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Nous publions, ci-dessous, le courrier d’un lecteur au sujet de la place des syndicats au sein de l’État, suivi de notre réponse.
Courrier de D.
Dans [le numéro 480 de Révolution internationale] deux articles de première page sont consacrés à la lutte contre la réforme des retraites imposée par le gouvernement. Je partage tout à fait les arguments développés dans ces deux articles, en particulier le sabotage syndical de l’appel à la fausse extension alors que le mouvement est dans sa période de descente, à l’entrée en jeu des secteurs où les syndicats ont encore une certaine capacité d’encadrement (EDF, les ports, les usines d’incinération des ordures ménagère). Cette pseudo-extension se fait avec des actions spectaculaires et violents mais minoritaires. Ces actions sont utilisées par les médias pour essayer de jeter le discrédit sur les grévistes.
Dans le tract du 4 février 2020, on trouve les expressions :
– Les dirigeants syndicaux, les syndicats : ces partenaires sociaux qui ont un rôle de pompiers sociaux.
– Malgré leurs discours radicaux, les syndicats vont tous s’asseoir à la table des négociations dans le dos des travailleurs.
– Les négociations sont secrètes et dans les coulisses des cabinets ministérielles.
Je suis tout à fait d’accord avec ce que recouvrent ces expressions, ma contribution ne concerne donc pas le fond des articles mais le titre d’un de ces deux articles du journal n° 480 : “Gouvernement et syndicats main dans la main pour faire passer la réforme des retraites”. Cette phrase est un raccourci trop rapide qui peut être pris au pied de la lettre et alors les gauchistes ou ex-gauchistes type NPA ou France insoumise ont beau jeu de caricaturer la position du CCI.
Oui, objectivement, gouvernement, patronat et syndicats ont l’intérêt commun de la préservation de l’organisation actuelle de la société. Le patronat pour continuer à extraire la plus-value sur le dos des ouvriers, le gouvernement pour continuer à bénéficier des pantouflages et rétro-pantouflages et les syndicats pour simplement continuer d’exister. Les syndicats doivent justifier le financement qu’ils reçoivent de la part des entreprises (gestion des comités d’entreprises, des œuvres sociales de l’entreprise) et de la part de l’État (participation à tous un tas de comités, institut de formation syndicales).
Chaque capital national a son histoire particulière et chaque encadrement syndical des forces productives à également ses particularités. En France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État comme dans les anciens pays de l’Est dans les années 1970-1980, il n’y a pas de syndicats totalement corrompus et liés à la mafia comme aux États-Unis dans les années 1940-50-60, il n’y a pas non plus de syndicats directement mis en place par les entreprises comme chez Citroën dans les années 1970. En France comme dans d’autres pays européens (Italie, Espagne, Portugal, Grèce), il y a une pluralité syndicale et un partage des tâches entre syndicats “mous” et “durs”. C’est beaucoup plus malin.
Dans le conflit des retraites, le gouvernement et les médias aux ordres ont beau jeu d’opposer des syndicalistes accommodants (CFDT, UNSA) dont les velléités de lutter ont clairement été perçues par les grévistes comme uniquement des manœuvres, de la poudre aux yeux, aux syndicalistes (CGT, FO, Solidaires) qui eux luttaient réellement avec détermination.
Dire dans un raccourci que CGT, FO et Solidaires étaient main dans la main avec le gouvernement laisse à supposer une atmosphère d’amitié, de camaraderie ou au minimum de complicité active et consentie. La bourgeoisie n’a pas besoin de cette ambiance. Les négociateurs peuvent s’affronter sincèrement, ne pas se congratuler “main dans la main” mais plutôt avoir des envies poing contre poing, cela ne change rien au fond des choses. L’intérêt de ces spécialistes, c’est l’encadrement des ouvriers combatifs et pour cela ils doivent conserver à tout prix l’exclusivité des négociations avec les patrons ou le gouvernement ; c’est leur raison d’être. Ils doivent rester crédibles aux yeux des ouvriers.
