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Le succès du Forum social européen (FSE) qui s'est déroulé en novembre dernier à Paris illustre de façon probante la montée en puissance régulière du mouvement altermondialiste au cours de la dernière décennie. Après quelques balbutiements avec une audience relativement limitée (un enfermement davantage sectoriel que géographique d'ailleurs, puisque des universitaires et "penseurs" du monde entier s'y retrouvèrent rapidement) le mouvement n'a pas tardé à prendre les marques d'un courant idéologique traditionnel : d'abord une popularité qu'il a trouvée dans le radicalisme des manifestations de Seattle fin 1999 à l'occasion du sommet de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) ; puis ses "têtes" médiatiques, parmi lesquelles José Bové emporte largement la palme, et enfin ses événements marquants et incontournables : le Forum Social Mondial (FSM), qui se voulait le contre-pied du forum de Davos regroupant les grands responsables économiques du monde et qui a été organisé les trois premières fois (2001, 2002 et 2003) à Porto Alegre, ville symbole de "l'autogestion citoyenne".
aDepuis cette mise en route tonitruante, la déferlante ne cesse de grossir : les forums se régionalisent (le FSE en est l'expression, mais d'autres forums régionaux ont eu lieu, notamment en Afrique), le FSM à son tour se délocalise pour rejoindre l'Inde au début de l'année 2004, les journaux, revues, meetings, manifestations se multiplient à une vitesse ahurissante.. Il n'est guère aujourd'hui possible de se préoccuper des questions sociales sans être immédiatement confronté au raz de marée des idées altermondialistes.
Une telle montée en force soulève immédiatement une série de questions : pourquoi si rapidement, si largement et si puissamment ? Et pourquoi maintenant ?
Pour les tenants de l'altermondialisation, la réponse est simple : si leur mouvement connaît aujourd'hui un tel succès, c'est qu'il apporte une véritable réponse aux problèmes qui se posent à l'heure actuelle à l'humanité. Cela dit, il faudrait qu'ils expliquent, entre autres, pourquoi les médias (qui sont pour la plupart entre les mains de ces grandes "entreprises transnationales" qu'ils ne cessent de dénoncer) font une telle publicité à leurs faits et gestes.
C'est vrai que le succès spectaculaire du mouvement altermondialiste signifie qu'il correspond à un besoin véritable, qu'il sert des intérêts bien réels. La question est alors : QUI a véritablement besoin du mouvement altermondialiste? QUELS Intérêts sert-il réellement ? S'agit-il des intérêts des différentes catégories d'opprimés (les paysans pauvres, les femmes, les "exclus", les ouvriers, les retraités, etc.) qu'il prétend défendre ou bien des intérêts des tenants avérés de l'ordre social actuel qui font la promotion de l'altermondialisme, voire qui le financent ?
En fait, la meilleure façon de répondre à ces questions est de les confronter aux besoins présents de la bourgeoisie sur le terrain idéologique. En effet, la classe dominante est actuellement confrontée à la nécessité de rechercher le meilleur moyen de porter des coups décisifs contre la conscience de la classe ouvrière.
Le premier élément se trouve dans la crise économique, qui si elle n'est pas nouvelle puisqu'elle a commencé à la fin des années 60, atteint une telle profondeur que la bourgeoisie ne peut s'éviter de tenir un discours relativement réaliste. Le mensonge éhonté qui s'appuyait sur les taux de croissance à deux chiffres des "dragons" asiatiques (Corée du Sud, Taiwan, etc.) pour démontrer la bonne santé du capitalisme au lendemain de l'effondrement du bloc de l'Est ne tient plus : les dits dragons ne crachent plus guère de feu. Quant aux "tigres" (Thaïlande, Indonésie, etc.) censés les accompagner, ils ont cessé de rugir pour implorer la bienveillance de leurs créanciers. Le mensonge qui a tenté de prendre la relève et qui substituait aux "pays émergents" les "secteurs émergents" de l'économie sous le terme de "nouvelle économie", a tenu encore moins de temps : la rude loi de la valeur a ramené les envolées spéculatrices à la raison ; une raison bien sévère qui a laissé sur le carreau la plus grande partie des entreprises de ce secteur.
