe ouvrière ? Leurs luttes peuvent-elles contribuer à l’effort de la classe pour combattre et résister à l’exploitation ?
Les travailleurs uberisés font partie de la classe ouvrière
D’un premier abord, le caractère prolétarien de ces travailleurs est protéiforme. D’un côté, les jeunes livreurs à vélo n’ont souvent que cette activité pour survivre. D’un autre côté, certains chauffeurs de VTC arborent fièrement leurs grosses cylindrées et se rêvent ouvertement comme « leur propre patron ». Le fait est que nous ne sommes pas face à un secteur « homogène » comme pourraient l’être celles des cheminots, des enseignants, des ouvriers du textile, etc. Au-delà de cette hétérogénéité réelle, nous savons bien que « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience ». (3) Le fait qu’un « VTC » se rêve en patron ne fait pas de lui un bourgeois ou un petit-bourgeois. En revanche, le fait qu’il le soit matériellement, oui.
Les travailleurs indépendants des plateformes sont-ils donc matériellement des patrons ? Nous pourrions, pour répondre à cette question, nous baser sur les rapports juridiques qui les lient à leur plateforme. Comme nous l’avons exposé, ces travailleurs ne sont pas salariés, ils vendent une prestation comme n’importe quel artisan le fait à ses clients. La seule différence ici est que cette vente s’inscrit dans une relation triangulaire entre un prestataire, un vendeur et un acheteur, relation qu’on retrouve par ailleurs dans les secteurs du transport (agences de voyage), le courtage, etc.
Le travailleur n’a donc pas de dépendance juridique vis-à-vis de la plateforme. Il est juridiquement libre. Cependant, les rapports juridiques ne suffisent pas à analyser ce type de relation. Dans son examen de la naissance et du développement du capitalisme, Marx souligne la nécessité de tenir compte des rapports de production dans la relation entre le capital et le travail. Dans ce cadre, il identifie sur un plan historique deux phases : la domination formelle du capital, puis sa domination réelle. (4)
Dans la domination formelle, nous retrouvons les premières concentrations capitalistiques, les manufactures, qui précèdent l’ère industrielle, dans le domaine du textile particulièrement. Dans cette première évolution des rapports de production du capitalisme, les travailleurs restent plus ou moins dépendants du capital. Ils gardent encore, pour bon nombre d’entre eux, leur outil de travail et, à partir de la matière première fournie par le capitaliste, réalisent un produit qu’ils vendent au même capitaliste. Le cas le plus connu concerne le secteur du textile, comme celui des tisserands de Silésie évoqué par Marx en 1844, ou les premiers canuts lyonnais. Ces derniers sont détenteurs de leur propre métier à tisser et produisent des pièces de soie pour le compte d’un fabricant. Ils travaillent donc « à la pièce » ou « à la commande ».
Cette relation de travail « pré-capitaliste » s’apparente aujourd’hui, par analogie, à la relation entre le travailleur indépendant et sa plateforme de commande : le travailleur n’est juridiquement pas dépendant du capitaliste, mais reste dépendant de lui économiquement. Marx expose deux caractéristiques de ce rapport : « 1. un rapport économique de domination et de subordination, du fait que le capitaliste consomme désormais la force de travail, donc la surveille et la dirige ; 2. une grande continuité et une intensité accrue du travail ». (5)
Dans ce cadre également, les premiers travailleurs du textile étaient obligés eux-mêmes de s’imposer des horaires prolongés pour faire face à la concurrence d’autres ouvriers exploités dans de plus grandes concentrations. Comment ne pas voir certaines de ces caractéristiques chez le chauffeur ou le livreur Uber ou autres ? Celui-ci n’a pas d’autre moyen pour travailler que d’attendre les commandes de sa plateforme. Pas d’autre moyen d’augmenter ses revenus que d’augmenter toujours plus son temps de travail (par exemple, pour un livreur de pizzas en multipliant ses courses journalières). La plateforme est donc l’unique ordonnateur, contrairement à ce qui se passe pour un artisan ou une entreprise de transport, qui peut générer de l’activité en dehors des agences ou des courtiers. Qui plus est, la dépendance économique est totale quand on sait que la plateforme fait reposer ses commandes sur des algorithmes favorisant les travailleurs les plus disponibles, les plus rapides et peut de son propre chef « désactiver » un travailleur ne donnant pas satisfaction. Cela, en poussant au paroxysme la concurrence au mépris de la santé des travailleurs. Enfin, c’est la plateforme qui s’octroie la plus grande partie de la plus-value générée par l’activité. Le travailleur perçoit un paiement fixe pour chaque commande.