Pour terminer une dernière remarque. Nous n’allons pas donner des conseils à la bourgeoisie mais l’attitude intransigeante et le refus de la moindre concession publique amène le risque, dans la situation actuelle de défiance généralisée pour les parties politiques, les syndicats, les journalistes et les experts en tout genre, d’un développement de l’auto-organisation des luttes en dehors des syndicats y compris des syndicats radicaux. Si les cheminots et les ouvriers de la RATP pensent intérieurement avoir beaucoup perdus avec la réforme des retraites (à vérifier, car les médias de “droite” se plaignent d’un trop grand nombre d’exceptions, de régimes spéciaux reconstituer sans le dire avec par exemple une clause dite du grand père qui renvoie l’application aux calendes grecques !), alors après deux grèves menées et perdues par la CGT et SUD à la SNCF (grève pour le statut en 2018 et grève pour les retraites en 2019), il est très envisageable que des formes d’auto-organisation comme dans le centre de maintenance de Châtillon en octobre dernier se développent et se généralisent lors des prochains affrontements [...].
D.
Réponse du CCI
Nous voulons tout d’abord saluer le courrier du camarade. Le débat, la confrontation des idées, dans le but commun de clarifier les positions et d’affûter les armes théoriques de notre classe, de participer au développement de la conscience, est un processus vital pour l’avenir des luttes. Nous encourageons donc vivement tous nos lecteurs à nous faire part de leurs analyses, critiques, remarques et questions.
Le camarade se positionne en accord avec nos tracts et articles sur la lutte contre la réforme des retraites qui, tous, défendent la nécessité pour notre classe de prendre ses luttes en main, ses assemblées générales, ses délégations et ses actions d’extension. “L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes” est d’ailleurs la devise de l’Association internationale des travailleurs. Le camarade nous rejoint aussi dans notre dénonciation des syndicats comme saboteurs professionnels des luttes ouvrières. Pour le CCI, il en est ainsi en raison de leur nature d’organe de l’État. Mais pour le camarade, titrer “Gouvernement et syndicats main dans la main pour faire passer la réforme des retraites” est inadapté. Le camarade fonde sa critique sur un argument profondément juste quand il rappelle qu’ “en France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État comme dans les anciens pays de l’Est dans les années 1970-1980, […] il y a une pluralité syndicale et un partage des tâches entre syndicats mous et durs”. Effectivement “c’est beaucoup plus malin”. Le camarade a aussi raison d’affirmer que les syndicats et le gouvernement, comme les syndicats entre eux d’ailleurs, peuvent être “poing contre poing”, pour reprendre sa formule. Ainsi, la CGT et le gouvernement de Macron ont des bras de fer réels ; ils n’ont pas la même vision des réformes à mener.
D’ailleurs, de façon générale, l’histoire prouve que les différentes cliques de la bourgeoisie, qui se livrent une concurrence effroyable, peuvent même se flinguer entre elles. (1) La camaraderie est un sentiment totalement étranger à la classe dominante. Les rivalités, les oppositions d’intérêts et les coups bas sont mêmes permanents. La concurrence de tous contre tous est un moteur essentiel du capitalisme. Les ententes et “amitiés” des bourgeois ne sont dictées que par leurs intérêts à un moment donné et peuvent tourner par la suite à la guerre ouverte. Les syndicats n’échappent bien évidemment pas à la règle et défendent également leur boutique, les uns contre les autres. Les batailles lors des élections professionnelles ou même pendant les luttes ne sont pas des leurres : leurs finances et leur pouvoir en dépendent tout comme leur place privilégiée à la table des négociations, leur capacité à être entendus.