Aujourd'hui, le "contexte récessif" dont chaque bourgeoisie nationale attribue la cause aux difficultés de sa voisine, est un euphémisme qui peine à cacher la gravité de la situation économique, jusqu'au cœur du capitalisme. Mais ce discours s'accompagne aussi de celui qui rappelle sans cesse, tel une rengaine, la nécessité de "faire un effort", de se "serrer la ceinture" afin de retrouver rapidement la prospérité. Cela ne fait qu'envelopper plus ou moins bien les attaques que la bourgeoisie met en œuvre contre la classe ouvrière, des attaques plus dures, plus larges et plus rapprochées, que la gravité de la crise rend nécessaires pour la préservation des intérêts de la classe dominante.
Ces attaques ne peuvent que susciter une réaction du prolétariat, même si c'est de façon différenciée suivant les pays et les moments, et engendrer un développement des luttes. Cette situation particulière est aussi le ferment d'un début de prise de conscience de la part de certains éléments de la classe ouvrière. Il ne s'agit pas d'un développement spectaculaire de la conscience de classe. Néanmoins, il existe aujourd'hui dans le prolétariat des questionnements sur les raisons réelles des attaques portées par la bourgeoisie, sur la réalité de la situation économique, mais aussi sur les fondements réels des guerres qui se déchaînent en permanence dans le monde de même que sur les moyens de lutter efficacement contre ces calamités qui ne peuvent plus se concevoir aussi facilement comme des fatalités issues de la "nature humaine".
Ces questionnements sont encore loin d'avoir une ampleur menaçant la domination politique du capitalisme. Ils n'en constituent pas moins une préoccupation pour la bourgeoisie, pour qui il est plus facile de tuer le poussin dans l'œuf que d'attendre qu'il mûrisse. Cette préoccupation est au cœur du dispositif idéologique de l'altermondialisation, qui constitue une réaction adaptée de la bourgeoisie face au développement d'un début de prise de conscience dans la classe ouvrière. Il faut se rappeler l'idée centrale qui était mise à toutes les sauces après l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes soi-disant "socialistes" : "Le communisme est mort, vive le libéralisme ! Le temps de l'affrontement entre deux mondes est terminé, et c'est tant mieux, car il était source de guerre et de misère. Désormais, un seul monde existe, le seul monde possible, celui du capitalisme libéral et démocratique, et il est source de paix et de prospérité."
Il n'aura pas fallu longtemps pour que ce monde-là démontre sa capacité intacte à déchaîner la guerre, à répandre la misère et la barbarie, même après la disparition de "l'Empire du Mal" (suivant l'expression de l'ex président américain Reagan) qui lui faisait face. Et moins de dix ans après ce triomphe d'un seul monde possible, voilà que naît l'idée d'un "autre monde" possible, une alternative au libéralisme. La classe dominante aura de toute évidence su prendre la mesure des effets à long terme de la crise de son système sur le développement de la conscience du prolétariat et mettre en place rapidement un rideau de fumée large et opaque destiné à détourner la classe ouvrière de sa perspective pour un "autre monde" où, contrairement à celui pensé par les altermondialistes, la bourgeoisie n'occupe plus la moindre place.
Les fondements de la prise de conscience du prolétariat : ce sur quoi la bourgeoisie doit faire porter son attaque
Les questionnements des éléments en recherche au sein de la classe ouvrière peuvent, comme on l'a vu, se classer sans surprise en trois thèmes fondamentaux :
- quelle est la réalité de la situation mondiale ?
- quelle perspective positive peut-il s'en dégager ?
- comment parvenir à cette perspective ?
Ces trois questions sont au cœur des préoccupations du mouvement ouvrier depuis ses origines. En effet, c'est parce qu'elle pourra comprendre les causes profondes de la situation qu'elle vit, parce qu'elle pourra comprendre qu'une seule perspective est possible face à ces causes et qu'elle parviendra à en dégager son rôle révolutionnaire historique, que la classe ouvrière pourra s'armer pour abattre le capitalisme et mettre en chantier le communisme.
