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Avec le dernier coup d’État militaire en Birmanie, l’armée reprend officiellement le pouvoir. Mais l’avait-elle vraiment quitté ? L’armée birmane, institution majeure de l’État et puissance mafieuse historique en chef, impose sa dictature et tire le maximum de bénéfices de sa position, depuis des décennies. Elle est, en effet, la seule force encore en mesure de maintenir l’ordre, la stabilité et l’unité d’un pays où les divisions et les confrontations ethniques (il existe plus de 130 ethnies différentes) sont légions. C’est donc aussi autour de l’armée que se jouent les appétits impérialistes des différentes puissances comme la Chine, la Russie, les États-Unis ou l’Inde qui ne font qu’aviver les confrontations dans cette région hautement stratégique d’Asie. L’armée birmane a généralement fait valoir ses intérêts par la force, avec un appui ouvert des impérialismes chinois et russe.
En dépit du passage de témoin à un gouvernement démocratique de façade, élu en 2015, une première depuis 1961, le coup d’État, ce 1er février, s’inscrit dans la logique d’une domination militaire permanente par une armée toute puissante qui n’a jamais cessé, depuis l’indépendance de 1948, d’être un État dans l’État. La Birmanie aura été sans interruption placée sous le joug de généraux comme le propre père d’Aung San Suu Kyi, assassiné par ses pairs en 1948, déjà. L’icone démocrate, soi-disant égérie de la paix est renversée aujourd’hui par une soldatesque qui l’avait arrêtée, puis emprisonnée de nombreuses années, pour finalement la porter au pouvoir en 2015. La “dame de Rangoon” avait su composer sans état d’âme avec ces mêmes militaires, appuyant sans scrupule la répression sanglante des Rohingyas en 2017. De fait, les forces armées birmanes n’ont jamais cédé le pouvoir : s’octroyant les ministères clés et un pourcentage conséquent des sièges au parlement.
Une expression de l’enfoncement dans la décomposition…
Le 22 décembre 2020, le patron de la Tatmadaw (1) avait réaffirmé que les forces armées doivent être aussi les figures de proue de la défense “des politiques nationales, de la sasana [religion bouddhiste], des traditions, des coutumes et de la culture”.
Il aurait d’ailleurs pu rajouter que la puissance de l’armée birmane n’est pas seulement militaire ou “culturelle” (sic), elle est aussi économique. Dès 1962, l’armée a fait main basse sur l’économie du pays. Elle dispose, officiellement aujourd’hui, de 14 % du budget national, beaucoup plus en réalité, avec une corruption et des financements largement opaques. Outre son implication dans les mines de jade, l’industrie du bois de teck, les pierres précieuses et, cerise sur le gâteau, le très rentable trafic de drogue, les militaires birmans peuvent profiter des dividendes engrangés par un conglomérat lui appartenant, la Myanmar Economic Holding Public Company Ltd (MEHL), l’une des organisations les plus puissantes et corrompues du pays. La MEHL a désormais étendu son influence dans pratiquement chaque secteur économique, des brasseries de bière au tabac en passant par l’exploitation minière et les manufactures textiles.
Historiquement, pour les États, c’est souvent l’armée qui assure, en dernier recours, la cohésion nationale et la défense des intérêts bourgeois dans des situations de division et de confrontation internes. La Birmanie n’y fait certes pas exception mais en est un exemple caricatural. Si l’armée a assuré une certaine unité du pays dans un contexte de divisions ethniques, son intérêt reste de “diviser pour régner”, garantir ses profits, entretenir les dissensions des différentes factions bourgeoises pour maintenir sa domination.