Mais de ce constat juste et profond, le camarade en déduit une idée fausse : “Dire dans un raccourci que CGT, FO et Solidaires étaient main dans la main avec le gouvernement laisse à supposer une atmosphère d’amitié, de camaraderie ou au minimum de complicité active et consentie. La bourgeoisie n’a pas besoin de cette ambiance”. Pour la camaraderie, la chose est entendue. Mais faut-il écarter aussi la “complicité active et consentie” ? Le camarade, sans s’en rendre compte évidemment, fait ici un pas de trop. Il oublie ce qu’il a écrit lui-même quelques lignes plus haut : “En France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État comme dans les anciens pays de l’Est dans les années 1970-1980”. Nous soulignons : perçus. Tout est là. Oui, il y a parfois, souvent même, toujours peut-être, une concurrence et une confrontation acharnée au sein de la bourgeoisie, entre ses différents partis, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, entre le gouvernement et les syndicats, entre les syndicats eux-mêmes. Oui, le gouvernement et la CGT ont une vision différente du rôle des syndicats dans le “dialogue social”. Oui, entre les syndicats dits “réformistes” et ceux qui présentent un visage plus “radical” et “combatif”, la guerre d’influence et de recrutement est réelle. Et enfin, oui, cette “pluralité” et “ce partage des tâches” est particulièrement “malin” : en Italie, en Espagne, en France… la classe ouvrière a une grande expérience historique ; pour l’encadrer, il faut donc face à elle des pièges idéologiques complexes. Cette pluralité est la principale mystification de l’offre démocratique, bien plus efficace contre la classe ouvrière, dont tout l’art est justement de masquer la nature étatique des syndicats.
Autrement dit, ces différentes cliques forment un tout : la bourgeoisie. Cette classe dominante est organisée à travers l’État national. C’est dans ce cadre, celui de l’intérêt national et de l’exploitation féroce de la classe ouvrière, que se joue la confrontation des cliques. Au-delà de la concurrence qui les anime, le gouvernement, tous les partis et tous les syndicats appartiennent à cette même entité. Si “en France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État”, il n’en reste pas moins qu’ils le sont. La réalité des leur “concurrence” et l’apparence de leur “opposition” à propos de leur place dans l’État est largement transcendée par la défense commune des intérêts de ce même État, justement face au prolétariat : c’est l’unité des intérêts de l’État qui prévaut, où chacun joue sa partition avec une place et un rôle dévolu. En Mai 68, dans les coulisses, les multiples réunions non-officielles entre la CGT et le gouvernement sont devenues un secret de polichinelle. Les accords de Grenelle ont ainsi été préparés dans une chambre de bonne d’un immeuble parisien, par Jacques Chirac, alors secrétaire d’État à l’emploi, et Henri Krasucki, le numéro 3 du syndicat, dans la plus grande discrétion. Pourtant, sur le devant de la scène, CGT et gouvernement se présentaient comme les deux plus grands ennemis ! Que dire du rôle des syndicats lors de l’écrasement dans le sang des insurrections en Allemagne en 1919 et 1921 : ils furent “main dans la main” avec le SPD, alors à la tête du gouvernement, pour briser les reins de la classe ouvrière et réprimer férocement. Depuis maintenant plus d’un siècle, les syndicats sont des agences de l’État bourgeois en milieu ouvrier !
Il ne faut avoir aucune illusion, la réforme des retraites a été préparée de longs mois en amont, par d’innombrables rencontres officielles d’où rien ne filtre, réunissant tous les “partenaires sociaux”, gouvernement, patronat et syndicats. De quoi ont-ils discuté durant ces mois de “concertation” ? De leurs divergences, certainement, chacun essayant de tirer la couverture à soi sans aucun doute. Mais plus fondamentalement, de comment faire passer la réforme. Présents grâce à leurs permanents sur tous les lieux de travail, les syndicats sont les organes spécifiques de la bourgeoisie pour connaître l’état d’esprit qui règne dans la classe. Par leur longue expérience, ils sont les experts de la division et du sabotage de la lutte. Le très prétentieux et inexpérimenté Macron avait cru un temps, lors des premiers mois de son mandat, faire fi de leurs conseils. Mais depuis, il a bien compris leur rôle et utilité. Le calendrier des grèves (juste avant la trêve des confiseurs en fin d’année 2019), le contenu de la réforme (particulièrement le suspense monté de toutes pièces sur la présence ou non de “l’âge pivot”), la répartition des rôles (la “traîtrise” de la CFDT étant cousue de fil blanc) : l’ensemble de cette manœuvre a bien été bâtie “main dans la main”.
