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Dans le n° 133 de la Revue internationale nous avons commencé à ouvrir à l'extérieur de notre organisation un débat ayant lieu au sein de celle-ci et portant sur l'explication de la période de prospérité des années 1950 et 60, une exception dans la vie du capitalisme depuis la Première Guerre mondiale. Nous en avions alors posé les termes, le cadre, et présenté les principales positions en présence. Nous publions ci-dessous une nouvelle contribution à cette discussion.
Cette contribution vient en soutien à la thèse qui avait été présentée sous le titre "Le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste", faisant essentiellement découler la demande solvable durant la période considérée de la mise en place par la bourgeoisie des mécanisme keynésiens.
Dans un prochain numéro de notre revue paraîtra une réponse à cette contribution, en particulier concernant les facteurs déterminants de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence et la nature de l'accumulation capitaliste.
(pour des raisons techniques, les graphiques n'ont pu être insérés dans le texte. Ils sont accessibles en cliquant sur leur titre)
Origine, dynamique, et limites du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste
En 1952, nos ancêtres de la Gauche Communiste de France décidaient d'arrêter leur activité de groupe parce que : "La disparition des marchés extra-capitalistes entraîne une crise permanente du capitalisme (...) ...il ne peut plus élargir sa production. On verra là l'éclatante confirmation de la théorie de Rosa Luxemburg : le rétrécissement des marchés extra-capitalistes entraîne une saturation du marché proprement capitaliste. (...) En fait, les colonies ont cessé de représenter un marché extra-capitaliste pour la métropole, elles sont devenues de nouveaux pays capitalistes. Elles perdent donc leur caractère de débouchés. (...) la perspective de guerre ... tombe à échéance. Nous vivons dans un état de guerre imminente..." (1). Le paradoxe veut que cette erreur de perspective ait été énoncée à la veille des Trente glorieuses ! Dès lors, appréhender correctement "les causes de la période de prospérité consécutive à la Seconde Guerre mondiale", comme le titre l'article introductif à ce débat (n°133), ainsi que les enjeux posés par l'évolution actuelle du capitalisme, nécessite de dépasser "l'éclatante infirmation de la théorie de Rosa Luxemburg", et d'en revenir à "une compréhension plus ample et cohérente du fonctionnement et des limites du mode de production capitaliste". Telle était la conclusion que nous tirions dans le précédent numéro de cette revue, tel est l'objet de cet article. A cette fin, nous examinerons successivement (I.) quels sont les ressorts et contradictions internes au capitalisme ; (II.) une validation de ce cadre théorique pour les 60 dernières années ; (III.) les rapports que le capitalisme entretient avec sa sphère extérieure ; (IV.) l'obsolescence du mode de production capitaliste et les conditions de son dépassement ; (V.) et, dans ce cadre, le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste qui était à la base de la période de forte croissance d'après-guerre, ainsi que ses limites.
I. Ressorts et contradictions internes au capitalisme
1) La contrainte de la reproduction élargie et ses limites
Comme toutes les autres sociétés d'exploitation, le capitalisme s'articule autour de l'appropriation de surtravail : "En étudiant le procès de production, nous avons vu que toute la tendance, tout l'effort de la production capitaliste consiste à s'accaparer le plus possible de surtravail..." (2). Cependant, cette appropriation va désormais bien au-delà de la seule satisfaction des besoins de la classe dominante, elle s'impose comme une contrainte pour sa survie : tout capital laissé en friche se dévalorise et est évincé du marché. Tel est le moteur de "...la tendance à l'accumulation, la tendance à agrandir le capital et à produire de la plus-value sur une échelle élargie. C'est là, pour la production capitaliste, une loi, imposée par les constants bouleversements des méthodes de production elles-mêmes, par la dépréciation du capital existant que ces bouleversements entraînent toujours, la lutte générale de la concurrence et la nécessité de perfectionner la production et d'en étendre l'échelle, simplement pour se maintenir et sous peine de disparaître" (3).
Contrairement aux sociétés antérieures, cette appropriation contient désormais une dynamique intrinsèque et permanente d'élargissement de l'échelle de production qui dépasse de loin la reproduction simple. En effet, l'aiguillon du profit, l'extraction du maximum de surtravail, ainsi que la nécessité permanente d'assurer la rentabilité du capital, contraignent chaque capitaliste à développer sa production, et donc, à générer une demande sociale croissante par l'embauche de nouveaux travailleurs et par le réinvestissement en moyens de production et de consommation supplémentaires : "retransformer sans cesse en capital la plus grande partie possible de la plus-value ou du produit net ! Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d'ordre de l'économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise. (...) Assurément produire, produire toujours de plus en plus, tel est notre mot d'ordre..." (4). C'est une "fatalité historique" dira Marx.