Le coup d’État de la junte dirigée par le général Ming Aung Hliang est le dernier avatar de ce processus de chaos et de décomposition grandissant où il est parfois difficile de retrouver ses petits dans un tel maelstrom de confrontations, de violences, d’épurations ethniques et de barbarie… Et toutes les manifestations de rue de la population en défense de la clique bourgeoise d’Aung San Suu Kyi, cette foi dans les illusions démocratiques, tout cela n’augure que toujours plus de chaos et de repression. Chaque situation de crise en Birmanie comme en 1988 ou en 2007 a concrètement débouché sur une répression sanglante avec chaque fois des milliers de morts. C’est aujourd’hui encore une éventualité avec les tirs à balles réelles des forces de répression qui ont déjà fait leurs premières victimes. Alors, pourquoi un coup d’État maintenant ?
Beaucoup de commentateurs bourgeois estiment que ce coup d’État est inattendu, incompréhensible, au vu de la domination militaire qui ne s’est jamais démentie, y compris ces dernières années avec l’ouverture démocratique sous contrôle militaire, et l’arrivée au pouvoir d’Aung San Suu Kyi en avril 2016.
Des hypothèses sont avancées dans les médias : le chef de l’armée, Min Aung Hlaing, bientôt retraité, aurait pu être rattrapé par la Cour internationale des droits de l’homme pour ses crimes humanitaires… Autre explication : la toute dernière victoire écrasante du parti d’Aung San Suu Kyi aux élections législatives aurait constitué un revers cinglant pour la junte militaire qui ne l’aurait pas supporté…
Tous ces éléments, aussi plausibles soient-ils, expriment surtout l’exacerbation des luttes entre les différentes fractions de la bourgeoisie au sein de l’appareil d’État birman, tout cela au détriment de la stabilité et de la gestion rationnelle de l’État lui-même. Autrement dit, les intérêts respectifs de chaque clique, qu’elle soit habillée en uniforme militaire ou à la mode démocratique, prime sur les intérêts globaux du capital national, alimentant toujours plus la corruption au sommet de l’État comme à tous les niveaux du fonctionnement de la société birmane.
La situation économique déjà précaire du Myanmar s’est dramatiquement aggravée avec la pandémie.En plus de l’accroissement du chômage, déjà traditionnellement élevé et de la paupérisation de la population et alors que le PIB a chuté vertigineusement ces dernières années dans un des pays déjà parmi les plus pauvres du monde, selon le FMI, une crise humanitaire et sanitaire alarmante est en train de voir le jour, ce qui a déjà provoqué l’émigration de centaines de milliers de personnes vers le Bangladesh ou la Thaïlande.
En définitive, les événements en Birmanie sont l’expression de cette même décomposition qui transpire de tous les pores de la société bourgeoise, de l’assaut du Capitole aux États-Unis à la crise sanitaire planétaire.
… et de l’aiguisement des tensions impérialistes
Mais ces querelles de cliques ne suffisent pas à comprendre pleinement la situation. C’est surtout au niveau des rivalités et des pressions impérialistes que se nouent les principaux enjeux. Les principales puissances occidentales, à commencer par les États-Unis, ont, elles, unanimement condamné cette opération des militaires. Juste après le coup d’État, les États-Unis, encore sous l’administration sortante de Trump, ont demandé à l’ONU une résolution en ce sens et réclamé un embargo envers ce pays. Cette résolution n’a pas été adoptée en raison du veto de la Russie et de la Chine. Dans le contexte de confrontation grandissante entre la Chine et les États-Unis, la Birmanie reste une zone stratégique de premier ordre. L’enjeu n’est autre que le contrôle de la mer de Chine méridionale, de l’île de Taïwan et du golfe du Bengale. L’impérialisme chinois n’a absolument pas intérêt à permettre une “stabilisation”, à prétention démocratique qui plus est, qui profiterait avant tout aux États-Unis. Entretenir le bourbier birman est un choix stratégique chinois en Asie, les débouchés sur le golfe du Bengale, étant un objectif majeur de la Chine, comme de l’Inde également. La Chine a donc intérêt à maintenir la déstabilisation en soutenant par exemple des guérillas dans le Nord, comme dans l’État d’Arakan, tout en caressant dans le sens du poil les militaires, en qualifiant notamment ce dernier coup d’État de “remaniement ministériel” ! Un des objectifs de Pékin est d’achever le corridor économique Chine-Myanmar (CMEC) permettant d’accéder à l’océan Indien, en contournant le détroit de Malacca qui a toujours été contrôlé par la marine américaine. Sa volonté est de maintenir l’équilibre des relations commerciales et politiques avec le Myanmar. Et surtout, il s’agit d’un pion stratégique majeur pour son projet de “route de la soie”, le long de laquelle Pékin a besoin de s’assurer des points d’appui, notamment sous la forme de futures bases militaires ou sur le terrain des alliances diplomatiques. Après le soutien affiché par Pékin au Pakistan, l’appui résolu dans la région au régime militaire du Myanmar est une opportunité de défendre ses intérêts tout en contrecarrant les propositions d’embargo et de sanction du régime militaire birman réclamés par les États-Unis.