Près de deux siècles d'expérience nous montrent qu'il ne faut pas sous-estimer la capacité de la bourgeoisie à comprendre ce processus de prise de conscience et les dangers historiques qu'il renferme. C'est pour cela que l'idéologie altermondialiste, au-delà de son apparence hétéroclite, repose fondamentalement sur ces trois thèmes essentiels.
Le premier de ces thèmes, la réalité du monde actuel, fait ressortir immédiatement à quel point l'idéologie de l'altermondialisme fait intégralement partie de l'appareil mystificateur bourgeois en ce qu'elle participe pleinement aux mensonges sur la situation économique du capitalisme. Pour l'altermondialisme, comme pour toutes les idéologies gauchistes et anarchistes, la réalité de la crise historique de ce système est cachée derrière une dénonciation permanente des grands trusts. Qu'une région entière de la planète s'effondre dans le marasme économique, et c'est de la faute aux multinationales. Que la pauvreté se répande jusqu'au cœur des pays industrialisés, et c'est encore à cause des grandes entreprises avides de profit. Partout, le monde n'est que richesse infinie, dont le seul défaut est d'être accaparée par une minorité sans cœur. Dans ce schéma en apparence cohérent, il manque un élément fondamental pour qui veut comprendre l'évolution de la situation mondiale : c'est la crise, cette crise définitive qui signe la faillite du capitalisme.
Pour la bourgeoisie, il a toujours été d'une importance cruciale de cacher cette réalité qui signifie que son système n'est pas éternel, qu'elle est condamnée à quitter la scène de l'histoire. C'est pour cela que, face aux convulsions croissantes qui assaillent son économie, elle met en avant ses "contextes récessifs", ses "bouts du tunnel" à venir et ses lendemains qui ne vont plus tarder à chanter. Pourtant, depuis que ce discours nous est servi, la situation ne fait qu'empirer. Cela n'empêche nullement la bourgeoisie de donner une nouvelle jeunesse à ce mensonge en le faisant porter par le mouvement altermondialiste.
Cela n'empêche cependant pas ce dernier de proposer une alternative au système actuel. Ou plutôt plusieurs alternatives. C'est même là le deuxième thème fondamental sur lequel se base son idéologie. En effet, chaque secteur de ce mouvement porte sa propre critique du monde actuel, légèrement différent de celle des autres : tantôt teintée d'écologie, tantôt marquée par une réflexion économique, ou encore culturelle, alimentaire, sexuelle… la liste est longue. Ces différentes critiques n'en restent pas là : chacune d'entre elles se doit de proposer sa propre solution positive. C'est pour cela que le mouvement altermondialiste se donne comme mot d'ordre que "d'autres mondes sont possibles" : d'un monde sans OGM à un monde autogéré, en passant par un capitalisme d'État des plus classiques.
Le fait de mettre en avant autant d'alternatives politiques ne présente évidemment aucun danger pour la classe dominante, en ce sens qu'aucune de ces alternatives ne sort du cadre de la société capitaliste. Elles n'en représentent que des aménagements plus ou moins importants, plus ou moins utopiques, mais toujours compatibles avec la domination de la bourgeoisie. De fait, cette dernière place face à la classe ouvrière tout un éventail de "solutions" aux dysfonctionnements du système, qui constituent un rideau de fumée cachant la seule perspective capable de mettre fin à la barbarie et à la misère : le renversement de leur cause fondamentale, le capitalisme moribond.
Le troisième thème de l'altermondialisme découle alors naturellement des deux premiers : après avoir caché la vraie raison de la misère et de la barbarie, après avoir caché la seule perspective possible pour en sortir, il ne reste plus qu'à cacher la force capable d'y parvenir. Pour cela, l'altermondialisme s'ATTAChe à faire la promotion de toute une multitude de révoltes et de contestations, souvent issues de la paysannerie du tiers-monde, mais aussi de celle des pays développés, tel le mouvement animé par José Bové, ou encore de couches petites-bourgeoises partant ici ou là à l'assaut désespéré du pouvoir contre une dictature corrompue ou une république bananière. Toutes ces révoltes expriment bien entendu une réaction et un refus de la misère que la crise abat sur la grande majorité de l'humanité. Mais aucune ne renferme la moindre étincelle capable de faire exploser l'ordre capitaliste. Au contraire, ces révoltes restent enfermées dans le cadre nationaliste et n'ont aucune perspective constructive à opposer à l'ordre auquel elles s'affrontent.
