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Le 28 avril dernier, la chaîne Arte diffusait une longue fresque historique en quatre épisodes sur l’origine et l’évolution de la condition ouvrière et du mouvement ouvrier du XVIIIe siècle aux années 1980, intitulée : “Le temps des ouvriers”. Dans un contexte où la classe ouvrière commence à reprendre le chemin des luttes et retrouve sa capacité de réflexion, cette programmation n’a rien d’anodine.
La lutte contre la réforme des retraites de l’hiver dernier en France a été un pas en avant dans la tentative de recouvrer une identité de classe, c’est-à-dire le fait que les producteurs salariés se reconnaissent comme une seule et même entité, ayant en face d’elle une classe antagonique, la bourgeoisie, qui s’approprie la richesse créée par le travail. Comme nous le mettons en exergue dans un de nos articles publié dans ce journal “en voulant se battre “tous ensemble”, en prônant la solidarité entre les secteurs et entre les générations, les prolétaires ont commencé à retrouver leur identité de classe. Car en comprenant que pour faire face au gouvernement, à l’État, à la bourgeoisie, il faut être nombreux, il faut s’unir, il faut développer un mouvement massif. La question qui forcément s’impose à tous est : avec qui s’unir ? qui est ce “Nous” ? La réponse est : la classe ouvrière”. (1) Si aujourd’hui, la conscience d’appartenir à une seule et même classe reste embryonnaire, il n’en demeure pas moins que les luttes sociales de ces derniers mois en France, aux États-Unis, en Finlande et ailleurs forment le terreau fertile à la redécouverte de cette identité perdue tout au long des dernières décennies.
De son côté, la bourgeoisie a bien senti la fermentation s’opérer et, comme toujours, elle ne manque pas de riposter sur le terrain idéologique via la puissance du média télévisuel. Si en temps normal, elle s’évertue à nier purement et simplement l’existence de la classe ouvrière, il lui arrive aussi, méthode plus subtile, de déformer son histoire et sa nature.
Les ouvriers sont-ils uniquement des cols bleus ?
Ce documentaire ne s’acharne pas, comme c’est souvent le cas, à démontrer la prétendue “extinction” de la classe ouvrière, mais s’attache plutôt à dessiner une image tronquée de celle-ci en réduisant sa composition aux seuls “cols bleus”, c’est-à-dire aux travailleurs en usine. Ce “temps des ouvriers” s’apparente exclusivement à celui des mineurs, des métallos, des ouvriers spécialisés du textile ou de l’automobile. Cet accent est renforcé par les témoignages, tout au long des quatre épisodes, de trois ouvriers, tous des “cols bleus” : un retraité des usines Peugeot à Sochaux, une ouvrière spécialisée dans l’automobile, un manutentionnaire dans l’agroalimentaire.
Or, si la classe ouvrière s’est formée et s’est développée parallèlement à l’expansion de l’industrie en Angleterre d’abord, en Europe ensuite, dans le monde entier enfin ; sa composition est beaucoup plus large que celle limitée aux simples usines et aux secteurs de l’industrie lourde ou d’extraction (mines).
Alors que les dernières luttes ont démontré une fois encore que la classe ouvrière reste polymorphe, composée aussi bien d’ouvriers d’usine que d’enseignants, de personnels médicaux que de postiers, de personnels de bureaux que de chômeurs, le mythe du “col bleu” comme incarnation exclusive de la classe exploitée ne peut que semer la division entre les secteurs salariés traditionnels et les “cols blancs”. En clair, véhiculer à dessein une vision fausse, totalement réductrice, fragmentée et tronquée de l’identité de la classe ouvrière. De plus, avec la “désindustrialisation”, les ouvriers seraient désormais en voie de “disparition”. (2)
La classe ouvrière est-elle condamnée à demeurer aliénée dans le capitalisme ?
Le panorama de trois cents ans d’histoire montre concrètement ce qu’est l’esclavage salarié : de la pression des cadences infernales rythmées par la machine-outil et la rationalisation de la production à la discipline de fer imposée par le patron, le salarié demeurant un rouage de la production capitaliste, dépossédé de ces outils de production et du fruit de son travail, totalement déshumanisé, réduit à une simple marchandise, en définitive un être aliéné.
