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Il y a cent ans, en juillet-août 1903, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) tenait son Deuxième Congrès - pas en Russie, car c'était impossible du fait de la répression tsariste, mais en Belgique et en Angleterre. Même là, il a fallu que le Congrès change de lieu en cours de déroulement à cause de l'étroite surveillance exercée par la police "démocratique" belge. Ce Congrès est resté dans l'histoire comme celui de la scission entre les bolcheviks et mencheviks. Les historiens de la classe dominante donnent plusieurs interprétations de cette scission. Pour les uns - que nous pourrions appeler l'école de pensée d'Orlando Figes qui considère la révolution de 1917 comme un pur désastre - l'émergence du bolchevisme a évidemment été "une très mauvaise chose" (1). Pour eux, si Lénine et sa bande de fanatiques, plus proches de Netchaïev et du terrorisme russe originel que du socialisme international, n'avaient pas privé la social-démocratie de toute démocratie, si c'était le menchevisme et non le bolchevisme qui avait triomphé en 1917, nous aurions été épargnés non seulement de l'horrible guerre civile de 1918-21, non seulement de la terreur stalinienne des années 1930 et 40 qui fut l'inévitable conséquence de la cruauté bolchevique, mais selon toute probabilité, de Hitler, de la Deuxième Guerre mondiale, de la Guerre froide et, très certainement aussi, de Saddam Hussein et de la Guerre du Golfe. Le seul autre courant qui partage une telle haine anti-bolchevique, ce sont les anarchistes. Pour eux, le bolchevisme a pris en otage la vraie révolution de 1917 ; s'il n'y avait pas eu Lénine et sa vision autoritaire héritée d'un Marx, à peine moins autoritaire que lui, s'il n'y avait pas eu le parti bolchevique qui, comme tous les partis, n'a d'autre but que de s'emparer du pouvoir dans son propre intérêt, nous serions libres aujourd'hui, probablement en train de vivre dans une fédération mondiale de communautés... L'anti-bolchevisme est l'une des caractéristiques distinctives de toutes les variétés d'anarchisme ; sous la forme caricaturale dépeinte ci-dessus ou bien sous des formes bien plus sophistiquées, qui aujourd'hui se qualifient de communistes anti-léninistes, d'autonomistes, etc., toutes sont d'accord sur le fait que la dernière chose dont a besoin la classe ouvrière, c'est d'un parti politique du modèle bolchevique.
Lorsque les organisations communistes ne sont pas considérées par l'idéologie bourgeoise et son reflet anarchiste petit-bourgeois comme des conspirations diaboliques et toutes puissantes ayant porté d'énormes préjudices aux intérêts de l'humanité, elles sont vues comme des cultes risibles, impuissants, bizarres, semi-religieux que, de toutes façons, personne ne suit ; des théoriciens en chambre utopistes et coupés de la réalité ; d'incurables sectaires prêts à scissionner et à se poignarder dans le dos entre eux à la moindre occasion. Le Congrès de 1903 apporte en abondance de l'eau au moulin de ce genre d'arguments : le bolchevisme ne trouve-t-il pas son origine dans un obscur débat autour d'une simple phrase dans les statuts du parti à propos de qui est et qui n'est pas membre du parti ; pire encore, la rupture : une querelle de personnes sur qui devait ou ne devait pas faire partie du Comité de rédaction de l'Iskra, qui a provoqué la séparation finale entre bolcheviks et mencheviks. Ceci devrait constituer une preuve suffisante de la futilité et même de l'impossibilité de construire un parti révolutionnaire qui ne soit pas dominé par les factions, et ne devienne le champ de bataille d'ambitions égoïstes, ce que sont tous les partis bourgeois. Pourtant, nous persistons, avec Lénine, et nous considérons le Congrès de 1903 comme un moment très important de l'histoire de notre classe, et la scission entre bolchevisme et menchevisme comme l'expression de tendances sous-jacentes profondes au sein du mouvement ouvrier, pas seulement en Russie mais sur toute la planète.
Le mouvement ouvrier international en 1903
Comme nous l'avons développé dans d'autres articles de la Revue internationale (voir celui sur la grève de masse de 1905 dans la Revue n°90), les toutes premières années du 20e siècle ont constitué une phase transitoire dans la vie du capitalisme mondial. Le mode de production bourgeois avait atteint des sommets sans précédent : il avait unifié le globe à un degré inconnu dans l'histoire de l'humanité ; il avait obtenu des niveaux de productivité et de sophistication technologique auxquels on aurait à peine rêvé dans les époques passées ; au tournant du siècle, il semblait atteindre de nouveaux sommets avec la généralisation de l'électricité, du télégraphe, de la radio, du téléphone, avec le développement de l'automobile et de l'aviation. Ces avancées technologiques étourdissantes s'accompagnaient de réalisations formidables sur le plan intellectuel - par exemple, en 1900, Freud publiait L'interprétation des rêves, en 1905, Einstein la Théorie générale de la relativité. Cependant, alors que ce qu'on appelait "La Belle Époque" semblait être à son apogée, de sombres nuages s'amoncelaient par ailleurs. Le monde était certes unifié, mais c'était dans l'intérêt des puissances impérialistes en concurrence, et il devenait de plus en plus évident que le monde était devenu trop étroit pour que ces empires continuent à s'étendre sans finir par se mesurer les uns aux autres dans des confrontations violentes. La Grande-Bretagne et l'Allemagne s'étaient déjà lancées dans la course aux armements qui présageait la guerre mondiale de 1914 ; les Etats-Unis qui s'étaient jusqu'alors contentés de s'étendre dans leurs propres territoires à l'ouest, s'étaient engagés dans les Olympiades impérialistes en 1898 avec la guerre contre l'Espagne à propos de Cuba ; en 1904, l'empire tsariste était entré en guerre avec la puissance montante du Japon. Entre-temps, le spectre de la guerre de classe avait commencé à secouer ses chaînes : de plus en plus insatisfaite des bonnes vieilles méthodes du syndicalisme et de la réforme parlementaire, ressentant dans sa chair l'incapacité croissante du capitalisme à faire des concessions économiques et politiques à ses revendications, la classe ouvrière dans de nombreux pays s'était engagée dans des mouvements de grève de masse qui avaient souvent surpris et inquiété ceux qui étaient maintenant les chefs respectables du syndicalisme. Ce mouvement a touché beaucoup de pays à la fin des années 1890 et au début des années 1900 comme l'a montré l'apport fondamental de Rosa Luxemburg dans son ouvrage Grève de masse, partis et syndicats, mais c'est en Russie, en 1905, qu'il a atteint son sommet, qu'il a donné naissance