Depuis plus d'un siècle et demi, le mouvement ouvrier a su montrer que la seule force capable de transformer véritablement la société est le prolétariat. Si celui-ci n'est pas la seule classe à se soulever contre la barbarie capitaliste, il détient seul la clé de son dépassement. Pour ce faire, il doit non seulement conquérir son unité internationale, mais aussi son autonomie comme classe vis-à-vis de toutes les autres classes de la société. Cela, la bourgeoisie le sait parfaitement. En mettant en avant toutes ces luttes nationalistes petites-bourgeoises, elle enferme le prolétariat dans un carcan dans lequel sa conscience et sa propre perspective ne peuvent se développer.
Ce type de mystifications répond à un danger qui n'est pas nouveau pour la bourgeoisie : le prolétariat est potentiellement capable de renverser son système depuis que celui-ci est entré dans sa phase de décadence, soit au début du 20e siècle. La classe dominante a compris ce danger depuis la Première Guerre mondiale, puis la vague révolutionnaire qui a commencé en octobre 1917 en Russie et a menacé l'ordre capitaliste pendant plusieurs années, depuis 1919 en Allemagne jusqu'en Chine en 1927. Elle n'a donc pas attendu la dernière décennie pour dresser son plan de bataille. Et de fait, la classe ouvrière a déjà subi plus d'un siècle d'attaques idéologiques fondées sur le mensonge au sujet de la vraie nature de la crise, de la perspective communiste et des potentialités de la lutte de classe. La déferlante altermondialiste n'est donc pas une première dans l'histoire de la pensée bourgeoise face au prolétariat. Cependant, une telle poussée exprime que quelque chose a changé dans l'affrontement idéologique de classe, qui a nécessité une adaptation des moyens de mystification de la classe dominante contre le prolétariat.
La nécessité d'un renouvellement idéologique pour la bourgeoisie...
"On ne change pas une équipe qui gagne", ont coutume de répéter les spécialistes du sport. Sur le fond, les mystifications bourgeoises destinées à empêcher la classe ouvrière de développer sa conscience révolutionnaire sont toujours du même ordre puisqu'elles doivent faire face toujours aux mêmes besoins, comme on l'a vu plus haut. Traditionnellement, ce sont les partis de Gauche, social-démocrates et staliniens, qui ont été les véhicules de ces mystifications visant à masquer la faillite historique du mode de production capitaliste, à présenter de fausses alternatives à la classe ouvrière et à saper toute perspective aux luttes de celle-ci.
Ce sont ces partis qui ont été amplement sollicités à partir de la fin des années 60 lorsque la crise actuelle a commencé à se développer et surtout lorsque le prolétariat mondial a ressurgi sur la scène historique après quatre décennies de contre-révolution (l'immense grève de mai 1968 en France, l'automne chaud italien de 1969, etc.). Face à la montée impétueuse des luttes prolétariennes, les partis de Gauche ont commencé par mettre en avant une "alternative" de gouvernement censée répondre aux aspirations de la classe ouvrière. Un des thèmes de cette "alternative" c'était que l'État devait être beaucoup plus présent dans une économie dont les convulsions, commencées en 1967 avec la fin de la reconstruction du second après-guerre, allaient en s'accroissant. Aux dires de ces partis, les ouvriers se devaient de modérer leurs luttes, voire d'y renoncer, pour exprimer sur le terrain électoral leur volonté de changement et permettre à ces partis d'accéder au gouvernement afin d'y mener une politique favorable aux intérêts des travailleurs. Depuis cette époque, les partis de Gauche (particulièrement les partis social-démocrates, mais aussi les partis dits "communistes" comme en France) ont participé à de nombreux gouvernements afin d'y appliquer une politique non de défense des travailleurs mais de gestion de la crise et d'attaque des conditions de vie de ces derniers. De plus, l'effondrement à la fin des années 80 du bloc de l'Est et des régimes soi-disant "socialistes" a porté un coup très dur aux partis qui se revendiquaient de ces régimes, les partis "communistes" qui ont perdu la plus grande partie de l'influence qu'ils avaient auparavant dans la classe ouvrière.