Cette "tendance à agrandir le capital sur une échelle élargie" se matérialise au sein d'une succession de cycles plus ou moins décennaux où l'alourdissement périodique en capital fixe vient régulièrement infléchir le taux de profit et provoquer des crises : "A mesure que la valeur et la durée du capital fixe engagé se développent avec le mode de production capitaliste, la vie de l'industrie et du capital industriel se développe dans chaque entreprise particulière et se prolonge sur une période, disons en moyenne dix ans. (...) ... ce cycle de rotations qui s'enchaînent et se prolongent pendant une série d'années, où le capital est prisonnier de son élément fixe, constitue une des bases matérielles des crises périodiques" (5).
Lors de chacune de ces crises, faillites et dépréciations de capitaux recréent les conditions d'une reprise qui élargi les marchés et le potentiel productif : "Les crises ne sont jamais que des solutions momentanées et violentes qui rétablissent pour un moment l'équilibre troublé (...) La stagnation survenue dans la production aurait préparé - dans les limites capitalistes - une expansion subséquente de la production. Ainsi le cycle aurait été, une fois de plus, parcouru. Une partie du capital déprécié par la stagnation retrouverait son ancienne valeur. Au demeurant, le même cercle vicieux serait à nouveau parcouru, dans des conditions de production amplifiées, avec un marché élargi, et avec un potentiel productif accru" (6).
Le graphique ci-dessous illustre parfaitement tous les éléments de ce cadre théorique d'analyse élaboré par Marx : la dizaine de cycles à la hausse et à la baisse du taux de profit est chaque fois ponctué par une crise (récession) :
Graphique n°1 : Etats-Unis (1948-2007) : taux de profit par trimestre et récessions (7)
Marx avait déjà identifié sept cycles de son vivant, la IIIème Internationale seize (8), et les gauches à celle-ci complèteront ce tableau durant l'entre-deux-guerres (9). Avec la dizaine d'autres depuis la seconde guerre mondiale, plus de deux siècles d'accumulation capitaliste ont été rythmés par une petite trentaine de cycles et de crises.
Par sa dynamique intrinsèque d'élargissement, le capitalisme génère en permanence la demande sociale qui est à la base du développement de son propre marché. Cependant, Marx nous a aussi montré que ses contradictions internes restreignent périodiquement ce même marché (la demande finale) par rapport à la production : "Alors que les forces productives s'accroissent en progression géométrique, l'extension des marchés se poursuit tout au plus en progression arithmétique" (10). Telle est la base matérielle et récurrente de cette trentaine de cycles et de crises de surproduction dont il nous faut maintenant examiner la genèse.
2) Le circuit de l'accumulation : une pièce en deux actes
Extraire un maximum de surtravail se cristallisant en une quantité croissante de marchandises constitue ce que Marx appelle "le premier acte du procès de production capitaliste". Ensuite, ces marchandises doivent être vendues pour transformer ce surtravail en plus-value accumulable en vue du réinvestissement : c'est "le deuxième acte du procès". Chacune de ces deux étapes contient ses propres contradictions et limites. En effet, bien que s'influençant mutuellement, l'acte premier est surtout aiguillonné par le taux de profit, et le second dépendant des diverses tendances qui restreignent la demande finale (le marché) : "Dès que la quantité de surtravail qu'on peut tirer de l'ouvrier est matérialisée en marchandises, la plus-value est produite. Mais avec cette production de la plus-value, c'est seulement le premier acte du procès de production capitaliste, du procès de production immédiat qui s'est achevé. Le capital a absorbé une quantité déterminée de travail non payé. A mesure que se développe le procès qui se traduit par la baisse du taux de profit, la masse de plus-value ainsi produite s'enfle démesurément. Alors s'ouvre le deuxième acte du procès. La masse totale des marchandises, le produit total, aussi bien la portion qui remplace le capital constant et le capital variable que celle qui représente de la plus-value, doivent être vendues. Si cette vente n'a pas lieu ou n'est que partielle, ou si elle a lieu seulement à des prix inférieurs aux prix de production, l'ouvrier certes est exploité, mais le capitaliste ne réalise pas son exploitation en tant que telle : cette exploitation peut s'allier pour le capitaliste à une réalisation seulement partielle de la plus-value extorquée ou à l'absence de toute réalisation et même aller de pair avec la perte d'une partie ou de la totalité de son capital" (11).
3) La nécessaire réalisation des marchandises
Marx nous montre bien ici que la production n'engendre pas automatiquement une demande finale (un marché) à la hauteur de celle-ci : "La surproduction a spécialement pour condition la loi générale de production du capital : produire à mesure des forces productives (c'est-à-dire selon la possibilité qu'on a d'exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital) sans tenir compte des limites existantes du marché ou des besoins solvables..." (12). Ce décalage périodique entre la production et les marchés découle des lois de l'économie capitaliste qui, spontanément, conduit à une dynamique insuffisante de la demande solvable.
