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Les tensions raciales aux États-Unis sont, en partie, liées au rôle joué par le système esclavagiste dans le développement de l’accumulation primitive dans ce pays. L’esclavage existait partout (Brésil, colonies espagnoles, Caraïbes insulaire et continentale...) mais dans aucun autre pays développé, ce système n’a conditionné les relations sociales et les difficultés d’unité de la classe ouvrière autant qu’aux États-Unis. À un autre niveau de développement et d’importance, le cas de l’Afrique du Sud présente quelques similitudes.[1]
Les origines du capitalisme, après la “découverte” des Amériques, ont été marquées par l’esclavage.[2] C’est surtout dans les Amériques, et pas seulement aux États-Unis, que ce système a pris racine. Pour comprendre l’histoire de l’avènement du capitalisme, de la formation de la classe ouvrière, de la situation actuelle même, il est nécessaire d’aborder le problème de l’esclavage.
Esclavage et accumulation originelle
Comme l’écrit Marx : “La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore”.[3]
L’accumulation primitive du capital sous les anciens régimes, encore marqués par la féodalité, s’est souvent réalisée avec le travail des esclaves. Et l’Afrique, au malheur de ce continent, sera, dès le XVIIe et le XVIIIe siècle et jusque dans une grande partie du XIXe, un “terrain de chasse aux esclaves”.
Ce type d’exploitation n’est toutefois pas le même que celui du capitalisme, bien qu’il ait servi, à ses débuts, dans l’accumulation originelle (ou “primitive”) : “L’emploi sporadique de la coopération sur une grande échelle, dans l’antiquité, au Moyen Âge et dans les colonies modernes, se fonde sur des rapports immédiats de domination et de servitude, généralement sur l’esclavage. Sa forme capitaliste présuppose au contraire le travailleur libre, vendeur de sa force de travail. Dans l’histoire, elle se développe en opposition à la petite culture des paysans et à l’exercice indépendant des métiers, que ceux-ci possèdent ou non la forme corporative. En face d’eux, la coopération capitaliste n’apparaît point comme une forme particulière de la coopération ; mais au contraire la coopération elle-même comme la forme particulière de la production capitaliste. Si la puissance collective du travail, développée par la coopération, apparaît comme force productive du capital, la coopération apparaît comme mode spécifique de la production capitaliste. C’est là la première phase de transformation que parcourt le procès de travail par suite de sa subordination au capital. Cette transformation se développe spontanément. Sa base, l’emploi simultané d’un certain nombre de salariés dans le même atelier, est donnée avec l’existence même du capital”.[4] Cela signifie que tout comme le capitalisme a commencé et s’est développé dans un environnement non capitaliste, d’abord très dominant, il s’est également développé au milieu et à travers d’autres formes d’exploitation et de “coopération”, car le capitalisme ne sécrète pas de forme particulière de coopération en dehors du capitalisme lui-même. Le féodalisme a soumis à son contrôle les anciennes communautés communistes primitives qu’il “laissait faire” tant qu’elles payaient régulièrement un tribut en nature (produits agricoles, animaux ou artisanaux) et en êtres humains (serviteurs et soldats). D’autre part, le capitalisme tend à transformer tous les rapports sociaux en rapports commerciaux et salariaux, mais dans sa marche vers ceux-ci, il est capable d’utiliser à son service d’anciennes formes d’exploitation comme l’esclavage, les rendant beaucoup plus rentables au moyen d’une barbarie raffinée et systématique.
Au XIXe siècle, l’esclavage s’est maintenu sur une aussi grande échelle que celle des États producteurs de coton du Sud des États-Unis (il y avait jusqu’à cinq millions d’esclaves) jusqu’à bien au-delà du milieu du siècle. Ils vendaient leur production aux États du Nord et, surtout, au premier grand pays capitaliste de l’époque, la Grande-Bretagne. Pendant des décennies, après l’indépendance de l’Amérique du Nord, le système esclavagiste est resté très important, au service de l’accumulation dans cet immense pays.[5] Mais la confrontation entre le capitalisme des États du Nord et les États esclavagistes du Sud est devenue inévitable, notamment en raison du dynamisme expansionniste vers l’Ouest, ce qui a conduit à la Guerre de Sécession.