Ainsi, alors que face à l'aggravation de la crise du capitalisme, la classe ouvrière est conduite à reprendre le chemin des luttes en même temps que s'ébauche en son sein une réflexion sur les enjeux de la situation actuelle de la société, les partis qui traditionnellement avaient représenté la défense du capitalisme dans les rangs ouvriers pâtissent d'un fort discrédit qui les empêche de tenir la place qu'ils avaient occupée par le passé. C'est pour cela qu'ils ne se trouvent pas, à l'heure actuelle, aux avant-postes des grandes manœuvres destinées à dévoyer le mécontentement et les interrogations de la classe ouvrière. C'est le mouvement altermondialiste qui occupe pour le moment le devant de la scène alors même qu'il reprend à son compte l'essentiel des thèmes qui avaient fait les beaux jours des partis de Gauche par le passé. C'est bien d'ailleurs pour cette dernière raison que ces mêmes partis (particulièrement les partis "communistes") grenouillent plus ou moins dans les eaux du mouvement altermondialiste, même si c'est de façon discrète et "critique" afin de permettre à ce mouvement d'apparaître comme vraiment "novateur"[1] et ne pas le discréditer d'avance. Cette convergence remarquable entre les mystifications de la "vieille Gauche" et celles de l'altermondialisme, on peut la mettre en évidence autour de quelques-uns des thèmes centraux de ce dernier courant.
... ou comment peindre de neuf les vieilles façades
Pour donner un aperçu des thèmes majeurs du courant altermondialiste nous allons nous appuyer sur les écrits d'ATTAC, qui fait figure de principal "théoricien" de ce courant.
Cette organisation, l'Association pour la taxation des transactions financières et l'aide aux citoyens, est née officiellement en juin 1998 après un bouillonnement de contacts intervenus à la suite d'un éditorial d'Ignacio Ramonet dans le mensuel français Le Monde Diplomatique de décembre 1997. Illustration du succès du mouvement altermondialiste, ATTAC comptait plus de 30000 membres à la fin 2000. Parmi ceux-ci, il y a plus de 1000 personnes morales (syndicats, associations, assemblées d'élus locaux), une centaine de députés français, une majorité de fonctionnaires, surtout enseignants, et nombre de personnalités célèbres, politiques et artistiques, organisés en 250 comités locaux.
Ce puissant organe idéologique s'est créé sur l'idée de la "taxe Tobin", qu'on doit au Prix Nobel d'économie, James Tobin, pour qui une taxation de 0,05% des transactions de change permettrait une régulation de ces transactions et éviterait les excès de la spéculation. Pour ATTAC, cette taxe permettrait surtout de récupérer des fonds qui seraient ensuite affectés au développement des pays pauvres[2].
Pourquoi une telle taxe ? Justement pour à la fois contrer et profiter (ce qui est pour le moins contradictoire : comment vouloir la disparition de ce dont on profite ?) de ces transactions de change et plus généralement financières, qui symbolisent cette mondialisation de l'économie qui, en gros, enrichit les riches et appauvrit les pauvres.