Or, de quoi dépend ce deuxième acte du circuit de l'accumulation (les "conditions de réalisation de la production", ou la grandeur de la demande solvable, c'est-à-dire des marchés) ? Marx nous en fournit les trois paramètres principaux :
a) Des capacités de consommation de la société, capacités restreintes car réduites par les rapports antagoniques de répartition du surtravail (c'est-à-dire la lutte de classe) : "La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société" (13).
b) Des limites imposées par le processus d'accumulation qui réduit la demande lorsque le taux de profit s'infléchit : insuffisance de plus-value extraite par rapport au capital engagé entrainant un frein dans les investissements et les embauches de nouvelles forces de travail. En retour, ceci a pour conséquence de déprimer encore plus fortement la demande finale : "La limite du mode de production se manifeste dans les faits que voici : 1° Le développement de la productivité du travail engendre, dans la baisse du taux de profit, une loi qui, à un certain moment, se tourne brutalement contre ce développement et doit être constamment surmontée par des crises" (14)
c) Des défauts de réalisation du produit total lorsque les proportionnalités entre les branches de la production ne sont pas respectées : en effet, les disproportionnalités entre branches productives rendent la réalisation du produit total incomplète (15).
Autrement dit, l'on peut résumer ce qui conditionne principalement la demande finale par les deux grands facteurs suivants :
A) Le développement de la production et de ses contradictions (b et c) : Durant la première moitié du cycle décennal d'accumulation, le capitalisme élargit sa propre demande finale par l'embauche de travailleurs et le réinvestissement en nouveaux moyens de production et de consommation : "Les limites de la consommation sont élargies par la tension du procès de reproduction lui-même ; d'une part, celle-ci augmente la dépense du revenu par les ouvriers et les capitalistes ; d'autre part, elle est identique à la tension de la consommation productive" (16). Ensuite, durant la seconde moitié, comme nous l'avons expliqué ci-dessus, les disproportionnalités entre les branches de production, et l'infléchissement du taux de profit engendrent une restriction de cette demande finale.
B) Les lois de répartition du surtravail entre le capital et le travail (a) : La seconde source des crises de surproduction plonge ses racines dans la tendance immanente du capitalisme à accaparer un maximum de plus-value, c'est-à-dire dans les "rapports de distribution antagoniques" du surtravail entre le capital et le travail, rapports qui dépendent de l'état de la lutte des classes, et qui ont pour résultat de relativement comprimer la demande finale : "la capacité de consommation de la société ... déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum" (17).
4) Une triple conclusion sur la dynamique et les contradictions internes au capitalisme
a) La double racine des crises : Marx a toujours souligné cette double nécessité pour le capitalisme, d'une part, de produire de façon suffisamment rentable - c'est-à-dire d'extraire suffisamment de surtravail - et, d'autre part, de réaliser celui-ci sur le marché. Que l'un ou l'autre de ces "deux actes" vienne à manquer, en tout ou en partie, et le capitalisme est alors confronté à des crises de surproduction : "L'essence de la production capitaliste implique donc une production qui ne tienne pas compte des limites du marché" (18).
b) Deux racines fondamentalement indépendantes : Le plus souvent, ces deux racines des crises se conjuguent. En effet, le niveau et la baisse récurrente du taux de profit influe sur la répartition de la plus-value, et inversement. Cependant, Marx insistera constamment sur l'idée que ces deux racines sont fondamentalement "indépendantes", "non théoriquement liées", "ne sont pas identiques" (19). Pourquoi ? Tout simplement parce que la production de profit et les marchés sont, pour l'essentiel, différemment conditionnés : "les conditions de l'exploitation immédiate ... n'ont pour limite que la force productive de la société", alors que "le marché" a pour limite "la capacité de consommation de la société", or, "cette capacité de consommation est déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum" (20). C'est pourquoi, Marx rejette catégoriquement toute théorie mono-causale des crises (21). Il est donc théoriquement erroné de faire strictement découler l'importance des marchés de l'évolution du taux de profit et inversement, il en va de même empiriquement comme nous le verrons ci-dessous (22).
c) Des temporalités différentes : De ceci découle que les temporalités de ces deux racines sont forcément différentes. La première contradiction (le taux de profit) plonge ses racines dans les nécessités d'accroître le capital constant au détriment du capital variable, sa temporalité est donc essentiellement liée aux cycles de rotation du capital fixe (plus ou moins décennaux en moyenne). La seconde (la contradiction contenue dans le rapport salarié) découle de l'enjeu autour de la répartition du surtravail, sa temporalité est donc avant tout fonction du rapport de force entre les classes qui porte sur de plus longues périodes (23). Encore une fois, précisons bien que ces deux temporalités se conjuguent mutuellement, puisque le processus d'accumulation influence le rapport de force entre les classes et inversement. Cependant, elles sont fondamentalement "indépendantes", "non identiques", "non théoriquement liées", car la lutte de classe n'est pas strictement liée aux cycles décennaux, ni ces derniers aux rapports entre les classes. C'est ce que nous allons maintenant vérifier par une validation empirique de ce cadre théorique d'analyse des crises élaboré par Marx.
