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Du 12 au 15 novembre, a eu lieu à Paris le "Forum social européen", sorte de filiale européenne du Forum social mondial qui se tient depuis plusieurs années à Porto Alegre au Brésil (le FSE de 2002 s'étant tenu à Florence en Italie, et celui de 2004 devant se tenir à Londres). L'évènement a pris une ampleur considérable : quelques 40.000 participants selon les organisateurs, venus de tous les coins de l'Europe, du Portugal jusqu'aux pays de l'Europe centrale ; un programme d'environ 600 séminaires et ateliers répartis dans les locaux les plus divers (théâtres, mairies, bâtiments prestigieux de l'Etat) distribués sur quatre sites autour de Paris ; et pour conclure, une grande manifestation de 60 à 100.000 personnes dans les rues de Paris, avec les staliniens impénitents de Rifondazione Comunista d'Italie à l'avant et les anarchistes de la CNT à l'arrière. Moins affichés par les médias, deux autres "forums européens" se sont déroulés pendant la même période : l'un pour les députés, l'autre pour les syndicalistes européens. Et comme si trois "forums" ne suffisaient pas, les anarchistes ont organisé un "Forum social libertaire" dans la banlieue parisienne, simultanément à celui du FSE et se présentant ouvertement comme une "alternative" à ce dernier. "Un autre monde est possible!" C'était un des grands slogans du FSE. Il ne fait aucun doute que chez un grand nombre des manifestants du 15 novembre, surtout peut-être pour les jeunes qui se politisent, il existe un réel et pressant besoin de lutter contre le capitalisme et pour un "autre monde" que celui où nous vivons aujourd'hui, avec sa misère sans fin et ses guerres aussi horribles qu'interminables. Sans doute certains se sont sentis inspirés par ce grand rassemblement unitaire. Le problème, c'est de savoir non seulement qu'un "autre monde est possible" - et nécessaire - mais aussi et surtout de quel autre monde il s'agit, et comment il serait possible de l'édifier.
Il est difficile d'imaginer comment le FSE pourrait apporter une réponse à cette question. Vu le nombre et la variété des organisations participantes (les syndicats de cadres et de "jeunes dirigeants", les organisations chrétiennes, les trotskistes style LCR et SWP, les staliniens du PCF, jusqu'aux anarchistes d'Alternative Libertaire), on imagine mal comment une réponse cohérente - ou même une réponse tout court - pourrait en sortir. Tous avaient quelque chose à dire, d'où une grande variété de thèmes exprimés dans les tracts, débats, et slogans. Par contre, quand on regarde de plus près les idées sorties du FSE, sur le plan justement des grands thèmes, on constate que celles-ci premièrement n'ont absolument rien de nouveau, et deuxièmement n'ont absolument rien "d'anti-capitaliste". La forte mobilisation autour du FSE, la mise en avant par autant de fractions de la gauche et de l'extrême gauche d'une multitude de thèmes de la mouvance "alter-mondialiste", ont décidé le CCI à mener une intervention à la mesure de ses forces mais déterminée au sein de ce rassemblement . Sachant que les prétendus "débats" du FSE étaient largement bouclés d'avance (ce qui nous a été confirmé par plusieurs participants), nos militants venus de plusieurs pays d'Europe ont privilégié la vente de la presse (dans la plupart des langues européennes) et la participation à des discussions informelles autour du FSE, ainsi que lors de la manifestation finale. De même, nous avons été présents dans le FSL afin de mettre en avant, dans les débats, la perspective communiste contre celle de l'anarchisme .
Un monde libéré du commerce et du trafic?
"Le monde n'est pas à vendre" est un slogan en vogue, qui se décline en plusieurs versions quand il s'agit d'être "réaliste" : "la culture n'est pas à vendre" pour les artistes et les intermittents du spectacle, "la santé n'est pas à vendre" à l'attention des infirmiers et des ouvriers de la santé publique, ou encore "l'éducation n'est pas à vendre" quand il s'agit des enseignants. Qui ne serait pas touché par de tels mots d'ordre ? Qui serait prêt à vendre sa santé, ou l'éducation de ses enfants ? Cependant, quand on essaie d'observer dans la réalité ce qui se trouve derrière de tels slogans, cela commence à sentir la triche. Ainsi, on propose non pas de mettre fin à la vente du monde, mais seulement de la "limiter" : "Soustraire les services sociaux de la logique du marché". Qu'est-ce que cela veut dire, concrètement ? Nous savons tous que, tant que le capitalisme existera, tout doit se payer, même les services comme la santé et l'éducation. Ces aspects de la vie sociale que les "alter-mondialistes" prétendent vouloir "soustraire à la logique du marché" sont en fait une partie du salaire global des ouvriers, en général gérée par l'Etat. Loin d'être "soustrait à la logique du marché", le niveau du salaire ouvrier, la proportion de la production qui revient à la classe ouvrière, est au coeur même du problème du marché et de l'exploitation capitaliste. Le capital paie toujours sa main d'oeuvre le moins possible : c'est-à-dire, ce qui est nécessaire pour reproduire la force de travail ou la prochaine génération d'ouvriers. Aujourd'hui, alors que le monde s'enfonce dans une crise toujours plus profonde, chaque capital national a besoin de moins de bras, et les bras dont il a besoin, il doit les payer moins cher sous peine de se faire éliminer par ses concurrents sur le marché mondial. Dans cette situation, la classe ouvrière ne peut résister que par sa propre lutte aux diminutions de salaire - aussi "social" soit-il - et évidemment pas en faisant appel à l'Etat capitaliste en lui demandant de "soustraire" les salaires des lois du marché, ce dont celui-ci serait parfaitement incapable même s'il en avait envie. Dans la société capitaliste, le prolétariat peut, au mieux, imposer par la force de sa lutte une répartition plus en sa faveur du produit social : réduire la plus-value extorquée par la classe capitaliste à la faveur du capital variable - le salaire. Mais faire cela dans le contexte d'aujourd'hui exige en premier lieu un niveau élevé des luttes (comme on a pu le constater suite à la défaite des luttes de mai 2003 en France, avec les attaques qui pleuvaient sur le salaire social) et, en deuxième lieu, de tels gains ne pourront être que temporaires (comme on l'a vu après le mouvement de 1968 en France). Non, cette idée que "le monde" ne serait pas à vendre est une misérable tricherie. Le propre du capital, justement, c'est que tout est à vendre, et cela le mouvement ouvrier le sait depuis 1848 : "[la bourgeoisie] a dissous la liberté de la personne dans la valeur d'échange, et aux innombrables franchises garanties et bien acquises, elle a substitué une liberté unique et sans vergogne: le libre-échange (�) la bourgeoisie a dépouillé de leur sainte auréole toutes les activités jusqu'alors vénérables et considérées avec un pieux respect. Elle a changé en salariés à ses gages le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science". C'est ainsi que Marx et Engels se sont exprimés dans le Manifeste Communiste : on voit à quel point leurs analyses d'alors restent d'actualité aujourd'hui !