Après la colonisation de l’Égypte, la Grande-Bretagne a commencé à ne plus acheter le coton du Sud des États-Unis, renforçant, avec le cynisme habituel des classes dominantes, la campagne anti-esclavagiste d’une bonne partie de la bourgeoisie britannique.[6]
Le plus notoire n’est pas seulement la permanence inhabituelle, mais l’augmentation exponentielle du nombre d’esclaves au cours des décennies : “Lorsque le premier recensement des esclaves aux États-Unis a été effectué en 1790, le chiffre était de 697 000 ; en 1861, il était passé à quatre millions” comme le rappelle Marx dans Le Capital (Livre I, Section IV, Chap. XV “Machinisme et grande industrie”, partie 6 : Théorie de la compensation). Et ceci, dans le premier pays du monde “libéré” de l’Ancien régime, servant de phare, aux côtés de la France, au “modèle démocratique” pour l’essor des bourgeoisies des autres pays.
“Tant que la production dans les États du Sud de l’Union américaine était dirigée principalement vers la satisfaction des besoins immédiats, le travail des nègres présentait un caractère modéré et patriarcal. Mais à mesure que l’exportation du coton devint l’intérêt vital de ces États, le nègre fut surmené et la consommation de sa vie en sept années de travail devint partie intégrante d’un système froidement calculé. Il ne s’agissait plus d’obtenir de lui une certaine masse de produits utiles. Il s’agissait de la production de la plus value quand même. Il en a été de même pour le serf, par exemple dans les principautés danubiennes”.[7] Malgré ces énormes profits, l’esclavage est cependant resté un système non entièrement capitaliste.
L’accompagnement de l’exploitation salariale par le système de ségrégation raciale
Les conséquences de l’outrage à la morale humaine que représentait l’esclavage dans le pays qui allait devenir le plus puissant de la planète, n’ont ainsi pas disparu par enchantement, après la Guerre de Sécession. L’esclavage a disparu, mais pas ses conséquences dans la difficile lutte de la classe ouvrière. Autant il était dans l’intérêt de la bourgeoisie de mettre fin à l’esclavage, autant nous savons parfaitement que les maux des sociétés de classe du passé sont concentrés dans le capitalisme comme s’il s’agissait d’un mélange de tous ces maux. La sanglante guerre civile[8] a accéléré l’extension du travail salarié dans l’ensemble des États-Unis, les travailleurs noirs furent progressivement incorporés dans le travail “libre”, mais cette “liberté d’être exploité” a été transformée presque dès le début par un système de ségrégation raciale qui a ajouté d’horribles souffrances à cette partie de notre classe et a créé une dangereuse division au sein du prolétariat.
Les lois de ségrégation raciale sont restées en vigueur dans pratiquement tous les États, soutenues par des décisions répétées de la Cour suprême. Comble du cynisme, la Cour suprême, trois ans seulement après la fin de la Guerre de Sécession (en 1868), a statué que “les Noirs doivent vivre séparément. L’homme blanc les appelait par leur seul prénom et pouvait les maltraiter pour n’importe quelle raison. Les Noirs pouvaient voter, mais seulement s’ils payaient un impôt spécial et s’ils connaissaient par cœur les noms de tous les présidents et juges de la Cour suprême”.
Le système légal de ségrégation protégeait et encourageait un système parallèle, soi-disant “populaire” (grâce au concours fanatique de la petite bourgeoisie blanche) d’agressions, d’assassinats collectifs, de lynchages systématiques. La petite bourgeoisie, surtout dans les États du Sud, mais pas seulement là, a déclenché sa fureur destructrice avec une régularité de métronome pour terroriser les prolétaires d’origine esclave. Le racisme de la petite bourgeoisie nord-américaine reflète l’une des caractéristiques idéologiques du capitalisme nord-américain : une culture imprégnée d’un puritanisme violent d’inspiration biblique, dont l’une des bases est l’horreur furieuse, viscérale et écœurante de tout mélange de “races”. Il est vrai que le racisme et le rejet de l’autre expriment une mentalité largement partagée dans toutes les sociétés de classe, mais en ce qui concerne les États-Unis il s’agit d’un élément fondateur du pays.