II. Une validation empirique de la théorie marxiste des crises de surproduction
La période allant de la seconde guerre mondiale à aujourd'hui constitue un bon exemple pour valider empiriquement le cadre théorique d'analyse des crises de surproduction développé par Marx, et aussi de ses trois implications majeures concernant la racine double des crises, leurs caractères indépendants, et leurs temporalités différentes. En effet, les tenants de la mono-causalité des crises par la baisse du taux de profit sont incapables d'expliquer pourquoi l'accumulation et la croissance ne redémarrent pas, alors que ce taux ne fait que remonter depuis plus d'un quart de siècle ! Inversement, les tenants de la mono-causalité par la saturation des marchés ne peuvent expliquer cette remontée, puisque ces derniers n'ont fait que se restreindre jusqu'à leur "total épuisement" aujourd'hui (Revue n°133) ... ce qui alors devrait se traduire par un taux de profit égal à zéro ! Tout ceci se lit et se comprend aisément sur les deux graphiques d'évolution du taux de profit (n°1 et n°3). Nous pouvons clairement y distinguer la succession des cycles plus ou moins décennaux reliés à la dynamique du taux de profit, ainsi que les grandes tendances d'évolution à moyen terme de ce dernier : de 1945 à 1965 où il est stabilisé à un haut niveau, de 1965 à 1982 où il décline, et de 1982 à aujourd'hui où il remonte. La compréhension de ces trois évolutions renvoie surtout à la contradiction découlant de la moindre dynamique de la demande par rapport à la production.
1) La fin des Trente glorieuses
Nous expliquerons plus avant dans ce texte comment, durant les Trente glorieuses, le capitalisme a momentanément pu assurer cette double contrainte consistant à devoir produire avec profit, et à vendre toutes ses marchandises produites. Cependant, dans les pays de l'OCDE, cette configuration commence à s'épuiser, dès la fin des années 60 (24), suite à un infléchissement des gains de productivité qui entraine le taux de profit à la baisse (25). En effet, ce dernier chutera de moitié entre 1969 et 1982 (cf. graphique n°3). L'épuisement de cette longue période de forte croissance économique au lendemain de la seconde guerre mondiale est donc fondamentalement le produit d'un retournement à la baisse du taux de profit. La dégradation du climat économique durant toutes ces années (1969-82) résulte alors, avant tout, de cette baisse de la rentabilité des entreprises (26) ! C'est donc la contrainte du profit qui n'est plus assurée, alors que la régulation de la demande finale fonctionne encore largement compte-tenu du maintien des mécanismes d'indexation des salaires et de soutien à la demande (27).
2) Le passage au capitalisme d'Etat dérégulé
Dès lors, le rétablissement du taux de profit ne pourra plus se faire grâce à un redressement des gains de productivité, puisque c'est la chute de ceux-ci qui avaient infléchi l'évolution du taux de profit. Seule l'augmentation du taux de plus-value, par des compressions salariales et un accroissement de l'exploitation, allait permettre de le faire. Ceci impliquait une inévitable dérégulation des mécanismes clés assurant la croissance de la demande finale durant les Tente glorieuses (cf. infra). Cet abandon a commencé au début des années 1980 et s'illustre, notamment, par la diminution constante de la part des salaires dans le total de la richesse produite :
Graphique n°2 : Evolution de la part salariale dans le total de la richesse produite : G7, Europe, France (28)
Globalement donc, durant les années 70, c'est la contradiction ‘taux de profit' qui pèse sur le fonctionnement du capitalisme, alors que la demande finale était toujours assurée. Ce sera exactement l'inverse ensuite. Après 1982, le taux de profit est spectaculairement rétabli, mais au prix d'une compression drastique de la demande finale (des marchés) : essentiellement de la masse salariale (cf. graphique n°2), mais aussi des investissements (dans une moindre mesure), puisque le taux d'accumulation est resté à l'étiage (cf. graphique n°3).
Dès lors, nous pouvons maintenant comprendre pourquoi la dégradation économique se poursuit toujours, et ce, malgré un taux de profit rétabli : c'est la compression de la demande finale (salaires et investissements) qui explique que, malgré un spectaculaire redressement de la rentabilité des entreprises, l'accumulation et la croissance n'ont pu redémarrer (29). Cette réduction drastique de la demande finale engendre une atonie des investissements en vue de l'élargissement, la poursuite des rationalisations par rachats et fusions d'entreprises, un déversement des capitaux en friche dans la spéculation financière, une délocalisation à la recherche de main d'œuvre bon marché, ... ce qui déprime encore plus la demande finale (30).
Quand au rétablissement de cette dernière, elle n'est guère possible dans les conditions présentes, puisque c'est de sa baisse que dépend l'accroissement du taux de profit (31) ! Depuis 1982, dans un contexte de rentabilité retrouvée des entreprises, c'est donc la temporalité ‘restriction des marchés solvables' qui joue le rôle principal à moyen terme pour expliquer le maintien d'une atonie de l'accumulation et de la croissance, même si les fluctuations du taux de profit peuvent encore jouer un rôle majeur à court terme dans le déclenchement des récessions comme l'illustre très bien les graphiques n°1 et n°3 :
Graphique n°3 : Profit, accumulation et croissance économique dans la Triade (USA, Europe et Japon) : 1961-2006 (32)
Tout ceci vient pleinement confirmer le cadre théorique d'analyse élaboré par Marx, ainsi que les trois conséquences majeures qui en découle : (1) la double racine des crises de surproduction ; (2) l'indépendance relative entre la production de profit et les marchés ; (3) et la temporalité différente de ces deux dynamiques.