Un commerce équitable?
"Commerce équitable, pas le libre échange!", voilà un autre grand thème du FSE, à grands renforts de petits paysans français et de leurs produits "bio". Et, en effet, qui ne pourrait être touché par cet espoir de voir les paysans et les petits artisans du Tiers-Monde vivre décemment du fruit de leur travail ? Qui ne voudrait pas stopper le rouleau compresseur de "l'agribusiness" qui chasse les paysans de leurs terres pour les entasser par millions dans les bidonvilles de Mexico à Calcut-ta ? Mais ici aussi, comme pour la question du marché, les bons sentiments sont un mauvais guide. D'abord, le mouvement de "commerce équitable" n'est pas nouveau. Les entreprises des oeuvres dites caritatives (telle l'anglaise Oxfam, présente elle aussi au FSE bien sûr) pratiquent le "commerce équitable" de l'artisanat vendu dans leurs magasins de bienfaisance depuis plus de 40 ans, ce qui n'a absolument pas empêché des millions et des millions d'êtres humains de sombrer dans la misère en Afrique, en Asie, en Amérique Latine� De plus, ce mot d'ordre dans la bouche des altermondialistes est une double hypocrisie. Ainsi José Bové, président de la Confédération Paysanne française, a beau jouer les super-stars de l'altermondialisation en pestant contre l'agribusiness et le méchant McDo : cela n'empêche pas les militants de la Confédération Paysanne de manifester pour demander le maintien des subventions de la PAC européenne (1). Cette dernière, en baissant artificiellement les prix des produits français, est précisément un des principaux moyens de maintenir l'inéquité du commerce en faveur des uns et au désavantage, forcément, des autres. De même, pour les syndicalistes de la sidérurgie américaine qui manifestaient en 1998 à Seattle lors du sommet de l'Organisation mondiale de commerce (OMC) et dont on fait si grand cas, le "commerce équitable" signifiait imposer des tarifs sur l'importation de l'acier "étranger" produit moins cher par des ouvriers d'autres pays. En fin de compte, quand on commence à faire du commerce équitable on finit toujours dans la guerre commerciale. Dans le capitalisme, la notion "d'équité" est, de toutes façons, un leurre. Comme le disait, déjà en 1881, Engels (2) dans un article où il critiquait la notion du "salaire équitable" : "L'équité de l'économie politique ,du fait que c'est l'économie politique qui dicte les lois qui régissent l'actuelle société, cette équité se trouve toujours du même côté : celui du capital". Le comble de la supercherie dans cette histoire de "commerce équitable", c'est l'idée que la présence des manifestants "altermondialistes" à Seattle ou à Cancun lors du sommet d l'OMC aurait donné du "courage" aux négociateurs des pays du Tiers-Monde pour qu'ils résistent aux exigences des "pays riches". On ne s'étendra pas ici sur le fait que le sommet de Cancun s'est soldé par un cuisant échec pour les pays faibles, puisque les européens ne démantèleront pas leur PAC, et les américains continueront de subventionner leur agriculture à tout va, contre la pénétration de leur marché par les produits moins chers des pays pauvres. Non, ce qui est vraiment écoeurant c'est de faire croire que les dirigeants et les bureaucrates encostumés des pays du Tiers-Monde seraient présents dans ces négociations pour défendre les paysans et les pauvres. Bien au contraire ! Pour ne prendre qu'un exemple, quand un Lula brésilien dénonce les tarifs imposés par les Etats-Unis pour protéger l'industrie américaine du jus d'orange , ce n'est pas aux paysans pauvres qu'il pense mais aux énormes plantations capitalistes orangères du Brésil, où des ouvriers triment exactement comme ils triment en Floride.
Non au soutien de l'Etat bourgeois !
