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L’élection, à une large majorité, de Boris Johnson par le Parti conservateur (Tories) a mis fin à plusieurs mois d’impasse parlementaire et a entraîné le départ officiel du Royaume-Uni de l’Union Européenne (UE), le 31 janvier. Cet événement semble marquer une rupture décisive avec la crise politique qui a agité la classe dirigeante britannique ces dernières années. Un simple procédé a permis de mettre fin à cette paralysie politique : le parti travailliste (Labour) et les autres partis d’opposition ont accepté la tenue de nouvelles élections générales en décembre 2019 ; les conservateurs ont fait campagne avec un unique slogan : “Get Brexit Done” (“Que l’on fasse le Brexit et que l’on en finisse”) ; l’électorat s’est entassé dans les isoloirs et, lassé des années de disputes sur le Brexit, a dégagé une majorité sans équivoque pour les conservateurs, en dépit de l’austérité imposée durant la dernière décennie.
Le capital britannique a quitté l’UE mais les contradictions sociales qui ont engendré la profonde crise politique qui a secoué la classe dirigeante ces dernières années ne se sont pas évaporées. Au niveau international, l’approfondissement des contradictions et de la crise économique, depuis plus de 50 ans, a conduit à une situation de tensions économiques aiguës entre les principales puissances capitalistes. Les États-Unis, la Chine et l’UE sont tous engagés dans des guerres commerciales de plus en plus à couteaux tirés. Les États-Unis, confrontés à leurs concurrents et à leur propre manque de compétitivité, utilisent tous les moyens pour saper leurs rivaux. Au niveau impérialiste, l’effondrement du bloc de l’Est n’a pas conduit aux promesses d’un “nouvel ordre mondial”, mais à un chaos sanglant. L’impasse sociale engendrée par le blocage du rapport de force entre la bourgeoisie et le prolétariat signifie que les contradictions économiques, sociales et politiques d’un capitalisme moribond sont quotidiennement exacerbées. Avec l’approfondissement de ce phénomène de décomposition, la bourgeoisie a également de plus en plus de difficulté à contrôler son appareil politique.
Des entrailles de ce système en décomposition est né le populisme, expression du désespoir, de la frustration et de la colère générés par la crise du capitalisme, à laquelle les partis politiques traditionnels semblent ne pas avoir de réponse et que les populistes sont capables d’exploiter et de manipuler. Les politiciens populistes ont de mirifiques projets de dépenses non chiffrées pour l’économie nationale, mais ils cherchent surtout à jeter en pâture des boucs émissaires : les immigrants, l’Islam, l’Union européenne, tout comme l’ “élite” qui a ignoré les besoins de la population “autochtone”.
Un assaut idéologique contre le prolétariat
La victoire de Boris Johnson ne résoudra pas les problèmes du capitalisme britannique. Elle marque au contraire le point culminant d’un assaut idéologique contre la classe ouvrière où tout se réduit à la question de la sortie ou du maintien au sein de l’UE, d’un accord ou non, d’un Brexit dur ou modéré. Toutes ces questions ont été prétendument résolues par le référendum de 2016 ou définitivement résolues par les élections générales de 2019.
La bourgeoisie veut convaincre la classe ouvrière que le vote compte vraiment, qu’elle peut faire entendre sa “voix” dans la démocratie bourgeoise. L’opération de séduction que Johnson exerce à l’égard de certaines parties de la classe ouvrière dans les régions marquées par la désindustrialisation, comme le Nord de l’Angleterre et les Midlands, est censée renforcer cette illusion. La classe ouvrière semble être de nouveau à la mode aux yeux des principaux partis politiques, après avoir cherché pendant des années à faire croire qu’elle n’existait plus, tout en attaquant brutalement ses conditions de vies.