III. Le capitalisme et sa sphère extérieure
De tout ce que Marx a développé (et que nous avons trop brièvement résumé) découle le fait que le capitalisme est un système foncièrement expansif : "Il faut donc que le marché s'agrandisse sans cesse, si bien que ses connexions internes et les conditions qui le règlent prennent de plus en plus l'allure de lois de la nature indépendantes des producteurs et échappent de plus en plus à leur contrôle. Cette contradiction interne cherche une solution dans l'extension du champ extérieur de la production. Mais plus la force productive se développe, plus elle entre en conflit avec la base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation" (33). Or, toutes les dynamiques et limites du capitalisme dégagées par Marx ne l'ont été qu'en faisant abstraction de ses rapports avec sa sphère extérieure (non capitaliste). Il nous faut donc maintenant comprendre quelle est la place et l'importance de cet environnement dans le cours de son développement. En effet, historiquement, le capitalisme est d'abord né et s'est développé dans le cadre de rapports sociaux féodaux. C'est progressivement qu'il développera sa base marchande, puis capitaliste.
Né dans un environnement non-capitaliste par définition, le capitalisme ne pouvait qu'établir d'importants liens avec celui-ci pour l'obtention des moyens matériels à son accumulation, et pour l'écoulement de ses marchandises. De 1500 à 1825 (34), le capitalisme s'est abondamment nourri de cet environnement dans le cadre de son accumulation primitive : comme source de profits (pillages divers, importation de métaux précieux, etc.), de marchés (ventes de ses marchandises, commerce triangulaire, etc.), et de main d'œuvre.
Une fois ses bases assurées après trois siècles d'accumulation primitive, cet environnement lui a cependant encore fourni toute une série d'opportunités tout au long de sa phase ascendante (1825-1914). D'une part, en ce qui concerne ses profits : (a) par l'exportation de capitaux ; (b) l'obtention de surprofits ; (c) et un "surprofit par escroquerie" comme l'appelait Marx (35). D'autre part, comme exutoire pour la vente de ses marchandises en surproduction. Enfin, comme source de main d'œuvre (36). C'est l'ensemble de ces raisons qui explique la curée impérialiste durant le dernier tiers de sa phase ascendante (1880-1914 (37)). En ce sens, un tel environnement lui a servi, à la fois, de sources de profits, de milieu lui permettant d'atténuer la portée de ses crises (marchés), et de réservoir de main d'œuvre (38). Cependant, l'existence d'opportunités de régulations externes, à une partie de ses contradictions internes, ne signifie, ni qu'elles seraient les plus efficaces pour le développement du capitalisme, ni que ce dernier serait dans l'impossibilité structurelle de dégager des modes de régulations internes (comme le postule la théorie de Rosa Luxemburg) ! En effet, c'est d'abord et avant tout l'extension et la domination du salariat sur ses propres bases qui a progressivement permis au capitalisme de dynamiser sa croissance, et si les relations de diverses natures entre le capitalisme et sa sphère extra-capitaliste lui a bien offert toute une série d'opportunités, l'importance de ce milieu, et le bilan global des échanges avec lui, n'en constituaient pas moins un frein à sa croissance (39) ! L'épuisement de ces opportunités de régulations externes ouvrira la voie pour la recherche de régulations internes dont le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste en a constitué un exemple prototypique (cf. infra).
IV. L'obsolescence historique du mode de production capitaliste et les bases de son dépassement
Ce formidable dynamisme d'extension interne et externe du capitalisme n'est cependant pas éternel. En effet, comme tout mode de production dans l'histoire, le capitalisme connaît aussi une phase d'obsolescence où ses rapports sociaux freinent le développement de ses forces productives : "...le système capitaliste devient un obstacle pour l'expansion des forces productives du travail. Arrivé à ce point, le capital, ou plus exactement le travail salarié, entre dans le même rapport avec le développement de la richesse sociale et des forces productives que le système des corporations, le servage, l'esclavage, et il est nécessairement rejeté comme une entrave" (40). C'est donc au sein des transformations et de la généralisation du rapport social de production salarié qu'il faut rechercher le caractère historiquement limité du mode de production capitaliste. Arrivé à un certain stade, l'extension du salariat et sa domination par le biais de la constitution du marché mondial, marquent l'apogée du capitalisme (41). Au lieu de continuer à puissamment éradiquer les anciens rapports sociaux et développer les forces productives, le caractère désormais obsolète du rapport salarié à tendance à figer les premiers, et freiner les seconds : il est toujours incapable d'intégrer en son sein une bonne partie de l'humanité, il engendre des crises, des guerres, et catastrophes d'ampleur croissante, et va jusqu'à menacer l'humanité de disparition.