Nous voyons donc que si la soumission du travailleur à la plateforme ne repose pas sur un lien juridique tangible, cette soumission en prend néanmoins toutes les formes sur le plan économique. Il n’est donc pas contestable que ces travailleurs fassent partie de la classe ouvrière, bien que leur exploitation ne soit pas consacrée par un contrat salarial.
Les travailleurs uberisés sont-ils les nouveaux fers de lance de la lutte de classe ouvrière ?
Le statut de ces travailleurs leur confère, par ailleurs, une grande précarité et les soumet à une sur-exploitation. Ils font sans doute partie, avec les chômeurs, des prolétaires les plus touchés par les effets de la crise du capitalisme. Il serait donc tentant de penser que cette situation infligée par le capital est à même de développer chez eux une combativité plus grande par rapport à celle d’autres fractions du prolétariat dont le statut serait plus « protecteur ». Par ailleurs, cette confrontation brutale aux effets de la crise économique pourrait les amener à comprendre plus rapidement que les autres secteurs du prolétariat, que le capitalisme n’a pas d’issue à offrir à l’humanité. Après tout, leurs prédécesseurs canuts ou tisserands de Silésie n’ont-ils pas mené ce qu’on considère comme les premières luttes « anticapitalistes » de l’histoire ?
Cependant, si beaucoup de choses rapprochent les travailleurs indépendants d’aujourd’hui de ceux du XIXe siècle, beaucoup de choses les séparent également. Au XIXe siècle, cette forme de relation entre le capital et le travail préfigurait la relation qui allait dominer la production capitaliste, c’est-à-dire le salariat porté par le développement du machinisme et de l’industrie. Aujourd’hui, l’uberisation résulte de l’impasse de la crise économique et de la nécessité de trouver de « nouvelles » formes d’exploitation du travail. Au XIXe siècle, les canuts, par exemple, étaient parmi les travailleurs les plus qualifiés et donc les mieux rémunérés au sein des manufactures. Aujourd’hui, les travailleurs des plateformes numériques sont parmi les plus précaires des prolétaires.
Par ailleurs, le développement du mode de production capitaliste a conduit à une division du travail extrême au sein des fabriques, rendue à la fois possible et nécessaire par le développement du machinisme et de la technologie. Cette division du travail provoque une « socialisation en masse du travail par le capitalisme ». (6) Comme le dit Marx, « le caractère coopératif du procès du travail devient donc maintenant une nécessité technique dictée par la nature du moyen de travail lui-même ». (7)
Ainsi, le capitalisme n’a eu de cesse depuis deux siècles de développer une production basée sur le travail associé, détruisant progressivement les rapports de production basés sur la domination formelle du capital sur le travail. L’uberisation opère une dynamique inverse, atomisant les travailleurs les uns par rapport aux autres, les mettant en concurrence brutale pour la vente d’une prestation de service.
Or, le caractère associé du travail dans le capitalisme est un élément fondamental de l’identité de la classe ouvrière, un caractère permettant aux prolétaires de prendre conscience qu’ils subissent les mêmes conditions d’exploitation et ont donc le même intérêt à le combattre. En d’autres termes, le travail associé est un déterminant essentiel du développement de la conscience de classe et ce déterminant manque cruellement parmi les travailleurs indépendants.