Le parti conservateur de Theresa May s’enlisait au Parlement et déclinait dans les sondages. Mais dès que Johnson a pris le relais, les sondages n’ont cessé de grimper jusqu’aux élections. L’élection n’a pas été remportée par les Tories mais par une combinaison de politiques à la fois contradictoires et incompréhensibles des travaillistes, et par le pragmatisme de Johnson et de son entourage, en particulier de Dominic Cummings, son principal conseiller. Sans Johnson, le parti conservateur n’aurait pas gagné. La bourgeoisie britannique en est réduite à compter sur un arriviste politique qui a flatté sans vergogne les sentiments populistes afin de favoriser son ascension au pouvoir. Aucun autre homme politique n’a eu l’absence de scrupules nécessaire pour mener une âpre lutte des factions au sein du parti conservateur, puis pendant la campagne électorale.
Johnson (que le collège d’Eton et l’université d’Oxford ont visiblement éduqué pour en faire la figure de proue du “peuple” !) et Cummings ont réduit le conflit politique à celui d’un “Parlement opposé au peuple”. La prorogation du Parlement, les batailles devant les tribunaux, les déclarations provocatrices de Johnson et de ses partisans, tout cela a créé une atmosphère de crise et de confrontation, de division entre les pro- et les anti-Brexit, entre la prétendue “élite” et les “laissés-pour-compte”.
Cette atmosphère s’est maintenue pendant les élections. Le parti conservateur a effrontément diffusé des vidéos manipulées, voire fausses de leurs adversaires, a mis en ligne de faux sites web, etc. L’impunité des mensonges de Johnson a atteint un tel niveau que, lors d’un débat télévisé, le public a ri lorsqu’il a parlé de “lui faire confiance”. Toutes ces tactiques ont été apprises lors de la campagne présidentielle de Trump et celles d’autres populistes.
Johnson, tout en utilisant les tactiques développées par Trump, n’est pas une simple copie britannique du président américain et n’a rien d’un nouveau venu au sein du parti conservateur. Il a grandi au sein de “l’establishment” mais, tout comme Trump, il n’a montré aucun scrupule et a chevauché la marée populiste. Comme Trump, il a utilisé un parti établi pour satisfaire des ambitions personnelles. Comme Trump, il comprend aussi que ses déclarations mensongères et provocatrices ne lui feront pas perdre de son influence auprès de certaines parties de la population.
Une autre similitude avec le président américain est sa tendance à faire peu de cas des traditions de longue date et à imposer une forme de gouvernement plus dictatoriale. Le remaniement ministériel de Johnson en février, qui a contraint le chancelier de l’Échiquier, Sajid Javid, à démissionner, a montré qu’avec la mainmise des conseillers spéciaux, Johnson et Cummings s’efforcent de garder un contrôle étroit sur l’exécutif, mais aussi qu’il n’y a plus de discipline budgétaire rigide de la part du Trésor. Cela ouvre la porte à une version populiste du keynésianisme dépensier, illustré par des programmes comme le projet de ligne à grande vitesse (HS2) entre Londres et le nord de l’Angleterre et d’autres régions plus défavorisées.
Cependant, Johnson n’est pas l’homme de main de Trump en Grande-Bretagne ( contrairement à Farage). Lui et son équipe sont conscients du prix amer que la bourgeoisie a dû payer pour s’être trop rapprochée de l’impérialisme américain au début des années 2000. Le différend entre Trump et Johnson sur l’implication de l’entreprise chinoise Huawei dans l’infrastructure technique britannique est un exemple des véritables divisions entre le Royaume-Uni et les États-Unis. D’autre part, les Américains sont conscients de la faiblesse du Royaume-Uni dans la recherche d’accords commerciaux, ce qui rend le capitalisme britannique vulnérable aux exigences américaines. Comme l’Union européenne se montre ferme dans ses négociations commerciales post-Brexit, il est toujours possible que la Grande-Bretagne soit confrontée aux conséquences d’une absence d’accord, ce qui affaiblirait encore davantage la position économique du pays face à une récession mondiale imminente.