Le point de départ de l'analyse de la société actuelle faite par ATTAC est le suivant : "La mondialisation financière aggrave l'insécurité économique et les inégalités sociales. Elle contourne et rabaisse le choix des peuples, les institutions démocratiques et les États souverains en charge de l'intérêt général. Elle leur substitue des logiques strictement spéculatives exprimant les seuls intérêts des entreprises transnationales et des marchés financiers.[3]"
Quelle est d'après ATTAC l'origine de cette évolution économique ? Nous trouvons les réponses suivantes : "L'un des faits marquants de la fin du 20e siècle a été la montée en puissance de la finance dans l'économie mondiale : c'est le processus de globalisation financière, résultat du choix politique imposé par les gouvernements des pays membres du G7". L'explication du changement qui intervient à la fin du 20e siècle est donnée plus loin : "Dans le cadre du compromis "fordiste"[4], qui a fonctionné jusqu'aux années 1970, les dirigeants avaient conclu des accords avec les salariés, organisant un partage des gains de productivité au sein de l'entreprise, ce qui avait permis de préserver le partage de la valeur ajoutée. L'avènement du capitalisme actionnarial consacre la fin de ce régime. Le modèle traditionnel, qualifié de stakeholder, et qui considère l'entreprise comme une communauté d'intérêts entre ses trois partenaires a cédé la place à une nouveau modèle, appelé shareholder, donnant la primauté absolue aux intérêts des actionnaires détenteurs du capital-actions, c'est-à-dire du fonds propre des entreprises.[5]" Par ailleurs : "L'objectif prioritaire des entreprises cotées en Bourse est de "créer de la valeur actionnariale" (shareholder value), c'est-à-dire de faire monter le cours de leurs actions pour générer des plus-values, et augmenter ainsi la richesse de leurs actionnaires.[6]"
Toujours d'après les altermondialistes, le nouveau choix des gouvernements des pays du G7 ont provoqué une transformation des entreprises. Les firmes multinationales ou les grandes institutions financières, ayant cessé de tirer leur profit de la production de marchandises, "font pression sur les entreprises pour qu'elles distribuent le maximum de dividendes au détriment des investissements productifs à rendement différé". Nous n'allons pas ici multiplier les citations du mouvement altermondialiste. Celles qui se trouvent ci-dessus suffisent à mettre en évidence trois choses :
- le fait que ce mouvement n'a rien inventé ;
- le caractère parfaitement bourgeois de son idéologie ;
- le danger que représente pour la classe ouvrière les idées véhiculées par le mouvement altermondialiste.
Ainsi, les "transnationales" d'aujourd'hui qui s'affranchiraient de l'autorité des États ressemblent beaucoup aux "multinationales" stigmatisées par les partis de Gauche dans les années 70 pour le même péché. En réalité, ces "multinationales" ou "transnationales" ont bien une "nationalité" qui est celle de ses actionnaires majoritaires. En fait, ces multinationales sont la plupart du temps de grandes entreprises des États les plus puissants, en premier lieu des États-Unis et elles sont des instruments, à côté des moyens militaires ou diplomatiques, de la politique impérialiste de ces États. Et lorsque tel ou tel État national (comme celui des "républiques bananières") est soumis aux dictats de telle ou telle grande "multinationale", ce n'est fondamentalement que l'expression de la domination impérialiste de cet État par la grande puissance où est basée cette multinationale.
Dans les années 70 déjà, la Gauche réclamait "plus d'État" afin de limiter le pouvoir de ces "monstres modernes" et garantir une répartition plus "équitable" des richesses produites. ATTAC et compagnie n'ont donc rien inventé dans ce domaine. De plus, et surtout, il est important ici de souligner le caractère profondément mensonger de cette idée : l'État n'a jamais été un instrument de défense des intérêts des exploités. Il est fondamentalement un instrument de préservation de l'ordre social existant et donc de défense des intérêts de la classe dominante et exploiteuse. Dans certaines circonstances, et afin de mieux pouvoir assumer son rôle, l'État peut s'opposer à tel ou tel secteur de cette dernière. C'est ce qui est advenu à l'aube du capitalisme lorsque le gouvernement anglais a établi des règles afin de limiter l'intensité de l'exploitation des ouvriers, notamment des enfants. Certains capitalistes s'en sont trouvé lésés mais une telle mesure visait à permettre que la force de travail, qui crée toute la richesse du capitalisme, ne soit pas détruite à grande échelle, et avant d'avoir atteint l'âge adulte. De même, lorsque l'État hitlérien persécutait, voire massacrait certains secteurs de la bourgeoise, (les bourgeois juifs ou les bourgeois "démocrates"), cela n'avait de toute évidence rien à voir avec une quelconque défense des intérêts des exploités.