aux premiers soviets et ébranlé le régime tsariste jusque dans ses fondations. En somme, le capitalisme avait peut-être atteint son zénith, mais les signes de son déclin historique irréversible devenaient de plus en plus clairs. Le texte de Luxemburg constituait aussi une polémique directement dirigée contre les membres du parti qui étaient incapables de voir les signes d'une époque nouvelle, voulaient que le parti mette tout son poids dans la lutte syndicale et considéraient les questions politiques comme essentiellement restreintes à la sphère parlementaire. Dans les années 1890, elle avait déjà mené le combat contre les "révisionnistes" du parti - personnifiés par Édouard Bernstein et par son livre Socialisme théorique et social-démocratie pratique - qui considéraient que la longue et relativement pacifique période de développement du capitalisme était une réfutation des prévisions de Marx sur la crise catastrophique. Ils avaient donc "révisé" l'insistance de Marx sur la nécessité de renversement révolutionnaire du système. Ils concluaient que la social-démocratie devait se reconnaître pour ce qu'elle était devenue de plus en plus : un parti réformiste radical qui pouvait obtenir une amélioration ininterrompue des conditions de vie de la classe ouvrière et même un développement pacifique et harmonieux vers un ordre socialiste. A l'époque, Luxemburg avait été soutenue, avec plus ou moins de vigueur, contre cette remise en cause ouvertement opportuniste du marxisme par le centre du parti autour de Karl Kautsky qui s'en tenait au point de vue "orthodoxe", selon lequel le système capitaliste était condamné à faire l'expérience de crises économiques de plus en plus graves et la classe ouvrière devait se préparer à prendre le pouvoir en main. Mais ce centre qui voyait la "révolution" comme un processus essentiellement pacifique et même légal, se révéla rapidement incapable de comprendre l'importance de la grève de masse et de l'insurrection en Russie en 1905 - phénomènes qui annonçaient la nouvelle époque de révolution sociale dans laquelle les anciennes méthodes et structures de la période ascendante étaient non seulement insuffisantes, mais allaient s'avérer être des entraves à la lutte contre le capitalisme. Dans ses analyses, Luxemburg montrait que dans cette nouvelle époque, la tâche principale du parti n'était pas d'organiser la majorité de la classe dans ses rangs ni de gagner la majorité démocratique sur le terrain parlementaire, mais d'assumer le rôle de direction politique dans des mouvements de grève de masse largement spontanés. Anton Pannekoek développa plus avant ce point de vue pour montrer que la logique ultime de la grève de masse était la destruction de l'appareil d'État existant. La réaction des bureaucraties syndicales et du parti face à ce nouveau point de vue radical - réaction basée sur un profond conservatisme, une peur de la lutte de classe ouverte et une accommodation croissante à la société bourgeoise - présageait la scission inévitable qui allait avoir lieu dans le mouvement ouvrier pendant les événements de 1914 et 1917, lorsque la droite du parti d'abord, puis le centre finirent par rejoindre les forces de la guerre impérialiste et de la contre-révolution contre les intérêts internationalistes de la classe ouvrière.
Le mouvement ouvrier russe en 1903
En Russie, le mouvement ouvrier, quoique beaucoup plus jeune et moins "développé" qu'en occident, ressentait les mêmes pressions et les mêmes contradictions. Comme les révisionnistes du SPD, Strouvé, Tougan-Baranovski et d'autres propageaient une version "inoffensive" du marxisme - un marxisme "légal" qui vidait la vision mondiale du prolétariat de son contenu révolutionnaire et la réduisait à un système d'analyse économique. Dans son essence, le marxisme légal argumentait en faveur du développement du capitalisme en Russie. Cette forme d'opportunisme, acceptable par le régime tsariste, n'avait pas un grand écho chez les ouvriers russes qui étaient confrontés à des conditions de pauvreté et de répression épouvantables et ne pouvaient quasiment pas remettre à plus tard leurs revendications immédiates de défense de leurs conditions de vie alors qu'une forme extrêmement brutale d'industrialisation capitaliste s'imposait à eux. Dans ces conditions, une forme plus subtile d'opportunisme commença à s'enraciner - la tendance connue sous le nom d'"économisme". De même que les adeptes de Bernstein pour qui "Le mouvement est tout, le but n'est rien", les économistes tels que ceux qui étaient regroupés autour du journal Rabotchaïa Mysl vénéraient aussi le mouvement immédiat de la classe ; mais comme il n'y avait pas en Russie de tribune parlementaire à défendre, cet immédiatisme se restreignait essentiellement à la lutte quotidienne dans les usines. Pour les économistes, les ouvriers étaient principalement intéressés par les besoins matériels, avoir du pain. Pour ce courant, l'orientation politique se réduisait essentiellement à réaliser un régime parlementaire bourgeois et était principalement considérée comme une tâche d'opposition libérale. Comme le dit le Credo économiste écrit par E.D. Kouskova : "Pour les marxistes russes, il n'y a qu'une seule voie : participer et assister les luttes économiques du prolétariat ; et participer à l'opposition libérale". Dans cette vision extrêmement étroite et mécanique du mouvement prolétarien, la conscience de classe, si elle devait se développer à l'échelle mondiale, surgirait de toutes façons d'un accroissement des luttes économiques. Et puisque c'était l'usine, ou la localité, qui constituait le terrain principal de ces escarmouches immédiates, la meilleure forme pour y intervenir était celle du cercle local. C'était aussi une façon de s'incliner devant les faits immédiats puisque le mouvement socialiste russe avait, pendant les premières décennies de son existence, été dispersé dans une pléthore de cercles locaux, amateurs, souvent éphémères avec des relations très lâches et n'ayant entre eux que des liens très vagues. Le principal but du livre de Lénine, Que faire ?, publié en 1902 était de s'opposer à cette tendance économiste. Lénine y combat l'idée que la conscience socialiste ne surgirait que des luttes quotidiennes ; il défend qu'elle nécessite l'intervention de la classe ouvrière sur un terrain politique. Elle n'est pas simplement engendrée à partir du rapport immédiat entre l'ouvrier et son patron, mais elle est le produit de la lutte globale entre les classes - et donc du rapport plus général entre la classe ouvrière dans son ensemble et la classe dominante dans son ensemble, ainsi que du rapport entre la classe ouvrière et l'ensemble des autres classes opprimées par l'autocratie (2).