1) L'obsolescence du capitalisme
Si la généralisation et la domination progressive du salariat ont dynamisé le capitalisme, elles ont aussi engendré une instabilité croissante où toutes ses contradictions s'expriment alors à pleine puissance. Ceci ne signifie pas que le salariat s'est implanté partout, loin de là, mais cela veut dire que le monde vit désormais au rythme de ses contradictions. La première guerre mondiale ouvre cette ère des crises majeures à dominante mondiale et salariale : (a) le cadre national est devenu trop étroit pour contenir les assauts des contradictions capitalistes ; (b) le monde n'offre plus assez d'opportunités ou d'amortisseurs lui permettant d'assurer une régulation externe à ses contradictions internes ; (c) à postériori, l'échec de la régulation instaurée durant les Trente glorieuses indique l'incapacité historique du capitalisme à trouver des ajustements internes à long terme à ses propres contradictions qui explosent alors avec une violence de plus en plus barbare.
Dans la mesure où elle est devenue un conflit planétaire, non plus pour la conquête, mais pour le repartage des sphères d'influence, des zones d'investissement, et des marchés, la première guerre mondiale marque définitivement l'entrée du mode de production capitaliste dans sa phase d'obsolescence. Les deux conflits mondiaux d'intensité croissante, la plus grande crise de surproduction de tous les temps (1929-1933), le formidable frein à la croissance des forces productives durant les Trente piteuses (1914-45), l'incapacité du capitalisme à intégrer en son sein une bonne partie de l'humanité, le développement du militarisme et du capitalisme d'Etat sur la planète entière, la croissance de plus en plus grande des frais improductifs, ainsi que l'incapacité historique du capitalisme à stabiliser en interne une régulation de ses propres contradictions, tous ces phénomènes matérialisent cette obsolescence historique du rapport social de production salarié qui n'a plus rien d'autre à offrir à l'humanité qu'une perspective de barbarie croissante (42).
2) Effondrement catastrophique, ou vision matérialiste, historique et dialectique de l'histoire ?
Cependant, l'obsolescence historique du capitalisme ne signifie aucunement que ce dernier serait condamné à mourir de façon mécaniste lors d'un inéluctable effondrement catastrophique. En effet, les mêmes tendances et dynamiques qui se dégagent de l'analyse de Marx continuent de s'exercer, mais au sein d'un contexte général qui a profondément changé. Comme le disait Trotski parlant de la phase de décadence du capitalisme au 3ème congrès de l'Internationale Communiste : "Tant que le capitalisme n'aura pas été brisé par une révolution prolétarienne, il vivra les mêmes périodes de hausse et de baisse, il connaîtra les mêmes cycles (...) Les oscillations cycliques vont continuer, mais, en général, la courbe du développement capitaliste aura tendance à baisser et non pas à remonter". En effet, durant cette phase, toutes les contradictions économiques, sociales et politiques du capitalisme débouchent inévitablement à des niveaux toujours supérieures, soit sur des conflits sociaux qui posent régulièrement la question de la révolution, soit sur des déchirements impérialistes qui posent l'avenir même de l'humanité. Autrement dit, le monde entier est pleinement entré dans cette "ère des guerres et des révolutions" comme l'énonçait la troisième internationale.
Cette conception n'a donc rien à voir avec une vision catastrophiste ‘force-productiviste' : il n'existe pas de limites quantitatives qui seraient prédéfinies au sein des forces productives du capitalisme (que ce soit un pourcentage de taux de profit ou une quantité donnée de marchés extra-capitalistes), et qui détermineraient un point alpha précipitant le mode de production capitaliste dans la mort. Les limites des modes de production sont avant tout sociales, produites de leurs contradictions internes, et relatives à un état donné de la société. Elles résident au sein de leurs rapports sociaux, et dans la collision entre ces rapports devenus obsolètes et les forces productives. Il n'a jamais existé dans toute l'histoire de l'humanité de limites matérielles quantitativement prédéfinies aux modes de production telles que, à un moment donné, leurs ressorts seraient totalement épuisés et les précipiteraient dans un effondrement catastrophique. Dès lors, c'est le prolétariat qui abolira le capitalisme, et pas ce dernier qui mourra de lui-même par ses limites ‘objectives'.
Cette vision d'un effondrement catastrophique procède d'un matérialisme vulgaire et mécaniste, ainsi que d'un finalisme téléologique qui a déjà fait beaucoup de dégâts au sein du mouvement ouvrier. Elle a désarmé des générations entières de révolutionnaires, car c'est une vision qui fonde la conviction militante sur une base immédiatiste et ‘force-productiviste', au lieu d'une compréhension matérialiste, historique et dialectique de l'histoire. Toutes ces prévisions récurrentes de fin du monde se sont d'ailleurs systématiquement révélées vaines depuis près d'un siècle :
1) Catastrophisme luxemburgiste du KAPD (tendance Essen) au début du XXè siècle.
2) Faillite de nombreux groupes politiques oppositionnels à la IIIème Internationale prédisant la fin du capitalisme en 1929 sur des bases analogues.