Quant au Kremlin, il a en sous-main cautionné le coup d’État des militaires : “Une semaine avant le coup d’État, le ministre russe de la défense, Sergei Shoigu, s’est rendu au Myanmar pour finaliser un accord sur la fourniture de systèmes de missiles sol-air, de drones de surveillance et d’équipements radar, selon le Nikkei Asia Magazine. La Russie a également signé un accord sur la sécurité des vols avec le général Ming, qui se serait rendu six fois en Russie au cours de la dernière décennie”. L’Inde se retrouve dans une situation plus délicate : alors qu’elle s’était opposée résolument au putsch du régime militaire birman il y a 30 ans, elle n’a cessé de tisser depuis des liens de coopération avec le régime birman, tant avec la junte qu’avec la fraction d’Aung San Suu Kyi. Aujourd’hui, le gouvernement de Modi est tenté de maintenir une relation de dialogue avec son voisin même s’il veut éviter à tout prix de céder le moindre pouce de terrain à la Chine.
Le piège de la défense de la démocratie
Face à ce troisième coup d’État, et dans un contexte de crise où 60 % de la population vit dans l’extrême pauvreté, l’ensemble de la population, et surtout la nouvelle génération birmane ont réagi. De multiples manifestations de rue, et même des grèves se sont développées. Ce mouvement de “désobéissance civile” où sont privilégiés les actes de sabotage dans les transports, dans les télécommunications, dans l’informatique, avec l’objectif de “renouer avec la démocratie”, ne pourront pas mettre un terme à cette situation de chaos et de violence.
Même s’il est sûr que l’armée a sous-estimé la résistance civile en provoquant un mouvement de rejet sans précédent, particulièrement dans la jeunesse, le mouvement social qui se développe sur le terrain purement bourgeois de revendications démocratiques, ne contient en aucune façon les germes d’un avenir meilleur. La jeunesse est encore bourrée d’illusions à l’égard de la démocratie bourgeoise à laquelle elle a goûté ces dernières années. Mais le terrain de la défense d’un État démocratique, la défense du parti d’Aung San Suu Kyi, complice des crimes perpétrés par l’armée à l’encontre des populations rohingyas, est un piège qui ne peut que lui apporter de graves désillusions. Malgré le bilan économique décevant de quatre ans au pouvoir de la “conseillère d’État” Aung San Suu Kyi, celle-ci reste plébiscitée par une population marquée par les années de la dictature (1962-2011). Or, le parti démocratique et la junte militaire sont deux faces de la même médaille, celle de l’État bourgeois. Celui-ci est un organe ayant pour vocation de maintenir l’ordre social et le statu quo social afin de préserver les intérêts de la classe dominante et non pas pour améliorer le sort des exploités et des opprimés. Par conséquent, les centaines de milliers de jeunes et de travailleurs participant à ces manifestations sont prisonniers d’un mouvement qui ne fait que renforcer l’ordre capitaliste. Le terrain de la défense de la démocratie demeure un leurre et une véritable impasse. Pire : lutter sur ce terrain ne peut qu’aboutir à l’impuissance et aux sacrifices sanglants pour la classe ouvrière comme pour l’ensemble de la population.
Stopio, 27 février 2021
1) Autre dénomination de l’armée birmane.