L'État-Providence est fondamentalement un mythe destiné à faire accepter par les exploités la perpétuation de l'exploitation capitaliste et de la domination bourgeoise. Lorsque la situation économique du capitalisme s'aggrave, l'État, qu'il soit "de gauche" comme "de droite" est obligé de montrer son vrai visage : c'est l'organe qui décrète le blocage des salaires, qui exerce des coupes claires dans les "budgets sociaux", les dépenses de santé, les allocations de chômage et les pensions de retraite. Et c'est encore l'État, avec ses forces de répression, qui vient à coups de matraques, de grenades lacrymogènes, voire d'arrestations et de balles meurtrières, ramener à la raison les ouvriers qui refusent d'accepter les sacrifices qui leur sont demandés.
En fait, derrière les illusions que les altermondialistes, dans la tradition de la Gauche classique, essayent de semer à propos des "multinationales" et de l'État comme défenseur des intérêts des "opprimés", il réside l'idée qu'il pourrait exister un "bon capitalisme" qu'il s'agirait d'opposer au "mauvais capitalisme".
Une telle idée trouve une expression caricaturale et ridicule lorsque ATTAC fait la "découverte" que désormais la principale motivation des capitalistes serait de faire du profit et cela à grand renfort de bavardages sur la différence entre les "stake holders" et les "shareholders". Franchement, il y a déjà belle lurette que les capitalistes investissent pour faire du profit. C'est même ce qu'ils ont toujours fait depuis que le capitalisme existe.
Quant aux "logiques strictement spéculatives" qui seraient le fait de la "mondialisation financière", elle n'a pas attendu non plus telle ou telle réunion du G7 de ces dernières années ou l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et de son ami Ronald Reagan. La spéculation est pratiquement aussi vieille que l'économie capitaliste. Déjà au milieu du 19e siècle, Marx avait mis en évidence que lorsqu'une nouvelle crise de surproduction approche, les capitalistes ont tendance à préférer l'achat de valeurs spéculatives plutôt que de placer leur argent dans l'investissement productif. En effet, de façon très pragmatique, les bourgeois ont compris que si les marchés sont saturés, les marchandises produites grâce aux machines qu'ils ont achetées risquaient fort de ne pouvoir être vendues, interdisant ainsi tant la réalisation de la plus-value qu'elles contiennent (grâce à l'exploitation des ouvriers qui ont mis en œuvre ces machines) que même le remboursement du capital avancé. C'est pour cela d'ailleurs, notait Marx, que les crises commerciales semblaient résulter de la spéculation alors que cette dernière n'en était que le signe avant-coureur. De même, les mouvements spéculatifs auxquels on assiste aujourd'hui sont une expression de la crise générale du capitalisme, et nullement le résultat du manque de civisme de tel ou tel groupe de capitalistes.
Mais au-delà du caractère risible et stupide de "l'analyse scientifique" des "experts" de l'altermondialisation, il y a une idée que les défenseurs du capitalisme ont utilisée depuis longtemps pour empêcher la classe ouvrière de se tourner vers sa perspective révolutionnaire. Déjà, Proudhon, le socialiste petit bourgeois du milieu du 19e siècle, avait essayé de distinguer dans le capitalisme les "bons côtés" de ses "mauvais côtés". Il s'agissait pour les ouvriers de s'appuyer sur les "bons côtés" afin de mettre en œuvre une sorte de "commerce équitable" et d'autogestion de l'industrie (les coopératives).
Plus tard, tout le courant réformiste dans le mouvement ouvrier avait tenté, à l'image de son principal "théoricien", Bernstein, de mettre en avant la capacité du capitalisme (à condition qu'il y soit contraint par une pression de la classe ouvrière dans le cadre des institutions bourgeoises, tels les parlements) à satisfaire de façon croissante les intérêts des exploités. Les luttes de la classe ouvrière avaient donc comme objectif de permettre le triomphe des "bons" capitalistes contre les "mauvais" qui, par égoïsme ou par myopie, s'opposaient à cette évolution "positive" de l'économie capitaliste.