Le développement de la conscience de classe révolutionnaire requiert en particulier la construction d'un parti révolutionnaire déclaré, unifié et centralisé, un parti qui ait dépassé le stade des cercles et de l'esprit de cercle et la vision limitée, personnalisée, qui va avec. Contrairement à la vision économiste qui réduit le parti à un simple accessoire ou à être à la "queue" des luttes économiques, à peine distinct d'autres formes d'organisations ouvrières plus immédiates et générales comme les syndicats, un parti prolétarien existe avant tout pour mener le prolétariat du terrain économique au terrain politique. Pour accomplir cette tâche, le parti doit être une "organisation de révolutionnaires" et non une "organisation d'ouvriers". Alors que dans cette dernière, le seul critère de participation c'est d'être un ouvrier qui veut défendre les intérêts de classe immédiats, dans la première, il faut des "révolutionnaires professionnels" (3), des militants révolutionnaires travaillant à l'unisson, sans considération pour leurs origines sociologiques.
Évidemment, Que faire ? est connu de façon notoire pour les formulations sur la conscience qu'a utilisées Lénine - en particulier son emprunt à Kautsky de la notion selon laquelle "l'idéologie" socialiste serait le produit de l'intelligentsia des classes moyennes, ce qui mène à l'idée que la conscience de la classe ouvrière est "spontanément" bourgeoise. On a beaucoup parlé de cette erreur qui constitue une concession à une vision purement immédiatiste (elle est en quelque sorte le pendant de la vision économiste) dans laquelle on ne voit dans la classe ouvrière rien de plus que ce qu'elle est "maintenant", sur les lieux de travail, et où on perd de vue qu'elle est une classe historique dont la lutte contient aussi l'élaboration de la théorie révolutionnaire. Lénine a vite corrigé la plupart de ces erreurs - il avait déjà commencé à la faire lors du Deuxième Congrès. C'est là qu'il a admis pour la première fois avoir "tordu la barre" dans son argumentation contre les économistes, qu'il a affirmé que les ouvriers pouvaient tout à fait participer à l'élaboration de la pensée socialiste et souligné que sans l'intervention des révolutionnaires, la conscience qui surgit spontanément de la classe est constamment "dévoyée" par l'idéologie bourgeoise grâce à l'action active de la bourgeoisie. Lénine devait aller plus loin dans ces clarifications après l'expérience de la révolution de 1905 en Russie. Mais de toutes façons, le point essentiel de la critique de l'économisme reste valable : la conscience de classe ne peut qu'être la compréhension par le prolétariat de sa position historique et globale et ne peut s'épanouir sans le travail organisé des révolutionnaires. Il est aussi important de comprendre que Lénine n'a pas écrit Que faire ? en tant que simple individu mais comme représentant du courant autour du journal l'Iskra qui défendait la nécessité de mettre fin à la phase des cercles et de former un parti centralisé ayant un programme politique défini, organisé autour d'un journal combatif. Les iskristes ont participé au Deuxième Congrès en tant que tendance unifiée et les délégués qui soutenaient cette orientation constituaient clairement la majorité, à laquelle s'opposait principalement l'aile droite constituée par le groupe Rabotchié Diélo avec Martynov et Akimov qui étaient fortement influencés par l'économisme, et par les représentants d'une forme de "séparatisme" juif. - le Bund. Il est vrai, comme le relate I. Deutscher dans le premier volume de sa biographie de Trotsky, qu'il existait déjà un certain nombre de tensions et de différences entre les membres du groupe dominant de l'Iskra, mais il existait, ou semblait exister, un accord général avec la démarche défendue dans le livre de Lénine. Cet accord s'est exprimé pendant une grande partie du Congrès. Cependant, vers la fin du Congrès, non seulement le groupe autour de l'Iskra a scissionné, mais l'ensemble du parti a été secoué par la rupture historique entre bolchevisme et menchevisme qui, malgré plusieurs tentatives au cours des dix années qui suivirent, n'a jamais pu être surmontée. Dans Un pas en avant, deux pas en arrière (paru en 1904), Lénine nous présente une analyse très précise des différents courants dans le Congrès du Parti. Le Congrès avait commencé avec une division entre trois courants, le groupe autour de l'Iskra, l'aile droite des anti-iskristes, et "les éléments instables et hésitants" que Lénine qualifie de "marais" - et qu'en général on appelle centrisme dans l'histoire du mouvement ouvrier - qui ont fini par présenter les arguments de la droite ouvertement opportuniste (4) dans un nouvel emballage. De plus, du point de vue de Lénine, les caractéristiques du marais coïncidaient en grande partie avec l'influence excessive, pendant la période des cercles, des intellectuels - une couche petite-bourgeoise organiquement prédisposée à l'individualisme et à "l'anarchisme de grand seigneur" qui dédaigne la discipline collective d'une organisation prolétarienne.