À Opelousas (Louisiane, 1868), à la Nouvelle-Orléans et à Memphis (1866), la populace blanche a réagi par des lynchages face aux tentatives des Noirs d’exercer de “nouveaux droits”. “À Thibodaux, en Louisiane, en 1887, plus de 300 coupeurs de cannes à sucre sont morts pendant une grève pour conquérir le droit de quitter leurs anciens quartiers d’esclaves”.
Le XXe siècle a été encore pire : “Pas moins de 250 personnes sont mortes à Wilmington, en Caroline du Nord, en 1928, dont des femmes et des enfants, lorsqu’une foule blanche a attaqué un de leurs journaux à cause d’un article anti-ségrégationniste. Plusieurs centaines d’autres sont morts à East St. Louis (Missouri, 1917) lorsqu’une rumeur s’est répandue selon laquelle un travailleur noir avait parlé à une femme blanche lors d’une réunion syndicale. À Elaine (Arkansas, 1919), le facteur déclencheur de la mort de plus de 200 Noirs, dont des femmes et des enfants, a été une revendication salariale des cueilleurs dans les champs des propriétaires terriens blancs. Et à Tulsa, Oklahoma, en 1921, tout a commencé lorsqu’un groupe de Blancs a tenté de lyncher un jeune Noir qu’ils accusaient de vol. Jusqu’à 300 personnes sont mortes et 8 000 ont perdu leur maison lorsque la population blanche en colère a mis le feu à Black Wall Street et au quartier noir environnant”.
Le système de ségrégation raciale a été renforcé par une milice para-légale qui persécutait les travailleurs noirs et leur infligeait des tortures sauvages lors d’actes rituels : le Ku Klux Klan. Officiellement dissoute en 1871, elle réapparaît en 1915 et est toujours entretenue par des groupes locaux qui défendent une idéologie xénophobe, raciste, revendiquant la suprématie des Blancs. Les grands partis démocratiques américains, ont parfois ouvertement encouragé ces expressions barbares du capitalisme, à d’autres moments ils ont feint de “s’indigner” pour favoriser le piège de l’ “antiracisme”, mais les ont toujours tolérées comme un moyen complémentaire.
La lutte du mouvement syndical contre l’esclavage
Lorsque l’esclavage aux États-Unis était arrivé à son apogée, Marx a décrit la vie des prolétaires en Angleterre,[9] une “vie” atroce comme Engels l’avait déjà décrite dans son célèbre livre en 1845.[10] Il ne fait aucun doute que la vie des prolétaires de l’époque était aussi misérable et épuisante que celle de nombreux esclaves. Mais pour l’avenir de la classe révolutionnaire, l’exploitation des esclaves, n’est pas la même chose que “l’existence des travailleurs libres et salariés qui vendent leur force de travail au capital”. Le prolétariat vit l’expérience d’une nouvelle forme d’exploitation qui contient la possibilité, s’il est capable de développer une lutte consciente, de surmonter les contradictions du capitalisme à travers la société communiste.[11] L’exploitation du prolétariat contient une souffrance universelle qui englobe toutes les formes d’oppression et d’exploitation qui ont existé dans les sociétés de classe et qui, par conséquent, ne peut être résolue que par une révolution universelle qui va aux racines de toute l’exploitation et de l’oppression qui existent dans le capitalisme et, finalement, dans toutes les sociétés de classe. C’est pourquoi l’un des aspects de la lutte de la classe ouvrière devait être la lutte contre l’esclavage, surtout dans un pays comme les États-Unis.