Le fil commun qui traverse tous ces thèmes est celui-ci : contre les "néo-libéraux" des grandes entreprises "transnationales" (les méchantes "multi-nationales" qu'on dénonçait dans les années 70), on nous propose de faire confiance à l'Etat, mieux encore de renforcer l'Etat. Les "altermondialistes" prétendent que ce sont les entreprises qui ont "confisqué" le pouvoir d'un Etat "démocratique" afin d'imposer leur loi "marchande" au monde, et que donc le but d'une "résistance citoyenne" doit être de récupérer le pouvoir de l'Etat et des "services publics". Quelle foutaise ! Jamais l'Etat n'a été aussi présent dans l'économie qu'aujourd'hui, y compris aux Etats-Unis. C'est lui qui réglemente les échanges mondiaux en fixant les taux d'intérêt, les barrières douanières, etc. Il est lui-même un acteur incontournable de l'économie nationale, avec une dépense publique qui s'élève à 30-50% du PIB selon les pays, et des déficits budgétaires toujours plus importants. Plus encore, quand les ouvriers se mettent en tête de défendre leurs conditions de vie contre les attaques capitalistes, qui trouvent-ils en premier lieu en travers de leur chemin, si ce n'est les forces policières de l'Etat ? Demander - comme le font les altermondialistes - le renforcement de l'Etat pour nous protéger des capitalistes, c'est vraiment une fumisterie monumentale : l'Etat bourgeois est là pour défendre la bourgeoisie contre les ouvriers, et non pas l'inverse (3). Ce n'est pas pour rien que cet appel au soutien de l'Etat, et en particulier à ses fractions de gauche présentées comme les meilleurs défenseurs de la "société civile" contre le "néo-libéralisme", émane du FSE. Comme dit une expression anglaise, "he who pays the piper calls the tune" (celui qui paie le musicien commande la chanson). En effet, il est tout à fait instructif de regarder qui a financé le FSE à la hauteur de 3,7 millions d'euros : - D'abord, les Conseils généraux des départements de Seine-Saint-Denis, du Val de Marne et de l'Essonne ont contribué pour plus de 600.000 euros alors que la mairie de St Denis s'est fendue de 570.000 euros à elle toute seule (4). C'est le Parti "communiste" français, ce ramassis de vieilles fripouilles staliniennes, qui essaie de se refaire une virginité politique après avoir été le complice des pires crimes commis par l'Etat stalinien en Russie, et le saboteur attitré des luttes ouvrières depuis des décennies. - Le Parti socialiste français s'est largement discrédité avec ses attaques anti-ouvrières pendant son dernier passage au gouvernement et il est vrai que l'assistance au FSE ne s'est pas privée de se moquer de Laurent Fabius (dirigeant en vue du PS) quand il a osé montré son nez dans les débats. On aurait pu imaginer que le PS verrait le FSE d'un mauvais oeil. Eh bien pas du tout ! La mairie de Paris (contrôlée par ce même PS) a contribué à hauteur de 1 million d'euros aux frais du FSE ! - Et le gouvernement français ? Un gouvernement de droite, néo-libéral à souhait, dénoncé à longueur d'affiches et d'articles par toute la gauche réunie, des anarchistes aux staliniens, a-t-il été gêné au moins de voir ce Forum attirer autant de monde ? Tout au contraire : c'est sur ordre personnel du président, Jacques Chirac, que le Ministère des Affaires Etrangères a déboursé 500.000 euros pour financer le tout. Qui paie profite ! C'est toute la bourgeoisie française, de droite comme de gauche, qui a financé libéralement le FSE et qui a fourni ses locaux. Et c'est toute la bourgeoisie, de gauche comme de droite, qui entend tirer parti du succès indéniable du FSE, sur deux plans en particulier : - Premièrement, le FSE est un moyen pour la gauche de l'appareil étatique de faire peau neuve (après avoir été décrédibilisée par des années passées au gouvernement à asséner coup après coup sur les conditions de vie de la classe ouvrière et à assumer la responsabilité de la politique impérialiste du capitalisme français). Les partis politiques n'étant plus à la mode, vu la grande méfiance qu'ils provoquent, ils se maquillent en "associations" afin de se donner un air plus "citoyen", plus "démocratique", plus "réseau" : pour le PCF, son Espace Karl Marx, pour le PS, ses Fondations Léo Lagrange et Jean Jaurès. Il faut souligner ici que ce n'est pas seulement la gauche qui a intérêt à faire oublier ses méfaits passés - ce que tout un chacun reconnaîtra sans difficulté. Toute la bourgeoisie a intérêt à ce que le front social ne soit pas dégarni, à ce que les luttes ouvrières, et même plus généralement le dégoût et le questionnement inspirés par la société capitaliste, soient dévoyés vers les vieilles recettes réformistes, leur barrant le chemin vers la conscience de la nécessité de renverser l'ordre capitaliste et d'en finir avec ses maux. - Deuxièmement, la bourgeoisie française tout entière a intérêt à voir se répandre et se renforcer l'ambiance nettement anti-américaine du FSE. Les énormes destructions des deux guerres mondiales, les terribles pertes en vies humaines et puis, surtout, le renouveau de la lutte de classe et la sortie de la contre-révolution après 1968, ont tous contribué à discréditer le nationalisme que la bourgeoisie a utilisé pour lancer les populations dans la boucherie de 1914 et ensuite, dans celle de 1939. Alors, même s'il n'existe pas de "bloc européen" et, encore moins, de "nation européenne" auxquels rattacher un patriotisme "européen" guerrier, les bourgeoisies des différents pays européens et plus particulièrement les bourgeoisies française et allemande ont tout intérêt à encourager la montée d'un sentiment anti-américain et plus vaguement "pro-européen" dans le but de présenter la défense de leurs propres intérêts impérialistes contre l'impérialisme américain comme la défense d'une vision du monde "autre", voire "altermondialiste". De même, le soutien altermondialiste à l'interdiction d'importer des OGM américains, présenté comme mesure "écologique" et "de défense de la santé publique", n'est en fait qu'un épisode de la guerre économique, destiné à laisser le temps à la recherche française de rattraper les Etats-Unis dans ce domaine (5). Les gens du "marketing" moderne n'essaient plus de nous vendre directement des produits, ils utilisent une méthode plus subtile et plus efficace: ils vendent une "vision du monde" à laquelle ils accrochent des produits censés l'incarner. Les organisateurs du FSE procèdent exactement de la même façon : ils nous proposent une "vision du monde" irréelle, où le capitalisme n'est plus capitaliste, où les nations ne sont plus impérialistes et où on peut faire un "autre monde" sans faire une révolution internationale communiste. Et au nom de cette "vision", ils proposent de nous fourguer les vieux produits frelatés que sont les partis de gauche soi-disant "socialistes" et "communistes", déguisés pour la circonstance en "réseaux citoyens". Vu que c'est la bourgeoisie française qui, à cette occasion, a avancé les fonds, c'est normal que ce soient ses partis politiques qui profitent en première ligne du FSE. Il ne faut pas croire, cependant, que l'entreprise est montée par la bourgeoisie française seule, bien loin de là. En fait, cet effort de recrédibilisation de son aile gauche, entrepris dans les "forums sociaux" mondiaux et européens, profite très largement à toute la classe bourgeoise mondiale.