Les divergences du Second Congrès
Cette scission devait ensuite s'approfondir dans de profondes divergences programmatiques sur la nature de la révolution russe à venir ; en 1917, elles allaient constituer une frontière entre les classes. Cependant, elles n'ont pas commencé par le niveau programmatique le plus général, mais essentiellement sur la question d'organisation. Les principaux points à l'ordre du jour du Congrès étaient les suivants : - adoption du programme - adoption des statuts - confirmation de l'Iskra comme organe central (littéralement, cela voulait dire que l'Iskra était la publication dirigeante du parti ; il y avait en même temps un accord général sur le fait que le comité de rédaction de l'Iskra serait aussi l'organe central du parti au sens politique, puisque le comité central établi par le Congrès devait avoir en Russie un rôle principalement organisationnel). La discussion sur le programme a été quasiment ignorée par l'histoire, de façon injuste en fait. Il est sûr que le programme de 1903 reflète fortement la phase de transition dans la vie du capitalisme, entre l'ascendance et la décadence et, en particulier, l'attente d'une sorte de révolution bourgeoise en Russie (même si on n'attendait pas que la bourgeoisie y joue un rôle dirigeant). Mais il y a plus que ça dans le programme de 1903 : il était en réalité le premier programme marxiste à utiliser les termes de dictature du prolétariat - question significative dans la mesure où l'un des thèmes explicites du Congrès a été le combat contre le "démocratisme" dans le parti ainsi que dans l'ensemble du processus révolutionnaire (Plekhanov, par exemple, avait défendu l'idée qu'un gouvernement révolutionnaire ne devait avoir aucune hésitation à disperser une assemblée constituante ayant une majorité conservatrice, comme l'ont défendu les bolcheviks en 1918 - bien qu'à ce moment-là, Plekhanov fût devenu un défenseur enragé de la démocratie contre la dictature du prolétariat). La question de la "dictature" était également liée au débat sur la conscience de classe, comme avec les conseillistes dans une période plus récente. Akimov voyait précisément le danger d'une dictature du parti sur les ouvriers dans la formulation de Lénine de Que faire ? Nous avons déjà brièvement abordé cette question plus haut, mais la discussion au Congrès - en particulier la critique du point de vue de Lénine par Martynov - devra être traitée dans un autre article car, aussi surprenant que cela puisse paraître, l'intervention de Martynov est en réalité l'une des plus théoriques dans tout le Congrès et porte beaucoup de critiques correctes aux formulations de Lénine, sans jamais comprendre la question centrale à laquelle ces formulations s'adressaient. Mais ce n'est pas cette question qui a provoqué la scission au sein de la tendance de l'Iskra. Au contraire, à cette étape du déroulement, les iskristes étaient unis dans la défense du programme et de la nécessité d'un parti unifié, face aux critiques de l'aile droite, des éléments ouvertement démocratistes qui se méfiaient des termes mêmes de "dictature du prolétariat" et qui, sur le plan organisationnel, étaient favorables à l'autonomie locale contre des prises de décision centralisées. Une autre question importante abordée très tôt durant le congrès a reçu une réponse unie de la part des iskristes : la place du Bund dans le parti. Le Bund demandait des "droits exclusifs" pour les tâches d'intervention dans le prolétariat juif en Russie ; alors que toute la volonté du Congrès était de former un parti pour toute la Russie, les revendications du Bund revenaient à un projet de parti séparé pour les ouvriers juifs. Ceci fut réfuté par Martov, Trotsky et d'autres, la majorité d'entre eux venant eux-mêmes d'un milieu juif. Ils montrèrent sans détour les dangers des conceptions du Bund. Si chaque groupe national ou ethnique de Russie devait revendiquer la même chose, on aboutirait à un état de dispersion pire que la fragmentation qui prévalait avec les cercles locaux et le prolétariat serait entièrement divisé selon des critères nationaux. Evidemment, ce qui fut proposé au Bund va bien au-delà de ce qui pourrait être acceptable aujourd'hui (une "autonomie" pour le Bund au sein du Parti). Mais l'autonomie se distinguait clairement du fédéralisme : ce dernier signifiait "un parti au sein du Parti" ; l'autonomie, un corps chargé d'une sphère d'intervention particulière mais entièrement subordonné à l'autorité d'ensemble du parti. C'était donc déjà une défense claire des principes organisationnels. La division commença - même si elle ne se conclut pas- sur la question des statuts. Le sujet de discorde - la différence entre la définition par Martov de ce qu'est un membre du parti et celle de Lénine- portait sur un point de formulation qui peut paraître extrêmement subtil (et en fait ni Martov, ni Lénine n'étaient prêts à se diviser sur cette question). Mais derrière résidaient deux conceptions totalement différentes du parti, montrant qu'il n'y avait pas eu un véritable accord avec le Que faire ? au sein du groupe de l'Iskra. Rappelons les formulations. Celle de Martov dit : "Est membre du Parti ouvrier social-démocrate de Russie celui qui accepte son programme, soutient le parti financièrement et lui apporte une assistance personnelle régulière sous la direction d'une de ses organisations". Celle de Lénine : "Est membre du Parti celui qui accepte son programme et qui soutient le parti à la fois financièrement et par sa participation personnelle dans l'une des organisations du parti". Le débat sur ces formulations a montré la véritable profondeur des différences sur la question organisationnelle - et l'unité essentielle entre la droite ouvertement opportuniste et le "marais centriste". Il s'est centré sur la distinction entre "apporter une assistance" au parti et "y participer personnellement" - distinction entre ceux qui soutiennent simplement et sympathisent avec le Parti et ceux qui sont devenus des militants du Parti. Ainsi, à la suite de l'intervention d'Akimov sur le professeur hypothétique qui soutiendrait le Parti et à qui devait être conféré le droit de s'appeler un social-démocrate, Martov affirmait que : "Plus le titre de membre du Parti sera étendu, mieux ce sera. Nous ne pouvons que nous réjouir si chaque gréviste, chaque manifestant, répondant de ses actions, peut se proclamer membre du parti". (1903, "procès-verbal du second Congrès du POSDR"). Ces deux démarches traduisent le désir de construire un "grand" parti sur le modèle allemand ; implicitement, un parti capable de devenir une force politique sérieuse au sein plutôt que contre la société bourgeoise. La réponse de Lénine à Akimov, à Martov - et à Trotsky qui avait déjà viré vers le marais à ce moment-là - reprend l'essentiel des arguments de Que faire ? : "Mes formulations restreignent-elles ou élargissent-elles le concept de membre du parti ?...Mes formulations restreignent ce concept alors que celles de Martov l'élargissent, car ce qui distingue ce concept c'est (pour utiliser correctement sa propre expression), son 'élasticité'. Et dans la période de la vie du parti que nous traversons, c'est justement cette "élasticité" qui ouvre le plus certainement la porte à tous les éléments de confusion, d'hésitation et d'opportunisme... Sauvegarder la