L’Association Internationale des Travailleurs (AIT ou Première Internationale), avant la situation de la guerre civile nord-américaine, n’a pas hésité à envoyer un message de soutien, écrit par Marx, aux Nordistes de Lincoln. Il ne s’agissait pas de soutenir une fraction de la bourgeoisie contre une autre classe réactionnaire (les grands propriétaires du Sud).[12] Marx pensait à juste titre que la fin de l’esclavage donnerait une impulsion à l’unité de la classe ouvrière. C’est ainsi qu’il écrit dans Le Capital (à peu près plus ou moins à la fin de la guerre de Sécession aux États-Unis et la fin “officielle” de l’esclavage en 1865), établissant un lien avec la lutte unitaire pour la journée de 8 heures : “Aux États-Unis d’Amérique, le mouvement ouvrier ne pouvait pas sortir de sa prostration tant qu’une partie de la République restait souillée par l’institution de l’esclavage. Le travail des Blancs ne peut être émancipé là où le travail des Noirs est asservi. De la mort de l’esclavage a immédiatement jailli une vie nouvelle et rajeunie. Le premier fruit de la guerre de Sécession a été la campagne d’agitation pour la journée de huit heures, qui s’est étendue à la vitesse de la locomotive de l’Atlantique au Pacifique, de la Nouvelle Angleterre à la Californie”[13]
Et la classe ouvrière des États-Unis ?
Tant les marxistes que les anarchistes mirent clairement en avant l’unité de la classe ouvrière, quelle que soit les couleurs de peau. Cette tradition s’est incarnée au début du XXe siècle dans les Industrial Workers of the World (IWW), le célèbre syndicat révolutionnaire des États-Unis, qui s’est constitué en faveur de la politique internationaliste, contre la guerre et évidemment pour l’unification de la classe ouvrière.[14] Nous connaissons déjà les limites du syndicalisme révolutionnaire et l’échec des IWW. Mais dans la mémoire des travailleurs restera, comme le rappellent nos articles de la Revue Internationale no 124 et 125, “l’expérience des IWW, le courage exemplaire de ses militants face à une classe dominante qui ne recule ni devant la plus grande et la plus vile violence ni l’hypocrisie, cette expérience des IWW est donc là pour nous rappeler que les travailleurs des États-Unis sont décidément des frères de classe des travailleurs du monde entier, que leurs intérêts et leurs luttes sont les mêmes et que l’internationalisme n’est pas un vain mot pour le prolétariat, mais plutôt la pierre angulaire de son existence”.
“Pendant longtemps, le mouvement ouvrier aux États-Unis a été très préoccupé par les divisions entre les travailleurs nés dans le pays, les ouvriers anglophones (même s’ils étaient déjà des immigrants de deuxième génération) et les travailleurs immigrés nouvellement arrivés, qui parlaient et lisaient peu ou pas du tout l’anglais […] Dans sa correspondance avec Sorge en 1893, Engels met en garde contre l’utilisation cynique par la bourgeoisie des divisions au sein du prolétariat qui freinent le développement du mouvement ouvrier aux États-Unis. En effet, la bourgeoisie utilise habilement tous les préjugés raciaux, ethniques, nationaux et linguistiques pour diviser les travailleurs entre eux et ainsi contrecarrer le développement d’une classe ouvrière capable de se concevoir comme une classe unie. Ces divisions constituaient un sérieux obstacle pour la classe ouvrière aux États-Unis, séparant les travailleurs nés aux États-Unis de la grande expérience acquise en Europe par les travailleurs nouvellement immigrés. Ces divisions ont rendu difficile, pour les travailleurs américains les plus conscients, de se maintenir au niveau des avancées théoriques du mouvement ouvrier international”.