Un "autre monde" libertaire?
Le "Forum social libertaire" se voulait délibérément une alternative au Forum plus "officiel" organisé par les grands partis bourgeois. On est en droit de se demander à quel point l'opposition entre les deux a été réelle : l'un au moins des principaux groupes organisateurs du FSL ("Alternative Libertaire") a pris aussi une part active dans le FSE, alors que la manifestation organisée par le FSL a rejoint, après un petit parcours "indépendant", celle du grand FSE. Ce n'est pas l'objet de cet article de rapporter exhaustivement ce qui s'est dit lors du FSL. Nous reviendrons ici seulement sur quelques thèmes principaux. Prenons d'abord le "débat" sur les "espaces auto-gérés" (squats, communes, réseaux d'échange de services, cafés "alternatifs", etc.). Si nous mettons "débat" entre guillemets, c'est parce que les animateurs ont tout fait pour le limiter à des compte-rendus descriptifs de leurs "espaces" respectifs, en évitant toute évaluation critique même venant de l'intérieur du camp anarchiste. On s'est très vite rendu compte que "l'auto-gestion" est très relative : un intervenant anglais explique qu'ils ont dû acheter leur "espace"� pour la coquette somme de 350.000 livres (environ 500.000 euros) ; un autre raconte la création d'un "espace"� sur Internet, la création comme chacun sait du DARPA (6) américain. Plus révélateur encore est le programme d'action des divers "espaces" décrits : pharmacie gratuite et "alternative" (c'est des herbes), services de conseil juridique, café, échange de services. En d'autres termes, le petit commerce associé aux services sociaux délaissés par un Etat qui coupe dans les budgets. C'est-à-dire que le summum de la radicalité anarchiste, c'est de suppléer aux services de l'Etat en faisant le travail de ce dernier gratis. Un débat sur la gratuité des services publics a pleinement révélé la vacuité de l'anarchisme "officiel" et bien-pensant. On prétend que les "services publics" peuvent porter une opposition à la société marchande en répondant gratuitement aux besoins de la population - de façon "auto-gérée" bien sûr, avec des comités de consommateurs, des collectivités locales, et des producteurs. Cela ressemble comme deux gouttes d'eau aux "comités de quartier" installés aujourd'hui par l'Etat français pour les habitants des banlieues parisiennes. Tout est posé comme si on pouvait introduire une opposition institutionnelle à la société capitaliste, à l'intérieur de la société capitaliste elle-même, en mettant en place, par exemple, la gratuité des transports. Une autre caractéristique de l'anarchisme qui est apparue très fortement dans tous les débats du FSL, est sa vision profondément élitiste et éducationniste. L'anarchisme n'a aucune idée d'un "autre monde" qui surgirait du coeur même des contradictions du monde actuel. Le passage du monde actuel au monde futur et "autre" ne pourrait donc se faire que grâce à "l'exemple" donné par les "espaces auto-gérés", au moyen d'une action éducative sur les méfaits du "productivisme" actuel. Mais, comme le disait Marx il y a déjà plus d'un siècle, si une nouvelle société doit apparaître grâce à l'éducation du peuple, la question se pose de savoir, qui va éduquer les éducateurs ? Car ceux qui se veulent les éducateurs sont eux-mêmes formés par la société dans laquelle nous vivons, et leurs idées d'un "autre monde" restent en réalité solidement ancrées dans le monde actuel. En effet, les deux forums "sociaux" ne nous ont servi, en guise d'idées nouvelles et révolutionnaires, rien d'autre que de vieilles idées qui ont déjà depuis longtemps révélé leur nature inadéquate sinon carrément contre-révolutionnaire. Ainsi, les "espaces auto-gérés" rappellent les entreprises coopératives du 19ème siècle, pour ne pas parler de tous les "collectifs ouvriers" de notre époque (de Lip en France à Triumph en Grande-Bretagne), qui soit ont fait faillite, soit sont restées de simples entreprises capitalistes, précisément parce qu'elles devaient produire et vendre dans l'économie marchande capitaliste. Elles rappellent aussi toutes les entreprises "communautaires" des années 70 (squats, comités de quartier, écoles "libres") qui se sont intégrées dans l'Etat bourgeois comme services sociaux ou éducatifs. Toutes les idées d'une transformation radicale introduites à travers la "gratuité" des services publics rappellent le réformisme gradualiste qui était déjà un leurre dans le mouvement ouvrier de 1900 et qui a fait définitivement faillite dans la boucherie de 1914 en se plaçant du côté de son Etat pour défendre ses "acquis" contre l'impérialisme "envahisseur". Ces idées rappellent la mise en place de "l'Etat Providence" par la bourgeoisie après la Seconde Guerre mondiale à des fins de rationalisation dans la gestion de la force de travail et de mystification de celle-ci (notamment en "prouvant" de la sorte que les millions de morts avaient servi à quelque chose).