fermeté de la ligne du parti et la pureté de ses principes est devenu maintenant d'autant plus urgent, qu'avec la restauration de son unité, le parti va recruter des éléments instables dont le nombre va s'accroître avec la croissance du parti. Le camarade Trotsky a compris de façon très incorrecte les idées fondamentales de mon livre Que faire ? quand il parle du parti comme n'étant pas une organisation conspiratrice. Il oublie que dans mon livre, je défends toute une série d'organisations de différents types, des plus secrètes et exclusives aux plus lâches et 'larges'. Il oublie que le parti ne doit être que l'avant-garde, la direction de la grande masse de la classe ouvrière qui, dans son ensemble (ou presque dans son ensemble), travaille sous la direction et le contrôle des organisations du parti mais qui, dans son ensemble, n'appartient pas et ne doit pas appartenir au parti." (Ibid.). L'expérience de 1905 et surtout de 1917 allait donner totalement raison à Lénine sur ce point. La classe ouvrière allait créer ses propres organes de lutte dans le feu de la révolution - les comités d'usine, les soviets, les milices ouvrières - et ce sont ces organes qui regroupent l'ensemble de la classe. Mais précisément à cause de cela, le niveau de conscience dans ces organes est extrêmement hétérogène et inévitablement influencé et infiltré par l'idéologie et les agents de la classe dominante. D'où la nécessité pour la minorité des révolutionnaires conscients de s'organiser dans un parti distinct au sein de ces organes de masse, un parti qui ne soit pas sujet à des confusions et des hésitations temporaires de la classe mais soit armé d'une vision cohérente des buts historiques et des méthodes du prolétariat. Les conceptions "élastiques" des mencheviks au contraire allaient mener à un tel manque de fermeté qu'elles allaient devenir au mieux un facteur de confusion, au pire le véhicule des schémas de la contre-révolution. Il a été défendu que la conception "étroite" du parti par Lénine, son rejet du modèle large, en vogue dans la social-démocratie européenne à l'époque, était le produit de traditions et de conditions spécifiques russes : l'héritage conspiratif du groupe terroriste La Volonté du Peuple (le frère de Lénine avait appartenu à ce courant et avait été pendu à cause de sa participation à une tentative d'assassinat du Tsar) ; les conditions de répression intense qui rendait impossible l'existence d'une organisation légale. Mais il est bien plus juste de dire que la vision de Lénine du parti en tant qu'avant-garde révolutionnaire politiquement claire et déterminée correspondait à des conditions qui allaient devenir de plus en plus internationales - les conditions de la décadence du capitalisme au cours de laquelle le système allait prendre une forme de plus en plus totalitaire, mettant hors la loi toute organisation permanente de masse et faisant encore plus ressortir le caractère minoritaire des organisations communistes. En particulier, la nouvelle époque était celle dans laquelle le rôle du parti - comme Rosa Luxemburg l'a rendu clair- n'était pas d'englober et d'organiser l'ensemble de la classe mais de jouer le rôle de direction politique dans les mouvements de classe explosifs, déchaînés par la crise du capitalisme. Dans un autre article, nous verrons que Rosa Luxemburg a totalement mal compris la signification de la scission de 1903 et a soutenu les mencheviks contre Lénine. Mais au-delà de ces différences, il existait une profonde convergence qui devait devenir évidente dans le feu de la révolution elle-même.
Esprit de parti contre esprit de cercle
Revenons au débat sur les statuts. A cette étape du Congrès, avant le départ du Bund et des économistes, une petite majorité s'est dégagée en faveur de la formulation de Martov. La véritable scission a eu lieu sur une question apparemment bien plus triviale : qui devait faire partie du comité de rédaction de l'Iskra. ? La réaction quasi hystérique à la proposition de Lénine de remplacer l'ancienne équipe de six (Lénine, Martov, Plekhanov, Axelrod, Potressov et Zassoulitch) par une équipe de trois (Lénine, Martov et Plekhanov) permet de mesurer le poids de l'esprit de cercle dans le Parti, de l'incapacité à saisir ce que veut dire réellement l'esprit de parti non en général mais dans son sens le plus concret. Dans Un pas en avant, deux pas en arrière, Lénine résume de façon magistrale ce qui distingue l'esprit de cercle de l'esprit de parti : "La rédaction de la nouvelle Iskra tire argument contre Alexandrov en affirmant sentencieusement que la 'confiance est une chose délicate qu'on ne saurait enfoncer de force dans les coeurs et dans les têtes'... Elle ne comprend pas qu'en mettant au premier plan la question de la confiance, - de la confiance tout court, - elle trahit une fois de plus son anarchisme de grand seigneur et son suivisme en matière d'organisation. Quand j'étais uniquement membre d'un cercle, du collège des six rédacteurs ou de l'organisation de l'Iskra, j'avais le droit, afin de justifier, par exemple, mon refus de travailler avec X, d'invoquer seulement ma défiance incontrôlée, non motivée. Devenu membre du Parti, je n'ai pas le droit d'invoquer uniquement une vague défiance, car ce serait ouvrir toute grande la porte à toutes les lubies et à toutes les extravagances des anciens cercles ; je suis obligé de motiver ma 'confiance' ou ma 'défiance' par un argument formel, c'est-à-dire de me référer à telle ou telle disposition formellement établie de notre programme, de notre tactique, de nos statuts. Mon devoir est de ne plus me borner à un ' je fais confiance' ou 'je ne fais pas confiance' incontrôlé, mais de reconnaître que je suis comptable sur mes décisions, et qu'une fraction quelconque du Parti l'est des siennes, devant l'ensemble du Parti ; je dois suivre la voie formellement prescrite pour exprimer ma 'défiance', pour faire triompher les idées et les désirs qui découlent de cette défiance. De la 'confiance' incontrôlée, propre aux cercles, nous nous sommes élevés à une conception de parti qui réclame l'observation de formes strictes et de motifs déterminés pour exprimer et vérifier la confiance." Une question centrale dans la controverse sur la composition du comité de rédaction était l'attachement sentimental de Martov envers ses amis et camarades de l'ancienne Iskra, et sa méfiance grandissante et infondée envers les véritables motivations de Lénine quand ce dernier défend les raisons pour lesquelles ils n'ont pas à être renommés dans la nouvelle équipe. Tout l'épisode démontre une incapacité choquante de la part de révolutionnaires expérimentés comme Martov et Trotsky d'aller au-delà des sentiments d'orgueil blessé ou de sympathie purement personnelle et à mettre les intérêts politiques du mouvement au-dessus des liens affinitaires. Plekhanov devait faire preuve de la même difficulté plus tard : bien que, durant le Congrès, il soit resté du côté de Lénine, par la suite il a trouvé la dénonciation par Lénine de l'attitude de Martov et Cie trop intransigeante, trop dure et il a changé de camp en cours de route ; ayant obligé Lénine à démissionner de l'équipe de l'Iskra à laquelle il avait été élu par le Congrès, il a remis l'organe du Parti aux mains des mencheviks. Tous les anciens iskristes qui avaient auparavant défendu Lénine