Dans cette lettre d’Engels à Sorge du 2 décembre 1893,[15] Engels répondait à une question de Friedrich Adolf Sorge sur l’absence d’un parti socialiste significatif aux États-Unis, en expliquant que “la situation aux États-Unis comporte des difficultés très importantes et particulières qui entravent le développement régulier d’un parti ouvrier. Parmi ces difficultés, l’une des plus importantes est “l’immigration, qui divise les travailleurs en deux groupes : les natifs et les étrangers, ces derniers étant répartis entre eux 1) en Irlandais, 2) en Allemands, 3) en de nombreux petits groupes de nationalités différentes, chacun d’entre eux ne comprenant que sa propre langue : Tchèques, Polonais, Italiens, Scandinaves, etc. Et enfin les Noirs. Construire un seul et même parti sur cette base nécessite des motivations puissantes que l’on ne trouve qu’en de rares circonstances. Il y a souvent des poussées vigoureuses, mais il suffit que la bourgeoisie attende sans rien faire que les différentes parties de la classe ouvrière se retrouvent à nouveau dispersées”.[16]
Les travailleurs noirs, qui avaient déjà commencé à fuir vers le Nord pendant l’esclavage (y compris dans les États nordistes où ils pouvaient être persécutés et renvoyés dans le Sud), ont commencé à se rendre dans les zones industrielles surtout à partir du début du XXe siècle. Et cette “division” dont parle Engels a pris la forme de l’émergence de ghettos, tendance qui a été accentuée par la contre-révolution. L’abominable ignominie de l’esclavage “moderne” avait la particularité de s’appuyer sur son unique origine “raciale” (population originaire d’Afrique subsaharienne) (contrairement à l’esclavage ancien, médiéval ou oriental où les esclaves pouvaient être d’origines très diverses) de sorte que les esclaves nouvellement prolétarisés étaient immédiatement considérés comme sortant tout juste de leur condition ancienne de marchandise vendue. La bourgeoisie américaine, d’autre part, a interdit jusqu’à très récemment l’émigration “colorée”, favorisant dans les grandes années d’émigration vers les USA de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1930, les populations européennes. Il est vrai que la “tradition” de l’habitat urbain aux États-Unis a été celle des quartiers “ethniques”, mais avec les ghettos, la séparation était beaucoup plus nette.
Droits civiques et brutalité policière
La ségrégation raciale a été officiellement abolie en 1964, un siècle après l’abolition de l’esclavage. Il s’agissait de fournir une cause à une partie croissante de la bourgeoisie noire qui était entravée dans ses affaires par ces lois. Le “grand fruit” des lois sur les droits civiques a été la promotion des Noirs dans les hautes sphères de la politique et des affaires. Sous l’administration Bush, Colin Powell, le boucher de l’Irak, et Condoleezza Rice, la secrétaire d’État, se sont distingués, avec l’élection d’Obama en 2008 comme premier président noir.
Cependant, pour les travailleurs noirs, rien n’avait changé. Ils continuaient d’être victimes de discriminations policières et judiciaires qui font qu’un Noir court sept fois plus de risques de se retrouver en prison qu’un Blanc.
Le comportement de la police (qui comprend de plus en plus de Noirs en son sein) envers les Noirs est particulièrement cruel. Le crime de Los Angeles de 1992 qui a déclenché de violentes protestations a été horrible. Pendant le mandat d’Obama, il y a eu plus de meurtres de la part de policiers que jamais auparavant.[17]
Le meurtre de Georges Floyd, le 26 mai, “aux mains” de quatre flics de Minneapolis a été une nouvelle démonstration tragique de cette continuité de la violence officielle de la classe dominante. Les classes dominantes, par le biais de leurs États, ont le monopole de la violence. Ils l’exercent en général pour imposer leur domination, en particulier contre la classe ouvrière. À côté des forces de l’ordre “officielles”, il y a des milices, des groupes armés plus ou moins illégaux. Au fil des ans, les États-Unis sont devenus un paradigme de la violence la plus extrême. Et dans de nombreux autres pays, cette violence extrême, officielle, non officielle ou illégale (citons le Mexique comme “exemple”), est installée pour toujours tant que dure ce système criminel. Tous ces fléaux sont anciens, oui, mais la tendance de ce modèle s’est généralisée, elle s’est aiguisée dans tous les coins de la planète. Nous vivons aujourd’hui la décomposition du système capitaliste et cette violence criminelle officielle, non officielle ou illégale est sa marque de fabrique. Démocraties, dictatures, avec des partis uniques ou pluralistes, le destin est aujourd’hui marqué par cette violence extrême d’un système criminel, le capitalisme.