Notre monde est porteur d'un monde nouveau
Il est absolument inévitable, dans le capitalisme comme dans toute société de classe, que les idées dominantes de la société soient celles de la classe dominante. S'il est possible de comprendre la nécessité, et la possibilité matérielle, d'une révolution communiste, c'est seulement parce qu'il existe dans la société capitaliste une classe sociale qui incarne ce devenir révolutionnaire : la classe ouvrière. Par contre, si nous essayons simplement "d'imaginer" ce que pourrait être une société "meilleure", sur la base de nos désirs et imaginations actuels tels qu'ils ont été formés par la société capitaliste (et sur le modèle de nos "éducateurs" anarchistes), nous ne pouvons faire autre chose que de "réinventer" le monde capitaliste actuel, en tombant soit dans le rêve réactionnaire du petit producteur qui ne voit pas plus loin que le bout de son "espace auto-géré", soit dans le délire mégalo-monstrueux d'un Etat mondial et bien-faisant à la George Monbiot (7). Pour le marxisme, au contraire, il s'agit de découvrir au sein même du monde capitaliste aujourd'hui les prémisses du monde nouveau que la révolution communiste doit faire surgir, si l'humanité ne va pas à sa perte. Comme disait le Manifeste Communiste en 1848 : "Les thèses des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression générale d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux" (8). Nous pouvons distinguer trois éléments majeurs, intimement liés, de ce "mouvement historique qui s'opère sous nos yeux". Le premier, c'est la transformation déjà opérée par le capitalisme du processus productif de toute l'espèce humaine. Le moindre objet d'usage quotidien est l'oeuvre, non plus d'un artisan qui se suffit à lui-même ou d'une production locale, mais du travail commun de milliers, sinon de dizaines de milliers d'hommes et de femmes qui participent à un réseau qui recouvre l'ensemble de la planète. Permise par la révolution communiste mondiale des entraves que lui imposent les rapports capitalistes marchands de production et d'appropriation privée de ses fruits, cette destruction de tous les particularismes locaux, régionaux, et nationaux sera la base pour la constitution d'une seule communauté humaine à l'échelle planétaire. Au fur et à mesure de la transformation sociale et de l'affirmation de tous les aspects de la vie sociale de cette communauté mondiale, disparaîtront aussi les distinctions (aujourd'hui savamment entretenues par la bourgeoisie comme moyens de division de la classe ouvrière) entre ethnies, entre peuples, entre nations. On peut imaginer que les populations et les langues seront brassées jusqu'au jour où il n'existera plus d'européens, d'africains, ou d'asiatiques (et encore moins de bretons, de basques ou de catalans !), mais une seule espèce humaine dont la production intellectuelle et artistique s'exprimera dans une seule langue compréhensible de tous et infiniment plus riche, plus précise et plus harmonieuse que les langues dans lesquelles s'exprime la culture limitée et de plus en plus décomposée d'aujourd'hui (9). Le deuxième élément majeur, indissociable du premier, est l'existence au sein de la société capitaliste d'une classe qui incarne, et qui exprime à son plus haut point, cette réalité du processus productif unifié et international. Cette classe, c'est le prolétariat international. Que l'ouvrier soit sidérurgiste américain, chômeur anglais, employé de banque français, mécanicien allemand, programmeur indien ou ouvrier du bâtiment chinois, tous ont ceci en commun d'être exploités de plus en plus durement par la classe capitaliste mondiale, et de ne pouvoir se défaire de leur exploitation qu'en renversant l'ordre même du capitalisme. Il faut souligner particulièrement deux aspects de la nature même de la classe ouvrière: - D'abord, contrairement aux paysans ou aux petits artisans, le prolétariat est créé par le capitalisme qui ne peut pas se défaire de lui. Le capitalisme broie la paysannerie et les artisans, les réduit à l'état de prolétaire - ou plutôt à l'état de chômeur dans la période de décadence. Mais le capitalisme ne peut pas exister sans le prolétariat. Tant que le capitalisme existe, le prolétariat existera. Et tant que le prolétariat existera, il portera en lui le projet révolutionnaire communiste du renversement de l'ordre capitaliste et de la construction d'un autre monde. - Une autre caractéristique fondamentale de la classe ouvrière réside dans le mélange et le mouvement des populations pour répondre aux besoins de la production capitaliste. "Les ouvriers n'ont pas de patrie" comme disait le Manifeste, non seulement parce qu'ils ne possèdent pas de propriété mais parce qu'ils sont toujours à la merci du capital et de ses besoins de main d'oeuvre. La classe ouvrière est par sa nature une classe d'immigrés. Il suffit pour s'en convaincre de regarder la population de n'importe quelle ville des pays industrialisés : on y croise hommes et femmes venus du monde entier. Mais c'est le cas aussi dans les pays sous-développés : en Côte d'Ivoire beaucoup d'ouvriers agricoles sont Burkinabés, en Afrique du Sud les mineurs viennent du Zimbabwe et du Botswana aussi bien que de toute l'Afrique du Sud, dans le Golfe persique les ouvriers sont palestiniens, indiens, philippins, en Indonésie il y a des millions d'ouvriers étrangers dans les usines. Cette existence réelle de la classe ouvrière - qui préfigure le brassage des populations que nous avons évoqué ci-dessus - démontre toute la futilité de l'idéal cher aux anarchistes et aux démocrates de la défense d'une "communauté" locale ou régionale. Pour prendre un exemple : qu'est-ce que le nationalisme écossais a à offrir à la classe ouvrière en Ecosse, composée pour une partie importante d'asiatiques immigrés ? Rien, évidemment. La seule communauté réelle que peuvent espérer trouver les ouvriers qui ont été ou seront arrachés de leurs racines, est celle planétaire qu'ils pourront construire après la révolution. Le troisième élément majeur que nous voulons soulever ici tient dans une statistique : dans toutes les sociétés de classe qui ont précédé le