contre la droite qui l'accusait de vouloir établir une dictature, un "état de siège" - pour utiliser les termes de Martov - dans le Parti, ne trouvaient plus maintenant de mots assez durs pour dénoncer la politique de Lénine : Robespierre, Bonaparte, autocrate, monarque absolu, etc. Toujours dans Un pas en avant, deux pas en arrière, Lénine définit de façon très éloquente ce genre de réaction et parle du "ton vexé qui perce, traînant et sans discontinuer, dans tous les écrits de tous les opportunistes contemporains en général et de notre minorité en particulier. Ils se voient persécutés, opprimés, brimés, assiégés, esquintés. Considérons en effet les procès-verbaux du Congrès de notre Parti; vous verrez que la minorité est composée de tous les aigris, de tous ceux qui un jour et pour une raison quelconque furent offensés par la social-démocratie révolutionnaire". Lénine montre aussi "une relation psychologique étroite" entre ces réponses, toutes ces grandioses déclamations contre l'autocratie et la dictature dans le parti, et l'état d'esprit opportuniste en général, y compris dans sa démarche sur des questions programmatiques plus générales : "Ce qui prédomine, ce sont de candides déclamations pathétiques contre l'autocratie et le bureaucratisme, contre l'obéissance aveugle, les ressorts et rouages, déclamations candides au point qu'il y est encore très, très difficile de démêler véritablement le côté principe du côté cooptation. Mais plus cela va, et plus les choses se compliquent : les essais d'analyse et de définition exacte du maudit 'bureaucratisme' conduisent inévitablement à l'autonomisme; les essais 'd'approfondissement' et de justification aboutissent nécessairement à la défense de l'état arriéré, au suivisme, à des phrases girondistes. Enfin, apparaît le principe de l'anarchisme, comme le seul principe vraiment déterminé et qui, par conséquent, dans la pratique, ressort avec un relief particulier (la pratique est toujours en avance sur la théorie). Mépris de la discipline - autonomisme - anarchisme, telle est l'échelle que, en matière d'organisation, notre opportunisme descend et remonte, sautant d'un degré à l'autre et se dérobant avec habileté à toute formulation précise de ses principes. C'est exactement la même gradation qui apparaît avec l'opportunisme dans les questions de programme et de tactique : mépris de l'"orthodoxie", de l'étroitesse et de l'immobilisme - 'critique' révisionniste et ministérialisme - démocratie bourgeoise". Le comportement des mencheviks pose aussi la question de la discipline dans le parti sous un autre angle. Bien que, après le départ des (semi) économistes et du Bund, ils aient été une minorité (d'où leur nom) à la fin du Congrès, ils ont fait totalement fi des décisions qu'avait prises le Congrès sur la composition du comité de rédaction de l'Iskra. Martov, par solidarité avec ses amis "évincés", refusa de faire partie du nouveau comité et plus tard, avec sa faction, a mené une politique de boycott de tous les organes centraux tant qu'ils étaient en minorité. Les mencheviks et tous ceux qui les soutenaient au niveau international ont mené une campagne de calomnies contre Lénine, l'accusant notamment de vouloir substituer un organe central tout puissant à la vie démocratique dans le parti. La réalité était très différente : en fait, Lénine défendait clairement l'autorité du vrai centre du parti, le Congrès, que les mencheviks avaient totalement ignoré. Voici comment Lénine définit la vraie question posée derrière les cris des mencheviks sur "la démocratie contre la bureaucratie" : "Le bureaucratisme contre le démocratisme, c'est bien le centralisme contre l'autonomisme; c'est le principe d'organisation de la social-démocratie révolutionnaire par rapport au principe d'organisation des opportunistes de la social-démocratie. Ce dernier tend à s'élever de la base au sommet, et c'est pourquoi il défend partout où il est possible, et autant qu'il est possible, l'autonomisme, le "démocratisme" qui va (chez ceux qui font du zèle à l'excès) jusqu'à l'anarchisme. Le premier tend à émaner du sommet, préconisant l'extension des droits et des pleins pouvoirs de l'organisme central par rapport à la partie. Dans la période de la débandade et des cercles, ce sommet, dont la social-démocratie révolutionnaire s'efforçait de faire son point de départ dans le domaine de l'organisation, était nécessairement un des cercles, le plus influent par son activité et sa fermeté révolutionnaire (en l'espèce, l'organisation de l' Iskra). A l'époque du rétablissement de l'unité véritable du Parti et de la dissolution, dans cette unité, des cercles qui ont fait leur temps, ce sommet est nécessairement le congrès du Parti, organisme suprême de ce dernier. Le congrès groupe dans la mesure du possible tous les représentants des organisations actives et, en désignant les institutions centrales (souvent de façon à satisfaire plutôt les éléments avancés que les éléments retardataires du Parti, à être du goût plutôt de l'aile révolutionnaire que de l'aile opportuniste), il en fait le sommet jusqu'au congrès suivant." Ainsi, derrière des différences "triviales" se cachaient des questions de principe fondamentales - Lénine parle d'opportunisme en matière d'organisation, et l'opportunisme existe vis-à-vis des principes. Le principe, c'est le centralisme : comme l'écrit Bordiga dans son texte de 1922, Le principe démocratique : "La démocratie ne peut pas être un principe pour nous. Le centralisme en est un indiscutablement, puisque les caractéristiques essentielles de l'organisation du parti doivent être l'unité de structure et d'action". Le centralisme exprime l'unité du prolétariat, alors que la démocratie n'est qu' "un simple mécanisme d'organisation" (Ibid.). Pour l'organisation politique du prolétariat, le centralisme ne signifie jamais domination par fatwa bureaucratique puisqu'il ne peut vivre que s'il existe une participation consciente, authentique de tous ses membres à la défense et à l'élaboration du programme et des analyses du parti ; en même temps, il doit se baser sur une confiance profonde dans les organes centraux élus par la plus haute expression de l'unité de l'organisation, le Congrès, pour mettre en oeuvre les orientations de l'organisation entre les congrès. Les procédures "démocratiques" telles que les votes et les décisions majoritaires sont évidemment utilisées au cours de tout ce processus, mais ils ne sont qu'un moyen pour une fin qui est l'homogénéisation de la conscience et la création d'une réelle unité dans l'action au sein de l'organisation. (5)
Le caractère politique de la question organisationnelle : l'ignorer à ses risques et périls