Face à de tels outrages, bien connus cette fois-ci grâce aux images transmises par le monde entier sur l’agonie de Floyd, des gens de toutes races et conditions sont descendus dans la rue, remplis d’indignation, pour finir par exiger… une police plus démocratique ! Et d’autres revendications qui consistent à exiger que le bourreau soit plus humain. D’une part, Trump jette plus d’huile sur le feu, encourageant les suprémacistes qui sont prêts à tirer sur quiconque n’est pas Blanc ; d’autre part, les fractions démocrates (et de nombreux républicains, comme l’ancien président Bush) de l’éventail politique américain font des génuflexions, font appel à des artistes et à des stars indignés soutenant des manifestations “patriotiques”.
Le combat pour l’unité de la classe ouvrière
Avec la contre-révolution liée à la défaite de la vague révolutionnaire bolchevique des années 1920, et à partir des années 1930, les meurtres, les lynchages se sont multipliés. Pendant la dépression de 1929, la petite bourgeoisie blanche (bien manipulée par les médias qui profitent de sa recherche étroite de boucs émissaires) attribue la crise aux “Noirs” : “À Harlem (New York), il y a eu un nombre indéterminé de morts et plus d’une centaine de blessés, en plus de nombreux pillages, suite au vol présumé d’un jeune noir dans le magasin d’un blanc. Ce fut la première émeute moderne car elle a frappé les magasins. À partir de ce moment, Harlem a enduré des épisodes de violence raciale presque continue jusqu’aux années 1960”.[18]
En réalité, la “tache” de l’esclavage qui avait souillé le développement capitaliste aux États-Unis et ailleurs, a fini par créer une barrière difficile à franchir dans les luttes ouvrières aux États-Unis.
Ces barrières ont été exacerbées par le processus social de décomposition capitaliste.[19] Cela entraîne un pourrissement des relations sociales qui conduit à la fragmentation de la société en groupes ethniques, religieux, localistes, “d’affinité”, qui s’enferment dans leur “petit ghetto” pour se donner un faux sentiment de communauté, de protection contre un monde de plus en plus inhumain. Cette tendance favorise la division dans les rangs ouvriers (accentuée jusqu’au paroxysme par l’action venimeuse des partis, syndicats, institutions, médias, etc.) en “communautés” par race, par religion, par origine nationale, etc. Afin d’attiser le feu des divisions raciales et linguistiques du prolétariat américain, l’émigration des travailleurs d’Amérique latine, devenue massive depuis les années 1970, a été utilisée par la bourgeoisie pour créer davantage de ghettos, soumettre les travailleurs immigrés à l’illégalité et faire baisser les conditions de vie de tous les travailleurs.
Cependant, certaines luttes ouvrières des cinquante dernières années ont franchi cette barrière : à Detroit en 1965, la grève sauvage de Chrysler en 1968, la grève sauvage de la Poste en 1970, celle du métro de New York en 2005, la grève d’Oakland lors du mouvement Occupy en 2011… Malgré leurs limites, ces luttes sont une expérience dont on peut tirer des leçons dans la lutte pour l’unité de classe.
Au XIXe siècle, lutter contre l’esclavage, c’était lutter pour la classe ouvrière. Aujourd’hui, la brutalité de la police, des tenants de la suprématie blanche et de l’État en général (et de ses prisons) d’une part, et des mouvements antiracistes d’autre part, soumettent la partie “noire” de la classe ouvrière, voulant la transformer en une population à part entière.
De fait, le racisme et l’antiracisme sont les armes de la bourgeoisie contre la classe ouvrière.