capitalisme, 95% de la population (grosso modo) travaillait la terre, et le surplus qu'elle produisait en nourriture suffisait tout juste à faire vivre l'autre 5% (seigneurs et religieux, mais aussi artisans, marchands, etc.). Aujourd'hui, cette proportion est carrément inversée et, dans les pays les plus développés, c'est une partie toujours plus faible de la population qui est directement impliquée dans la production de biens matériels. C'est-à-dire que potentiellement, au niveau de la capacité physique du processus productif, l'humanité est arrivée à un stade d'abondance pour ainsi dire sans limites. Déjà dans le capitalisme, les capacités productives de l'espèce humaine ont créé une situation qualitativement nouvelle par rapport à toute l'histoire antérieure : alors qu'auparavant, la pénurie que subissait la grande masse de la population, ainsi que les périodes carrément de disette et de famine, étaient surtout le fruit des limites naturelles de la production (bas niveau de productivité des sols, mauvaises récoltes, etc.), sous le capitalisme la seule et unique cause de la pénurie, ce sont les rapports de production capitalistes eux-mêmes. La crise qui jette les ouvriers à la rue n'a pas pour cause une insuffisance de la production, au contraire elle est le résultat direct du fait que ce qui est produit ne peut pas être vendu (10). Plusencore, dans les pays dits "avancés", une part toujours plus grande de l'activité économique n'a strictement aucune utilité en dehors du système capitaliste lui-même : la spéculation financière et boursière en tous genres, les budgets militaires astronomiques, les objets de mode, les produits "à obsolescence incorporée" dans le simple but d'obliger leur rachat, la publicité, etc. Si on regarde plus loin, il est évident que l'utilisation des ressources terrestres est aussi dominée par le fonctionnement de plus en plus irrationnel - sauf du point de vue de la rentabilité capitaliste - de l'économie : migration quotidienne de plusieurs heures pour des millions d'êtres humains afin de se rendre à leur travail, transport de fret par route plutôt que par train pour répondre aux aléas imprévisibles d'une production anarchique, par exemple. En somme, il y a un renversement total dans le ratio entre la quantité de temps passé à produire le strict nécessaire (pour manger, pour se vêtir, pour se loger) et le temps passé à produire "au-delà du nécessaire", si on peut dire (11).
Naissance d'une communauté planétaire
Dans notre intervention - dans les manifestations, devant les lieux de travail - nous nous trouvons souvent confrontés à la question : "et alors c'est quoi, le communisme, si vous dites que ça n'a encore jamais existé" ? Et dans ces situations, en essayant de donner une définition à la fois globale et très rapide, on répond souvent : "le communisme c'est un monde sans classes, sans nations et sans argent". Bien que très sommaire (voire en négatif : un monde "sans"), cette définition néanmoins englobe des caractéristiques fondamentales d'une société communiste : - Elle sera sans classes, parce que le prolétariat ne pourra pas se libérer en devenant une nouvelle classe exploiteuse ; la réapparition d'une classe exploiteuse après la révolution signifierait en réalité la défaite de la révolution et le maintien de l'exploitation (12). La disparition des classes découle tout naturellement de l'intérêt de la classe ouvrière victorieuse elle-même à s'émanciper. Un des premiers objectifs de celle-ci sera de réduire le temps de travail, en intégrant dans le processus productif les chômeurs, les masses de sans-travail dans le Tiers-Monde, mais aussi la petite-bourgeoisie, les paysans, voire les membres de la bourgeoisie déchue. - Elle sera sans nations, parce que le processus productif a déjà largement dépassé le cadre national, et donc a rendu la nation obsolète comme cadre organisatif de la société humaine. Le capitalisme, en créant la première société humaine à l'échelle planétaire, a déjà dépassé le cadre national dans lequel lui-même est né. De même que la révolution bourgeoise a détruit tous les particularismes et frontières féodaux (les octrois, les droits spécifiques à une ville ou à une région), la révolution prolétarienne mettra fin à la dernière division de la société humaine en nations. - Elle sera sans argent, parce que la notion d'échange n'a plus de sens dans le communisme du fait de l'abondance permettant que les besoins de tous les membres de la société soient satisfaits. Si le capitalisme a créé la première société humaine ou l'échange de marchandises est devenue absolument généralisé à toute production (contrairement aux sociétés précédentes, où l'échange de marchandises ne concernait essentiellement que quelques produits de luxe, ainsi qu'un nombre très limité d'articles qu'on ne pouvait pas fabriquer sur place, comme le sel par exemple), il est aujourd'hui étranglé par l'impossibilité d'écouler sur le marché tout ce qu'on est capable de produire. Le fait même d'acheter et de vendre est devenu une entrave à la production. L'échange disparaîtra donc. Avec lui disparaîtra aussi la notion même de marchandise, y compris la première marchandise entre toutes : la force de travail salariée. Ces trois principes se heurtent directement aux lieux communs instillés par toute l'idéologie de la société bourgeoise, selon laquelle il y aurait une "nature humaine" cupide et violente qui déterminerait pour toujours les divisions entre exploiteurs et exploités, ou entre nations. Une telle idée de la "nature humaine" convient à merveille, bien sûr, à la classe dominante puisqu'elle justifie sa domination de classe et empêche la classe ouvrière d'identifier clairement le véritable responsable de la misère et des massacres qui accablent l'humanité aujourd'hui. Elle n'a rien à voir par contre avec la réalité : contrairement aux autres espèces animales, dont la "nature" (c'est-à-dire le comportement) est déterminée par leur environnement naturel, la "nature humaine" est de plus en plus déterminée, au fur et à mesure que sa domination sur la nature avance, non pas par son environnement naturel mais par son environnement social.