Mais l’histoire de la classe ouvrière ne se réduit pas à ce constat. C’est aussi l’histoire de l’avènement d’une nouvelle classe révolutionnaire amenée à jouer le rôle de fossoyeur du capitalisme. Cette deuxième facette n’est pas totalement occultée, mais elle est le plus souvent déformée. Si le documentaire retrace les grands moments des luttes ouvrières, montre la formation et l’affirmation de la classe comme force politique, c’est pour mieux acter son échec à “transformer le monde” dans le courant du XXe siècle. D’ailleurs, la grève de masse en Pologne en 1980 aurait été le “chant du cygne” de deux siècles de luttes et d’affrontements à la classe exploiteuse. Aujourd’hui, la classe ouvrière occidentale, happée par le chant des sirènes du consumérisme, aurait délaissé ses velléités révolutionnaires pour se faire une place dans la société capitaliste.
S’il est vrai que depuis son retour sur la scène de l’histoire à la fin des années 1960, la classe ouvrière n’a pas été capable de renverser l’ordre social, cela ne signifie pas qu’elle n’a pas été en mesure de s’affronter à son ennemi historique. Malgré les grandes difficultés auxquelles elle doit faire face, le prolétariat a encore montré ces derniers mois qu’elle est bel et bien vivante et capable de s’opposer aux conditions d’exploitation qui lui sont imposées. Tant que le prolétariat existe, la potentialité de la révolution demeure ! (3)
Le film n’oublie pas non plus d’escamoter la théorie révolutionnaire dès que l’occasion se présente. Les procédés visuels et musicaux qui accompagnent les références au rôle de Marx et du marxisme dans le mouvement ouvrier dressent la caricature d’un chef d’état-major dirigeant d’une main de fer “l’armée des travailleurs” afin de “s’emparer de l’État et de le diriger”.
Il paraît évident que le film reprend à son compte le mensonge véhiculé depuis des décennies, selon lequel la théorie marxiste serait le creuset du totalitarisme ; et le stalinisme ni plus ni moins que la mise en pratique et le résultat désastreux inéluctable auquel aboutit la mise en avant de la perspective communiste ayant mûri tout au long de son histoire au sein du mouvement ouvrier.
En définitive, si “Le temps des ouvriers” se distingue par sa capacité à retracer l’histoire de la condition ouvrière de manière vivante, par un usage abondant et varié des documents d’archive (photos, affiches, vidéos, textes, chansons…), véritables traces de la mémoire ouvrière, il n’en demeure pas moins qu’au bout du compte, ce panorama falsifie l’identité de notre classe et réduit celle-ci à un simple groupe social qui a fait son temps et qui n’est plus en mesure de jouer un quelconque rôle historique dans l’avenir.
La classe ouvrière ne pourra pas assumer ses tâches si elle ne parvient pas à prendre conscience d’elle-même et de sa force. Par conséquent, elle ne peut dépendre des dénaturations idéologiques diffusées en permanence par la voix des médias de masse.
Pour parvenir à s’extirper peu à peu de l’emprise de la pensée dominante, le prolétariat doit, à travers les luttes et la réflexion que celles-ci génèrent, se replonger dans son histoire et retrouver le fil historique qui rattache les exploités d’aujourd’hui à ceux d’hier.
Vincent, 6 mai 2020
1) Voir dans ce journal : “Mouvement contre la “réforme des retraites” (Partie 2) : Tirer les leçons pour préparer les luttes futures”.
2) Pour une vue plus précise de notre conception de la classe ouvrière, voir : “Qu’est-ce que la classe ouvrière ? (exposé de réunion publique)”, sur le site Internet du CCI.
3) Pour une approche plus complète et plus précise de la lutte de classes des années 1960 à aujourd’hui, voir : “Résolution sur le rapport de forces entre les classes (2019)”, Revue internationale n°164.