C’est pourquoi le mot d’ordre du prolétariat est : Nous ne sommes ni blancs ni noirs ni d’aucune couleur ! Nous sommes la classe ouvrière ! Comme l’affirmait une banderole lors des manifestations contre la loi 187 sur les immigrés de l’État de Californie : “NOUS NE SOMMES PAS DES COLOMBIENS, NOUS NE SOMMES PAS DES MEXICAINS, NOUS SOMMES DES TRAVAILLEURS !”
Pinto, 11 juin 2020
[1] Cf. la série de notre Revue Internationale sur le mouvement ouvrier en Afrique du Sud :
– “Contribution à une histoire du mouvement ouvrier en Afrique du Sud : de la naissance du capitalisme à la veille de la Seconde Guerre mondiale”, Revue Internationale n° 154 (2e semestre 2014).
– “Du mouvement de Soweto en 1976 à l’arrivée au pouvoir de l’ANC en 1993”, Revue Internationale n° 158 (Hiver / Printemps 2017).
– “De l’élection du président Nelson Mandela en 1994 à 2014”, Revue Internationale n° 163 (2e trimestre 2019).
[2] Cf. “1492 : Découverte de l’Amérique – La bourgeoisie célèbre les 500 ans du capitalisme”. Revue Internationale n° 70 (3e trimestre 1992).
[3] Marx, Le Capital, Livre I, Section VIII : “L’accumulation primitive”, chap XXXI. “Genèse du capitaliste industriel”.
La numérotation des livres ou des volumes, des chapitres et des sous-chapitres du Capital n’apparaît pas nécessairement la même d’une édition à l’autre. Nous adoptons ici la référence à sa parution en ligne marxists.org qui, comme sa traduction, reprend celle des éditions des œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade (Économie, Volume I) établie par Maximilien Rubel.
[4] Marx, Le Capital livre I, Section IV, Chap. XIII, “La coopération”.
[5] La thèse majoritaire des historiens nord-américains des années 1970 était que le Sud avait perdu parce qu’il était un précapitalisme inefficace et peu rentable. Depuis quelques années, la thèse majoritaire est que le système esclavagiste était entièrement capitaliste. Il est difficile de savoir ce qu’ils veulent montrer ou démontrer, peut-être que ce qu’ils recherchent, c’est de savoir quel système a été le plus brutal, le plus explosif et le plus inhumain. Et pour cela ils utilisent le marxisme, pour lequel le capitalisme est avant tout un rapport social, la dernière société de classe qu’il faut renverser pour mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Ainsi, selon un historien français bien connu, Nicolas Barreyre, parlant tout récemment du système des producteurs de coton du Sud des États-Unis, “Dans les années 1970, l’idée dominante chez les historiens, comme chez les économistes, était que le Sud esclavagiste vivait dans une économie pré-capitaliste inefficace et peu rentable qui ne pouvait pas survivre face au Nord, qui était entré dans la révolution industrielle et capitaliste dès le début du XIXe siècle. Après la crise de 2008, les historiens se sont à nouveau intéressés aux origines du système économique américain, forgeant ce que l’on a appelé la “nouvelle histoire du capitalisme”. L’idée est que l’économie esclavagiste du Sud était entièrement capitaliste, ce qui a contribué à la montée du capitalisme au Nord”. (Interview dans Le Monde du 28 juin 2020).
Nous n’avons pas l’intention de faire amende honorable auprès de ces éminents historiens. La logique des historiens des années 1970 selon laquelle l’économie des États du Sud américain était “inefficace et non rentable” parce qu’elle était “précapitaliste” semble résulter d’une vision “marxiste” assez vulgaire. Le capitalisme, à son apogée, a utilisé d’autres économies non capitalistes pour son expansion, tant des marchés que des sources de matières premières et de capitaux. Et jusqu’à leur pleine assimilation ou destruction, beaucoup de ces économies ont pu s’enrichir et servir pour l’accumulation primitive du capital, surtout lorsqu’elles appartenaient à la même nation. Dans le monde entier, au XIXe siècle, il existait des systèmes non encore dominés par le capitalisme avec lesquels il faisait des affaires, en les menaçant si nécessaire.