Les rapports transformés entre l'homme et la nature
Les trois points mentionnés ci-dessus ne sont qu'une esquisse extrêmement sommaire. Ils ont néanmoins de profondes implications pour la société communiste du futur. Il est vrai que les marxistes ont toujours résisté à la tentation d'élaborer des "recettes our l'avenir", premièrement parce que c'est le mouvement réel des grandes masses de l'humanité qui créera le communisme et, deuxièmement, parce que nous ne pouvons imaginer ce que sera une société communiste encore moins qu'un paysan du 11ème siècle ne pouvait imaginer le monde capitaliste. Ceci ne nous empêche pas, par contre, de dégager (de façon très sommaire ici, faute de place) quelques grandes lignes qui découlent de ce que nous venons de dire. Le changement le plus radical viendra probablement de la disparition de la contradiction entre l'être humain et le travail. La société capitaliste a élevé à son plus haut point la contradiction - qui a toujours existé dans les sociétés de classe - entre le travail, c'est-à-dire l'activité qu'on n'entreprend que contraint et forcé, et le loisir, c'est-à-dire le temps où on est libre (de façon très limitée) de choisir son activité (13). La contrainte vient d'une part de la pénurie imposée par les limites de la productivité du travail et, d'autre part, du fait qu'une partie du fruit du travail est accaparée par la classe exploiteuse. Dans le communisme, ces contraintes n'existent plus : pour la première fois dans l'histoire, l'être humain pourra produire en toute liberté, et la production sera entièrement axée vers la satisfaction des besoins humains. On peut même envisager que les mots "travail" et "loisir" disparaîtront du langage, puisque aucune activité ne sera entreprise sous la contrainte. La décision de produire ou de ne pas produire une chose dépendra non seulement de l'utilité de la chose en elle-même, mais aussi du degré de plaisir ou d'intérêt que pourra apporter le processus même de production. L'idée même de la "satisfaction des besoins" changera de nature. Les besoins de base (se nourrir, se vêtir, s'abriter pris dans leur sens primaire) occuperont une place proportionnellement de moins en moins importante, alors que s'affirmeront de plus en plus des besoins déterminés par l'évolution sociale de l'espèce. Ainsi on mettra fin à la distinction entre le travail "artistique" et celui qui ne l'est pas. Le capitalisme est la société qui a exacerbé à son plus haut point la contradiction entre "l'art" et le "non-art". L'immense majorité des artistes de l'histoire est restée anonyme, ce n'est qu'avec la montée du capitalisme que l'artiste commence à signer son travail, et que l'art commence à être une activité spécifique séparée de la production quotidienne. Aujourd'hui cette tendance est à son paroxysme, avec une séparation quasi-totale entre les "beaux-arts" d'un côté (incompréhensibles pour la grande majorité de la population et réservés à une petite minorité intellectuelle), et la production artistique industrialisée dans la publicité et la "culture pop" de l'autre, les deux, de toutes façons, étant réservés aux "loisirs". Tout ceci n'est que le fruit de la contradiction dans le capitalisme entre l'être humain et son travail. Avec la disparition de cette contradiction, disparaîtra aussi la contradiction entre la production "utile" et la production "artistique". La beauté, la satisfaction des sens et de l'esprit, seront des besoins aussi fondamentaux de l'être humain que le processus productif devra satisfaire (14). L'éducation aussi changera totalement de nature. Dans toute société, le but de l'éducation des jeunes est de leur permettre de prendre leur place dans la société adulte. Sous le capitalisme, "prendre sa place dans le monde adulte" veut dire prendre sa place dans un système d'exploitation brutal, où celui qui n'est pas rentable n'a, justement, aucune place. Le but de l'éducation (que les altermondialistes nous assurent ne doit pas être "à vendre") est donc surtout de fournir à la nouvelle génération des capacités qui peuvent être vendues sur le marché, et plus généralement dans cette époque de capitalisme d'Etat de faire en sorte que la nouvelle génération ait la capacité de renforcer le capital national face à ses concurrents sur le marché mondial. Il est aussi évident que le capital n'a absolument aucun intérêt à promouvoir un esprit critique envers sa propre organisation sociale. L'éducation, en somme, n'a d'autre but que de mater les jeunes esprits, et de les couler dans le moule de la société capitaliste et de ses besoins productifs; guère étonnant alors que les écoles ressemblent de plus en plus à des usines, et les professeurs à des ouvriers à la chaîne. Dans le communisme, au contraire, intégrer un jeune dans le monde adulte ne pourra se faire sans un éveil le plus large possible de tous ses sens, physiques et intellectuels. Dans un système de production complètement libéré des exigences de la rentabilité, le monde adulte s'ouvrira à l'enfant au fur et à mesure du développement de ses capacités, et le jeune adulte ne sera plus exposé à l'angoisse de quitter l'école et de se trouver jeté dans la concurrence effrénée du marché de l'emploi. De même qu'il n'y aura plus de contradiction entre "travail" et "loisir", entre "production" et "art", il n'y aura plus de contradiction entre l'école et "le monde du travail". Les mots "école", "usine", "bureau", "galerie d'art", "musée" (15) disparaîtront ou changeront complètement de sens, puisque toute l'activité humaine se fondra dans un effort harmonieux de satisfaction et de développement des besoins et des capacités physiques, intellectuelles et sensorielles de l'espèce.