Contrairement à une idée largement répandue dans le milieu politique prolétarien aujourd'hui, la question du fonctionnement centralisé de l'organisation n'est absolument pas une question secondaire qui recouvre des questions programmatiques plus profondes, mais c'est une question programmatique en elle-même. Le BIPR, par exemple, insiste sur le fait que les récentes scissions dans le CCI n'ont pas du tout eu lieu sur des questions d'organisation. Il refuse catégoriquement de traiter de la question du fonctionnement et recherche "les véritables faiblesses programmatiques du CCI" qui ont amené aux scissions (par exemple notre analyse supposée erronée de la lutte de classe ou notre théorie de la décomposition). C'est une erreur de méthode, étrangère à la démarche de Lénine. En fait, cela nous rappelle les commentaires d'Axelrod après le Deuxième Congrès : "Avec ma pauvre intelligence, je suis incapable de comprendre ce qu'on peut vouloir dire par 'opportunisme sur les questions organisationnelles', posé comme quelque chose d'autonome, dégagé de tout lien organique avec des idées programmatiques ou tactiques". (Lettre à Kautsky, "Sur les origines et le sens de nos différences organisationnelles", 1904). Mais la lutte contre l'opportunisme organisationnel avait déjà été largement démontrée par la pratique de Marx dans la Première Internationale, en particulier contre les tentatives de Bakounine de détruire la centralisation en construisant toute une série d'organisations secrètes uniquement responsables devant lui. Au Congrès de La Haye de 1872, cette question était considérée par Marx et Engels comme plus importante à mettre à l'ordre du jour que les leçons de la Commune de Paris - qui constituaient certainement les leçons les plus vitales dans toute l'histoire des mouvements révolutionnaires du prolétariat. De même, la scission entre les bolcheviks et les mencheviks nous a laissé des leçons essentielles concernant le problème de la construction d'une organisation de révolutionnaires. Malgré toutes les différences entre les conditions auxquelles étaient confrontés les révolutionnaires en Russie au début du 20e siècle et celles qu'a connues le camp politique prolétarien qui a resurgi depuis la reprise historique à la fin des années 1960, il existe néanmoins beaucoup de points communs. Notamment, les nouveaux groupes qui surgissent dans la dernière partie du 20e siècle ont été particulièrement marqués par l'esprit de cercle. La rupture entre eux et la précédente génération de révolutionnaires et toute l'expérience de cette dernière de ce qu'est travailler dans un véritable parti prolétarien, les effets traumatisants de la contre-révolution stalinienne qui ont instillé dans la classe une profonde méfiance envers la notion même de parti politique centralisé, la puissante influence de la petite-bourgeoisie et des couches intellectuelles après 1968, faisant écho au poids disproportionné de l'intelligentsia dans le mouvement révolutionnaire de la première heure en Russie, les campagnes incessantes de la classe dominante contre l'idée même de communisme et en faveur de l'acceptation sans question de l'idéologie démocratique - tous ces facteurs ont rendu la tâche de construire des organisations prolétariennes plus difficile aujourd'hui que jamais. Le CCI a écrit plusieurs fois sur ces questions - l'exemple le plus récent dans cette revue est notre article sur le 15e Congrès du CCI (Revue internationale n°114) qui montre aussi comment ces difficultés sont exacerbées par l'atmosphère putride du capitalisme en décomposition. En particulier, les pressions de la décomposition qui tend à gangstériser l'ensemble de la société, poussent constamment à transformer les restes d'esprit de cercle en un phénomène plus pernicieux et destructeur - en clans, groupements informels, parallèlement à leur propre projet politique destructeur, basé sur des loyautés et des hostilités personnelles. Nous avons aussi noté les parallèles frappants entre les scissions dans nos rangs qui ont exprimé ces difficultés et la scission entre les bolcheviks et les mencheviks en 1903. Lorsque les éléments qui ont formé la "Fraction externe du CCI" (FECCI) ont déserté nos rangs en 1985, nous avons publié dans la Revue n°45 un article qui faisait un parallèle entre la FECCI et les mencheviks. L'article montrait notamment que la "tendance" qui allait sortir pour former la FECCI, était un groupe plus fondé sur les loyautés personnelles, de l'orgueil blessé et un sentiment déplacé de persécution que sur de véritables divergences politiques (6). De même, la soi-disant fraction interne du CCI (FICCI) qui s'est formée en 2001 a montré beaucoup de caractéristiques du menchevisme de 1903. La FICCI a son origine dans un clan qui s'accommodait bien des progrès du CCI tant qu'il était bien installé dans son organe central international. Il a, en fait, répondu par une campagne de calomnies et de dénigrements à une minorité de camarades qui avaient commencé à examiner plus en profondeur la véritable situation de l'organisation. Dès que ce clan a perdu ce qu'il considérait comme une "position de pouvoir", il a commencé immédiatement à se présenter comme le défenseur acharné et persécuté de la démocratie contre la bureaucratie usurpatrice. Ayant proclamé auparavant être le défenseur le plus vigoureux des statuts, il s'est mis sans vergogne à violer toutes les règles de l'organisation, notablement la décision du 14e Congrès qui avait élaboré une méthode cohérente pour traiter les divergences et les tensions qui étaient apparues dans l'organe central. C'est vraiment l'écho du comportement des mencheviks vis-à-vis du Congrès de 1903. Comme les mencheviks, ces deux scissions (FECCI et FICCI) se sont senties contraintes de "donner de la profondeur à leur position et de la justifier", en découvrant rapidement d'importantes divergences programmatiques avec le CCI - même si au départ, ces groupements s'étaient posés comme les véritables gardiens de la plate-forme du CCI et de ses analyses fondamentales. Ainsi la FECCI a abandonné le cadre trop lourd à porter pour elle de la décadence ; la FICCI, elle, s'est immédiatement débarrassée de notre concept de décomposition qui est en quelque sorte "impopulaire" dans le milieu prolétarien que cette bande essaie d'infiltrer. Dans ce contexte, l'incapacité du milieu prolétarien à traiter la question d'organisation comme une question politique à part entière l'a rendu tout à fait incapable de répondre adéquatement aux problèmes organisationnels auxquels est confronté le CCI, et d'autant plus vulnérable aux campagnes de séduction d'un groupe comme la FICCI qui joue un rôle purement parasitaire dans le milieu. Nous ne mentionnons pas ces expériences parce que nous voulons les mettre sur le même plan que le Congrès de 1903 - notamment nous ne nous faisons aucune illusion sur le fait que nous serions déjà le parti de classe. Il n'en reste pas moins que ceux qui ne saisissent pas les leçons du passé, sont condamnés à répéter les mêmes erreurs. Sans assimiler la pleine signification de la scission entre bolchevisme et menchevisme, il sera impossible de progresser vers la formation du parti prolétarien de la future révolution. Pas plus que les bolcheviks - que ce soit en 1903, 1914, 1917 ou à d'autres moments historiques clés - les organisations prolétariennes d'aujourd'hui et de demain ne pourront éviter les crises et les scissions. Mais si nous sommes armés par les leçons du passé, de tels moments de crise permettront, comme c'est arrivé de nombreuses fois dans l'histoire des bolcheviks, aux organisations politiques du prolétariat de sortir politiquement renforcées et revigorées, et de ce fait, plus capables de faire face aux impérieuses requêtes de l'histoire. Dans un second article, nous étudierons plus en détail le débat sur la conscience de classe du Second Congrès et la controverse entre Lénine, Trotsky et Luxemburg sur la scission dans la social-démocratie russe.