[6] L’hypocrisie de la bourgeoisie anglaise ne connaît pas de limites. D’une part, elle tolérait l’esclavage dans les pays qui pouvaient lui servir d’alliés et dans les colonies où il servait ses intérêts, tout en devenant simultanément le “marteau pour briser l’esclavage” contre des rivaux tels que l’Espagne, le Portugal ou le Brésil, qui n’avaient pas une puissance économique suffisante pour se passer de l’esclavage et qu’ils ont aboli très tard (en 1886 en Espagne et en 1888 au Brésil).
[7] Le Capital, Livre I, section III, Chap. IX. “La journée de travail”, partie 2. “Le Capital affamé de surtravail – Boyard et fabricant”
[8] Ce fut l’une des plus meurtrières de l’histoire : “630 000 personnes sont mortes. Aujourd’hui encore, ce chiffre représente la moitié de toutes les victimes que les États-Unis ont subies dans toutes les guerres qu’ils ont menées depuis lors, y compris celle en Afghanistan” (“La moral ciega”, Lavanguardia du 3 juin 2020).
[9] Le Capital, Livre I, Ch. IX : “La journée de travail”, partie 3 : “Les branches industrielles anglaises sans limite légale d’exploitation” (un chapitre particulièrement édifiant, avec l’exemple de l’exploitation des enfants et des 15 heures de travail quotidiens pour un enfant de 7 ans !).
[11] Voir : Principes du communisme, en particulier les points VI et VII.
[12] “Lorsque à l’endroit même où, un siècle plus tôt, l’idée d’une grande république démocratique naquit en même temps que la première déclaration des Droits de l’homme qui ensemble donnèrent la première impulsion à la révolution européenne du XVIIIe siècle – lorsque à cet endroit, la contre-révolution se glorifia, avec une violence systématique, de renverser “les idées dominantes de l’époque de formation de la vieille Constitution” et présenta “l’esclavage comme une institution bénéfique, voire comme la seule solution au grand problème des rapports, entre travail et capital”, en proclamant cyniquement que le droit de propriété sur l’homme représentait la pierre angulaire de l’édifice nouveau - alors les classes ouvrières d’Europe comprirent aussitôt, et avant même que l’adhésion fanatique des classes supérieures à la cause des confédérés ne les en eût prévenues, que la rébellion des esclavagistes sonnait le tocsin pour une croisade générale de la propriété contre le travail et que, pour les hommes du travail, le combat de géant livré outre-Atlantique ne mettait pas seulement en jeu leurs espérances en l’avenir, mais encore leurs conquêtes passées”. (Message de l’AIT à Abraham Lincoln, 1864).
En 1864, il y a plus de 150 ans, alors que la classe ouvrière s’affirmait encore comme une classe de transformation de la société, ses organisations soutenaient et devaient soutenir des fractions de la bourgeoisie qui luttaient contre les vestiges (toujours importants et forts) des anciens systèmes d’exploitation. Aujourd’hui, le soutien aux “républiques démocratiques”, aux “droits de l’homme” et autres slogans bourgeois n’est pas le fait qu’il s’agisse de slogans “d’une autre époque”, mais qu’il s’agit avant tout de canulars et d’armes contre le prolétariat. Et ce, depuis l’entrée du capitalisme en décadence.
[13] Le Capital, Livre I, Chap. IX, “La journée de travail”, Chap. 2, “Le Capital affamé de surtravail. Fabricant et Boyard”.
[14] Voir notre série sur les IWW :
– “Les IWW (1905-1921) : l’échec du syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis (I)”, Revue Internationale n° 124.
– “Les IWW (1905–1921) : L’échec du syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis (II)”, Revue Internationale n° 125.
[15] Marx et Engels, Basics writings on politics and philosophies, ed. Lewis Feuer, 1959, pp.457-458
[16] Traduction du CCI.
[17] Voir le reportage : Les conflits raciaux dans l’ère Obama.
[18] Site web du journal La Vanguardia, 3 juin 2020.
[19] Voir nos “Thèses sur la décomposition”.