La responsabilité du prolétariat
Les communistes ne sont pas des utopistes. Nous avons essayé ici de faire une esquisse très brève et nécessairement limitée de ce que devra être la nouvelle société humaine qui naîtra de la société capitaliste actuelle. en ce sens, le slogan des altermondialistes "un autre monde est possible" (voire "d'autres mondes sont possibles") n'est que pure mystification. Il n'y a qu'un seul autre monde possible : le communisme. Mais la naissance de ce nouveau monde n'a rien d'inévitable. En ceci, le capitalisme n'est pas différent des autres sociétés de classe qui l'ont précédé, où "Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte" (16). C'est-à-dire que la révolution communiste, pour nécessaire qu'elle soit, n'a rien d'inévitable. Le passage du capitalisme au monde nouveau ne pourra faire l'économie de la violence de la révolution prolétarienne comme accoucheuse inévitable (17). Mais l'alternative, dans les conditions de décomposition avancée de la société actuelle, c'est la destruction non seulement des deux classes en lutte mais de l'humanité tout entière. D'où l'immense responsabilité qui pèse sur les épaules de la classe révolutionnaire mondiale. Vu de la situation aujourd'hui, le développement de la capacité révolutionnaire du prolétariat peut sembler un rêve tellement lointain que grande est la tentation de faire "quelque chose" maintenant, quitte à se trouver aux côtés des vieilles crapules socialistes et staliniennes, c'est-à-dire de l'aile gauche de l'appareil étatique de la bourgeoisie. Mais pour les minorités révolutionnaires, le réformisme n'est pas un pis-aller, "faute de mieux", c'est la compromission mortelle avec l'ennemi de classe. Le chemin vers la révolution qui pourra créer "un autre monde" sera long et difficile, mais c'est le seul chemin qui existe.
Jens
(1) Politique agricole commune (PAC), un énorme et coûteux système de maintien artificiel des prix payés aux producteurs agricoles européens, au grand dam de leurs concurrents dans les autres pays exportateurs.
(2) Voir https://www.marxists.org/archive/marx/works/1881/05/07.htm : article écrit dans le Labour Standard
(3) Il est particulièrement piquant de lire dans les pages d'Alternative Libertaire, un groupe anarchiste français, "que nous voulons la manifestation la plus importante possible pour leur faire entendre une nouvelle fois que nous ne voulons pas de l'Europe capitaliste et policière" (Alternative Libertaire n°123, novembre 2003) alors que tout le FSE est financé par l'Etat et tourne autour de la mystification du renforcement des Etats européens pour prétendument protéger les "citoyens" contre la grande industrie. Comme quoi il n'y a aucune incompatibilité dans les faits entre l'anarchisme et la défense de l'Etat !
(4) Beaucoup parmi les villes concernées étant tenus par le Parti communiste français.
(5) Comme le disait Bismarck : "J'ai toujours rencontré le mot 'Europe' dans la bouche de ces politiciens qui exigeaient quelque chose des autres puissances qu'ils n'osaient pas demander en leur nom propre " (cité dans The Economist du 3/1/04).
(6) Defence Advanced Research Projects Agency
(7) Grand ponte du mouvement alter-mondialiste, auteur d'un Manifesto for a new world.
(8) On ne pourra jamais trop souligner l'extraordinaire puissance et prescience du Manifeste Communiste qui a jeté les fondations d'une compréhension scientifique du mouvement vers le communisme. Le Manifeste lui-même fait partie de l'effort du mouvement ouvrier depuis ses débuts, et qui a continué depuis le Manifeste, pour percevoir plus profondément la nature de la révolution vers laquelle il tendait ses forces. Nous avons fait la chronique de ces efforts dans notre série "Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle", publiée dans cette Revue.
(9) "A la place de l'isolement d'autrefois des régions et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et il en va des productions de l'esprit comme de la production matérielle. Les oeuvres intellectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de toutes. L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles ; et de la multiplicté des littératures nationales et locales naît une littérature universelle." (Manifeste)
(10) "Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société - l'épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance ; l'industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle." (Manifeste Communiste)
(11) Nous ne pouvons pas rentrer dans le détail ici, mais signalons seulement que ceci est une notion à manier avec précaution, puisque même les besoins "de base" sont déterminés socialement : les besoins en logement ou en nourriture n'étant pas les mêmes pour l'homme de Cro-Magnon et l'homme moderne, par exemple, ni satisfaits de la même manière ni avec les mêmes outils.
(12) C'est en fait l'image même de ce qui s'est passé avec la défaite de la révolution russe d'octobre 1917 : le fait que beaucoup des nouveaux dirigeants (Brejnev par exemple) ont été ouvriers ou enfants d'ouvriers a pu accréditer l'idée qu'une révolution communiste qui hisserait la classe ouvrière au pouvoir ne ferait en fait qu'installer une nouvelle classe dirigeante, "prolétarienne" en quelque sorte. C'est une idée savamment entretenue par toutes les fractions de la bourgeoisie, de droite comme de gauche, que de faire croire que l'URSS était "communiste" et que ses dirigeants étaient autre chose qu'une fraction de la bourgeoisie mondiale. Mais la réalité, c'est que la contre-révolution stalinienne a de nouveau mis au pouvoir une classe bourgeoise ; le fait que beaucoup des membres de cette nouvelle bourgeoisie étaient originaires du prolétariat ou de la paysannerie n'y change strictement rien, pas plus que quand un fils d'ouvrier devient chef d'entreprise.
(13) Il est significatif que l'origine même du mot "travail" se trouve dans le mot latin "tripalium" qui signifie un instrument de torture.
(14) Au FSL, un anarchiste a voulu, très doctement, nous faire la leçon sur la différence entre les marxistes qui privilégieraient le "homo faber" ("l'homme qui fabrique") et les anarchistes qui privilégieraient le "homo ludens" ("l'homme qui joue"). Mais ce n'est pas parce qu'on s'exprime en latin qu'une ânerie est moins une ânerie.
(15) Et, a fortiori, "prison", "geôle", "bagne", ou "camp de concentration".
(16) Manifeste Communiste
(17) Pour une vision beaucoup plus développée, voir notre série sur le communisme mentionnée ci-dessus, et en particulier la partie publiée dans la Revue Internationale n°70.