Amos
(1) Référence humoristique à la façon d'enseigner l'histoire en Grande-Bretagne, qui présentait, dans les manuels scolaires, certains événements historiques comme des "très mauvaises choses".
(2 )Ce que dit Lénine, dans Que faire ?, sur les révolutionnaires qui agissent comme "tribunes du peuple" doit être compris à la lumière de la façon dont les sociaux-démocrates de l'époque analysaient la révolution à venir - pas comme une lutte directe pour le socialisme mais comme ayant en premier lieu pour but de renverser l'autocratie et d'inaugurer une phase de "démocratie". Les bolcheviks, contrairement aux économistes et aux mencheviks ensuite, étaient convaincus que la bourgeoisie russe n'était pas capable d'accomplir cette tâche et que c'est la classe ouvrière qui devrait la réaliser. En tout état de cause, le point le plus substantiel reste : la conscience socialiste ne peut surgir sans que la classe ouvrière ne prenne conscience de sa position générale dans la société capitaliste, et ceci implique nécessairement de voir plus loin que l'usine, de considérer l'ensemble des rapports de classe au sein de la société capitaliste.
(3) Lénine a clarifié, au Congrès, que par ce terme de "révolutionnaire professionnel", il ne voulait pas dire uniquement des agents du Parti à plein temps et payés ; il utilisait au fond le terme de "professionnel" en opposition à la démarche "d'amateur" propre à la phase des cercles quand les groupes n'avaient pas de forme claire ni de plan d'action ferme, et qu'ils duraient en moyenne quelques mois avant d'être détruits par la police.
(4) Cette analyse de trois courants principaux au sein des organisations politiques du prolétariat - la droite ouvertement opportuniste, la gauche révolutionnaire, et le centre hésitant et oscillant - garde sa validité aujourd'hui, tout comme le terme de marais que Lénine applique à la tendance centriste. Ca vaut la peine d'ajouter la note que Lénine a faite à propos de ce terme dans son propre texte car il évoque tellement bien ce qui arrive fréquemment aujourd'hui quand le CCI utilise le terme de marais pour caractériser une zone mouvante de transition entre la politique du prolétariat et la politique de la bourgeoisie : "Il en est maintenant dans notre Parti qui, à entendre ce mot, sont saisis d'horreur et crient à une polémique dénuée d'esprit de camaraderie. Etrange altération du jugement sous l'influence du ton officiel ... appliqué à contre-temps ! Il n'est guère de parti politique qui, connaissant la lutte intérieure, se soit passé de ce terme dont on se sert toujours pour désigner les éléments instables, qui oscillent entre les combatants. Et les Allemands qui savent faire tenir la lutte intérieure dans un cadre parfairtement convenable ne se formalisent pas au sujet du mot "versumpft" et ne se sentent pas saisis d'horreur, ne font pas preuve d'une officielle et ridicule pruderie" (Un pas en avant deux pas en arrière). Évidemment, lorsque nous utilisons ce terme aujourd'hui, nous parlons en général d'une zone entre les organisations prolétariennes et les organisations bourgeoises, alors que Lénine parle d'un marais au sein du parti du prolétariat existant. Ces différences reflètent de vrais changements historiques dans lesquels nous n'entrerons pas ici, mais cela ne doit pas obscurcir ce qu'il y a de commun entre les deux applications de ce terme.
(5) Lénine a utilisé plus tard le terme de "centralisme démocratique" pour décrire la méthode d'organisation qu'il défendait, de même que plus tard il devait utiliser le terme de "démocratie ouvrière" pour décrire le mode d'opération des soviets. De notre point de vue, aucune de ces expressions n'est très appropriée , essentiellement parce que le terme de démocratie ("domination du peuple") implique un point de vue qui ne prend pas en compte les classes. Nous reviendrons une autre fois sur cette question. Ce qui est intéressant cependant, c'est que Lénine n'a pas utilisé ce terme en 1903, et en fait, à ce moment-là, sa cible principale était précisément l'idéologie du "démocratisme" au sein du mouvement ouvrier.
(6) Notre Texte d'orientation de 1993 sur le fonctionnement organisationnel, publié dans la Revue internationale n°109 (texte qui fait aussi une analyse du Congrès de 1903) montre de façon plus explicite en quoi la FECCI était un clan et non une vraie tendance ou fraction, alors que nos "Thèses sur le parasitisme" (Revue internationale n°94) montrent le lien organique entre les clans et le parasitisme : les clans ou les cliques qui ont été impliqués dans des scissions du CCI ont invariablement évolué en groupes parasitaires qui ne peuvent jouer qu'un rôle négatif et destructeur au sein de l'ensemble du milieu prolétarien. Cela s'est confirmé amplement par la trajectoire de la FICCI.