3) Paralysie et dispersion de la Gauche italienne (Bilan) en 1940 suite à sa théorie catastrophiste sur l'économie de guerre.
4) Disparition de la Gauche Communiste de France (Internationalisme) prédisant la crise permanente et la 3ème guerre mondiale en 1952 sur la base de l'analyse de Rosa Luxemburg.
5) Multiples scissions chez les bordiguistes suite à la prévision de crise catastrophique en 1975 par Bordiga.
Tout ceci montre le danger qu'il y a à professer ce genre de vision fausse du matérialisme historique : elle désarme politiquement les générations futures. Le rejet de ces multiples erreurs à répétition dépend d'une claire vision de la dynamique et de la nature des limites des modes de production dans l'histoire. Une bonne compréhension de la parenthèse des Trente glorieuses dans le cours général du capitalisme obsolescent peut grandement nous y aider. Elle permettra de clarifier quelles sont les perspectives réellement contenues dans la situation présente de crise du capitalisme. Tel est l'objet de la suite de cet article.
V. Le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste à la base des Trente glorieuses
Aucun révolutionnaire dans le passé n'aurait imaginé que le capitalisme serait encore sur pied un siècle après. Ainsi, en 1952, au moment même où le cadre théorique de nos ancêtres politiques de la Gauche Communiste de France les amenait à pronostiquer la "crise permanente du capitalisme (...) l'éclatante confirmation de la théorie de Rosa Luxemburg" et la "guerre imminente...", le capitalisme était à la veille de connaître ses Trente glorieuses ! En réalité, de tels phénomènes de reprises au cours de l'obsolescence d'un mode de production ne devraient pas surprendre les marxistes : une classe aux abois tente toujours de prolonger la survie de son système par tous les moyens. Tel fut le cas lors de la reconstitution de l'empire romain sous Charlemagne, ou de la constitution des grandes monarchies de l'Ancien Régime. Cependant, ce n'est pas parce qu'on se trouve dans un méandre qu'il faut en conclure que la rivière coule de la mer à la montagne ! Il en va de même pour les Trente glorieuses : la bourgeoisie a momentanément pu insérer une parenthèse de forte croissance dans le cours général de sa décadence.
En effet, la crise de 1929 aux Etats-Unis illustre bien toutes les caractéristiques spontanément prises par les crises économiques durant la phase d'obsolescence du capitalisme. Elle a montré qu'une économie dominée par le salariat est foncièrement instable : les contradictions du système capitaliste s'y expriment alors dans toute leur violence. On aurait donc pu s'attendre à ce qu'elle soit suivie de crises économiques de plus en plus rapprochées et de plus en plus violentes. C'est ce que tous les groupes révolutionnaires de l'époque pronostiquaient, mais il n'en fut rien. C'est que la situation avait notablement évolué : les processus productifs (fordisme), et les rapports de force entre les classes (et au sein de celles-ci), avaient notablement changé. De même, certaines leçons avaient été tirées par la bourgeoisie et ses divers représentants. Ainsi, aux Trente piteuses et aux affres barbares de la seconde guerre mondiale a succédé une bonne trentaine d'années de forte croissance, un quadruplement des salaires réels, le plein emploi, la mise en place d'un salaire social, et une capacité du système, non à éviter, mais à réagir aux crises cycliques. Comment tout cela fut-il possible ?
1) Les bases du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste
Désormais, en l'absence de possibilités significatives de régulation externe de ses contradictions, le capitalisme devra trouver une régulation interne à sa double contrainte : tant au niveau de ses profits, que de la demande solvable requise. Ainsi, le niveau et le taux de profit seront rendus possibles par le développement de forts gains de productivité du travail engendrés par la généralisation du fordisme dans le secteur industriel, c'est-à-dire la chaine de montage couplée avec le travail en trois équipes de huit heures. Tandis que les marchés où écouler cette énorme masse de marchandises seront garantis par divers systèmes indexant les salaires réels sur la productivité. Ceci permettra de faire augmenter la demande parallèlement à la production (cf. graphique n°4 ci-dessous). Autrement dit, en stabilisant la part salariale dans le total de la richesse produite, le capitalisme a pu éviter pour un temps "une surproduction qui provient justement du fait que la masse du peuple ne peut jamais consommer davantage que la quantité moyenne des biens de première nécessité, que sa consommation n'augmente donc pas au rythme de l'augmentation de la productivité du travail" (43).
Graphique n°4 : Salaires et productivité aux Etats-Unis (44)
Commentaire du graphique : Le parallélisme entre l'augmentation des gains de productivité et des salaires réels est quasi parfait depuis la seconde guerre mondiale jusqu'aux années 1970, et encore largement durant celles-ci. Le décalage deviendra patent et croissant à partir de 1982. Dans le fonctionnement du capitalisme depuis ses origines, c'est l'écart entre les deux courbes qui constitue la règle, et le parallélisme durant les Trente glorieuses l'exception. En effet, cet écart matérialise la tendance permanente du capitalisme à faire croître sa production (courbe supérieure de la productivité) au-delà de la croissance de sa demande solvable la plus importante : les salaires réels (courbe inférieure).