La bourgeoisie tente de valoriser ce modèle en présentant le statut de « travailleur indépendant » comme un statut beaucoup plus « libre » par rapport au salariat et offrant beaucoup plus de perspectives de développer sa propre « affaire ». Cette souplesse a, en effet, permis que le modèle se développe beaucoup aux États-Unis, car il permettait aux nombreux ouvriers ayant besoin d’un deuxième emploi pour subvenir à leurs besoins, d’articuler plus « librement » leur emploi principal avec cette activité annexe. Les illusions de pouvoir s’en sortir par ses propres moyens conduisent à ce que l’idéologie individualiste petite-bourgeoise s’installe durablement parmi ces prolétaires. Cette idéologie s’exprime également à travers les tentatives de créer des entreprises autogérées de livreurs comme Coopcycle, qui se veulent être une alternative « anarcho-communiste » face à la domination sur le marché de grands groupes tels que Deliveroo, Uber Eats et autres.
La grande précarité n’a jamais été un facteur favorable au développement de la combativité et de la conscience ouvrières. Cette précarité s’accompagne d’une extrême insécurité et d’une exacerbation de la concurrence entre travailleurs.
De plus, du fait de l’atomisation dans laquelle ces travailleurs se trouvent au sein de la sphère de production et de leur inexpérience de la lutte de classes, leurs combats demeurent très isolés. Ce qui constitue également un lourd handicap pour se rattacher aux luttes des autres secteurs et s’appuyer sur les acquis historiques de la lutte de la classe ouvrière.
Le CCI a toujours défendu que l’avant-garde du prolétariat se situait au sein des pays où celui-ci a connu le plus grand développement, acquis une expérience du travail associé, des luttes et de leur organisation collective, de ses défaites et des leçons qui peuvent en être tirées. En cela, ce secteur des « travailleurs uberisés » ne peut jouer un rôle moteur pour la lutte générale de la classe ouvrière contre le système capitaliste. Pour autant, ces travailleurs ne sont nullement perdus pour la lutte de classe. Ce rôle ne pourra cependant prendre place que dans un mouvement initié par les fractions les plus avancées et expérimentées du prolétariat qui, par le développement de leur lutte consciente, parviendront à rallier à leur combat l’ensemble de la classe, jusqu’à ses parties les plus faibles.
Il est important que les révolutionnaires aient une analyse lucide de l’état de la classe ouvrière et ne cherchent pas à se consoler des faiblesses actuelles du prolétariat à travers l’espoir de voir le prolétariat dépasser rapidement les difficultés qui pèsent sur sa combativité et sa conscience. La décomposition du système capitaliste ne fait qu’accentuer les difficultés de la classe ouvrière pour reconquérir son identité et renouer avec son projet historique. Toute la classe ouvrière subit le poids de la décomposition, mais il est clair que ses parties les plus faibles restent beaucoup plus vulnérables.
Si les fractions les plus précaires et isolées du prolétariat peuvent faire preuve d’une grande combativité, elles ne présentent pas, par elles-mêmes, une menace réelle pour le capital. Rien dans la situation actuelle ne favorise une quelconque inflexion de cette réalité, au contraire. C’est clairement dans ces fractions que nous devons aujourd’hui classer les travailleurs des plateformes numériques de transport ou de livraison. L’émergence de cette fraction du prolétariat ne saurait déplacer la responsabilité historique qui continue d’être confiée aux fractions les plus expérimentées du prolétariat mondial.
RI, 29 juin 2021
1) « Le prolétariat demeure l’ennemi et le fossoyeur du capital », Révolution internationale n° 488 (mai juin 2021).
2) « Les « travailleurs ubérisés » font-ils partie de la classe ouvrière ? », disponible sur le site internet du CCI.
3) Marx, Avant-propos à la Critique de l’économie politique (1859).
4) Nous analysons ces concepts en réponse aux interprétations erronées du milieu politique prolétarien dans notre série d’articles : « Comprendre la décadence du capitalisme », Revue internationale n° 60, (1er trimestre 1990).
5) Marx, Le Capital, Livre 1, chapitre 6 (1867).
6) Lénine, Le développement du capitalisme en Russie (1899).
7) Marx, Le Capital, livre 1, chapitre 13.