Possibilité de scission du Royaume-Uni
L’unité territoriale du Royaume-Uni est remise en question par le fiasco du Brexit. Le Scottish National Party (SNP) domine le Parlement écossais depuis 2011 et les élections écossaises au Parlement britannique depuis 2015. Le SNP a pris des sièges aux conservateurs, aux travaillistes et aux libéraux-démocrates (LibDem) lors des élections de 2019. L’ampleur même de la victoire des Tories en Angleterre et au Pays de Galles a renforcé les ambitions du SNP qui prospère en dénonçant la domination de Johnson, présenté comme la caricature de l’anglais typique arrogant. Prévenir l’éclatement du Royaume-Uni dont l’unité est menacée par les velléités d’indépendance de l’Écosse, est un défi pour la bourgeoisie britannique. Vu le passif de Johnson, qui a toujours méprisé l’indépendantisme écossais, il est fort probable que le conflit entre Londres et Édimbourg s’intensifie.
Même avant l’élection, les tensions se sont accentuées en Irlande du Nord. Contrairement à May, Johnson n’avait pas conclu d’accord avec le parti unioniste démocrate (DUP). En effet, alors qu’il est défavorable au “filet de sécurité irlandais” (backstop) dans l’accord de retrait de l’UE (qui implique une frontière effective entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord), le DUP n’a pas seulement été ignoré, mais carrément balancé hors du train. Le DUP avait maintenu le parti conservateur au pouvoir après 2017, mais il a été écarté par Johnson afin d’obtenir un accord. L’Irlande du Nord se retrouve maintenant avec un statut ambigu, un pied à l’extérieur de l’Union européenne, un autre à l’intérieur. Cette situation ne fera qu’alimenter les tendances à l’éclatement du Royaume-Uni.
La cohésion de l’appareil politique en danger
La dernière défaite électorale du parti travailliste a ouvert la perspective de sa fragmentation. Dans d’autres pays européens, les partis “socialistes” ont connu un déclin, mais en Grande-Bretagne, l’arrivée de Corbyn à la tête du Labour a entraîné une croissance du parti : lors des élections de 2017, le résultat a été meilleur que prévu. Mais désormais, la situation très précaire du parti travailliste pourrait commencer à le rendre inutile en tant que parti d’opposition. Sans perspective de retour au gouvernement, le risque d’un nouveau conflit au sein du parti s’accroît également. Le danger pour la classe dirigeante est que le parti travailliste se déchire alors qu’il est encore tenu de jouer un rôle dans la pantomime démocratique.
En attendant, compte tenu de la taille de la majorité conservatrice et du grand nombre de députés qui ne jouent aucun rôle au sein du gouvernement, la possibilité que les divisions au sein du Parti conservateur se transforment en de nouveaux conflits ne peut être écartée. La paralysie parlementaire a été débloquée, mais cela laisse la place à de nouvelles éruptions de divisions sous-jacentes. La probabilité d’un nouveau déclin économique de la Grande-Bretagne en dehors de l’UE signifie que l’appareil politique aura un rôle important à jouer contre toute réaction de la classe ouvrière.
En 2019, la classe ouvrière a été à nouveau entraînée dans la mascarade des élections parlementaires, toutes les parties affirmant qu’il s’agissait d’une élection cruciale, la plus importante d’une génération. Sur ce plan, les forces de la démocratie bourgeoise ont enregistré un véritable succès. Cependant, les tensions au sein de l’appareil politique montrent que les problèmes de la bourgeoisie pour contrôler la situation n’ont pas diminué. L’actuel Premier ministre britannique est un arriviste imprévisible dont la ligne de conduite ne peut être facilement cernée. Les principaux partis politiques sont toujours déchirés par des divisions. Le principal parti d’opposition est l’ombre de lui-même et l’éclatement du Royaume-Uni n’est plus un fantasme irréalisable. La Grande-Bretagne “tournée vers le monde” a de nombreux problèmes politiques devant elle.
Sam, 16 février 2020