Depuis plus d’un siècle, l’histoire du mouvement ouvrier et de ses luttes est parsemée de preuves de ce travail commun au sein de l’État entre les gouvernements et les syndicats. En 2009, alors que la crise économique fait rage, la situation sociale en France est marquée par ce que les journaux vont nommer “le calme absolu”. Tirant le bilan de cette année, Alain Minc, alors proche conseiller officieux de Nicolas Sarkozy, lâche alors dans Le Parisien : “Je constate que, au printemps, leur sens de l’intérêt général a été impressionnant pour canaliser le mécontentement. L’automne a été d’un calme absolu. Je dis : chapeau bas aux syndicats !” Pour lui, “ils ont cogéré cette crise avec l’État. Le patronat, en tant qu’acteur social, a été aux abonnés absents”. Et d’asséner : “S’il y avait un dixième du talent de l’état-major de la CGT au Medef, les choses iraient mieux”. Il en a été exactement de même en 2019/2020 lors de la réforme des retraites. Le cynisme des grands bourgeois permet parfois de trouver sous leur plume quelques vérités. Sauf que les syndicats n’ont pas “cogéré cette crise avec l’État”, ils sont totalement intégrés à l’appareil d’État.
Alors que dire à la classe ouvrière ? Lui masquer nous aussi que gouvernement et syndicats étaient “main dans la main” pour faire passer la réforme ? En France, les syndicats n’étant pas “perçus comme des appendices de l’État”, n’est-ce pas justement le rôle des révolutionnaires de déchirer le voile ? Pouvons-nous dire autre chose que ce que nous écrivons ? C’est-à-dire dénoncer qu’ils agissent de manière concertée pour endiguer la réflexion de la classe ouvrière, briser ses élans de combativité et de solidarité ?
Notre camarade s’inquiète : “les gauchistes ou ex-gauchistes type NPA ou France insoumise ont beau jeu de caricaturer la position du CCI”. Les gauchistes entretiennent justement sciemment la confusion sur la nature des syndicats, qui seraient pour les uns “vendus” au pouvoir, des “collaborateurs” et pour d’autres confrontés à la “corruption” de leurs directions.
Le rôle des révolutionnaires est au contraire de combattre sans ambiguïté toutes ces confusions et illusions entretenues par la bourgeoisie, de montrer que contrairement aux apparences, rien n’oppose fondamentalement les syndicats à l’État, qu’ils ne sont que les “chiens de garde” institutionnalisés de la classe dominante ! Ce n’est pas parce que d’autres agents de la bourgeoisie viendront railler notre prétendue “vision binaire” que nous devons bercer d’illusions les ouvriers, même les plus radicaux et combatifs d’entre eux. Bien au contraire ! Nous manquerions à notre rôle si nous ne faisions pas l’effort de démontrer aux ouvriers syndiqués combatifs qu’ils sont trompés et que leur combat est objectivement mené contre leurs propres aspirations et intérêts.
La classe ouvrière a fait émerger des organisations comme la nôtre pour clarifier les questions qui se posent dans son combat historique. Identifier et dénoncer ses “faux amis”, ennemis les plus dangereux, constitue sans aucun doute notre rôle le plus important. Sans doute, dans l’immédiat, notre dénonciation peut ne pas être comprise et paraître exagérée aux yeux de la majorité de la classe ouvrière. Mais notre combat s’inscrit sur le long terme et toute allégeance au contexte immédiat ne peut que l’affaiblir et nous éloigner de la mission révolutionnaire que notre classe nous a confiée.
CCI, 5 mai 2020
1) L’affaire Robert Boulin, ministre du Travail assassiné en octobre 1979, est l’un des nombreux exemples de ces règlements de compte internes à la bourgeoisie.