Aujourd'hui, ATTAC et ses amis nous proposent en fait de revenir au "compromis fordiste" qui prévalait avant l'arrivée des brutes du "tout finances" et qui "préservait le partage de la valeur ajoutée" entre les travailleurs et les capitalistes. Ce faisant, le courant altermondialiste apporte une contribution de choix aux mystifications bourgeoises :
- en faisant penser que le capitalisme aurait les moyens de revenir en arrière dans ses attaques contre la classe ouvrière, alors que celles-ci découlent d'une crise que ce système est incapable de surmonter ;
- en laissant entendre qu'aujourd'hui il pourrait exister un terrain d'entente possible, un "compromis" entre travail et capital.
En bref, les ouvriers sont appelés non pas à combattre le mode de production capitaliste, responsable de l'aggravation de leur exploitation, de leur misère et de l'ensemble de la barbarie qui se déchaîne actuellement dans le monde, mais à se mobiliser en défense d'une variante chimérique de ce système. C'est-à-dire à renoncer à la défense de leurs intérêts et à capituler devant ceux de leur ennemi mortel, la bourgeoisie.
On comprend alors pourquoi cette dernière, même si certains de ses secteurs critiquent les idées altermondialistes, affiche la plus grande indulgence envers ce mouvement et fait sa promotion.
La dénonciation ferme du mouvement altermondialiste comme d'essence fondamentalement bourgeoise, l'intervention la plus large possible afin de contrer ses idées dangereuses, sont dès lors des priorités pour tous les éléments du prolétariat qui ont conscience que le seul autre monde possible aujourd'hui est le communisme, et que celui-ci ne pourra se construire que résolument contre la bourgeoisie et l'ensemble de ses idéologies mystificatrices, dont l'altermondialisme n'est que le dernier avatar. En tant que tel, il est à combattre avec la même détermination que la Social-démocratie et le stalinisme.
Günter
[1] Il faut signaler que parmi les thèmes favoris de l'altermondialisme, il en est un qui n'appartient pas à la tradition des partis de Gauche classiques : celui de l'écologie. Il en est ainsi principalement parce que le thème de l'écologie est relativement récent alors que les partis de Gauche traditionnels basent leur idéologie sur des références plus anciennes (même si elles sont toujours d'actualité pour mystifier les ouvriers). Cela dit, cette Gauche traditionnelle a passé dans la plupart des pays une alliance stratégique avec le courant qui a fait de l'écologie son fonds de commerce principal, les Verts. C'est notamment le cas dans le principal pays européen, l'Allemagne.
[2] Il faut préciser que James Tobin lui-même s'est désolidarisé de l'utilisation qui était faite de sa recette par les altermondialistes. Contre ceux qui s'imaginent combattre le capitalisme avec les cartouches qu'il a fournies, le Prix Nobel de l'économie capitaliste n'a jamais fait mystère que, pour sa part, il était POUR le capitalisme.
[3] "Plate-forme d'ATTAC", adoptée par l'Assemblée constitutive du 3 juin 1998, in Tout sur ATTAC 2002, p. 22
[4] Ce terme fait référence aux thèses de Henry Ford I, fondateur d'une des plus grandes multinationales actuelles qui, après la Première Guerre mondiale défendait l'idée que les capitalistes avaient intérêt à verser des salaires élevés aux ouvriers afin d'élargir le marché pour les marchandises produites. A ce titre, les ouvriers de chez Ford étaient encouragés à se porter acquéreurs des voitures qu'ils avaient participé à fabriquer. Ces thèses qui pouvaient avoir un semblant de réalité pendant la période de la "prospérité", et qui avaient notamment pour avantage de faciliter la "paix sociale" dans les usines du "bon roi Henry", ont disparu comme neige au soleil lorsque la "Grande dépression" des années 30 s'est abattue sur les États-Unis et le reste du monde. NDLR.
[5] "Licenciements de convenance boursière : les règles du jeu du capitalisme actionnarial", Paris, le 2 Mai 2001, in Tout sur ATTAC 2002, pp. 132-134
[6] Tout sur ATTAC 2002, p. 137.