Compte-tenu des dynamiques spontanées du capitalisme (concurrence, compression des salaires, etc.), un tel système n'était viable que dans le cadre d'un capitalisme d'Etat contraignant qui a contractuellement garanti le respect d'une politique de tri-répartition des gains de productivité entre les profits, les salaires et les revenus de l'Etat (45).
Dans une société désormais dominée par le salariat qui impose, de fait, la dimension sociale dans toute politique menée par la bourgeoisie, ceci supposait également la mise en place de multiples contrôles économiques et sociaux de la classe ouvrière : salaire social, création et contrôle syndical accru, amortisseurs sociaux, etc. Ceci implique un développement sans précédant du capitalisme d'Etat afin de maintenir les contradictions désormais explosives du système dans les limites de l'ordre : prédominance de l'exécutif sur le législatif au niveau politique, croissance faramineuse de l'interventionnisme étatique au sein de l'économie (qui atteint près de la moitié du PNB dans les pays de l'Ocde), très fort contrôle social de la classe ouvrière, etc. C'est ce que nos ancêtres de la Gauche Communiste de France analysaient déjà (correctement cette fois) dans une étude toute entière consacrée au développement du capitalisme d'Etat durant la décadence du capitalisme : "Le salaire même est intégré à l'Etat. La fixation, à sa valeur capitaliste, en est dévolue à des organismes étatiques" (46).
De plus, cette régulation momentanée des contradictions internes du capitalisme dans le cadre national n'aurait pas pu fonctionner si elle n'avait pas été instaurée à l'échelle internationale (dans le cadre des pays de l'OCDE du moins). Ceci c'est déroulé au sein d'un contexte inter-impérialiste caractéristique de l'obsolescence du capitalisme, qui se marque par une polarisation extrême entre deux blocs antagoniques, tant sur le plan militaire (Otan <-> Pacte de Varsovie), qu'économique (Ocde <-> Comecon). Polarisation qui induira une très forte discipline au sein de chacun d'eux, y compris sur le plan économique par la mise en place d'organismes et de politiques structurelles d'intégration et règlements communs, mais sous la direction et en fonction des intérêts de chaque tête de bloc (USA et URSS).
2) Origine, contradictions et limites du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste
Compte-tenu de l'ensemble conséquent de conditions requises au fonctionnement du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste (cf. supra), sa mise en place ne peut se réduire à une question technique, ou à un cocktail de recettes purement économiques. Elle requiert un ensemble de paramètres, et, notamment, une configuration particulière du rapport de force entre les classes (et au sein de chacune d'elles) qui permettent l'instauration et l'imposition d'un nouveau mode de régulation du capitalisme à toutes ses composantes, paramètres que nous allons brièvement évoquer au travers de la genèse et de la mise en place de ce système dans l'immédiat après-guerre.
Dès la défaite des troupes allemandes à Stalingrad (janvier 1943), gouvernements, représentants patronaux, et délégués syndicaux en exil à Londres discuteront intensément de la réorganisation de la société au lendemain d'une chute désormais inéluctable des forces de l'Axe. Le souvenir des affres des Trente piteuses (1914-45), la peur de mouvements sociaux à la fin de la guerre, les leçons tirées de la crise de 29, l'acceptation désormais très largement partagée de l'intervention étatique, et la bipolarisation de la guerre froide, constitueront autant d'éléments poussant toutes les fractions de la bourgeoisie à modifier les règles du jeu et à élaborer plus ou moins consciemment ce capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste qui sera pragmatiquement et progressivement implanté dans tous les pays développés (OCDE). Le partage des gains de productivité était d'autant plus facilement accepté par tous, (a) qu'ils s'accroissaient fortement, (b) que cette redistribution garantissait l'élargissement de la demande solvable en parallèle à la production, (c) qu'il offrait une paix sociale, (d) paix sociale d'autant plus facile à obtenir que le prolétariat sortait en réalité défait de la seconde guerre mondiale, et embrigadé derrière des partis et syndicats tous nationalistes et chauds partisans de la reconstruction dans le cadre du système, (e) mais qu'il garantissait aussi la rentabilité à long terme des investissements, (f) ainsi qu'un taux de profit stabilisé à un haut niveau.
Ce système a donc momentanément pu garantir la quadrature du cercle consistant à faire croître la production de profit et les marchés en parallèle dans un monde désormais largement dominé par la demande salariale (celle-ci s'est même élevée à plus ou moins 70% de la richesse produite à la fin des Trente glorieuses). L'accroissement assuré des profits, des dépenses de l'Etat, et de l'augmentation des salaires réels, a pu garantir la demande finale si indispensable au succès du bouclage de l'accumulation capitaliste. Le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste est la réponse que le système a pu temporairement trouver à l'actualité de ses crises à dominante mondiale et salariale si typiques de la phase historique d'obsolescence du capitalisme. Et pour cause, il a permis un fonctionnement autocentré du capitalisme, sans nécessités de délocalisations malgré les hauts salaires et le plein emploi, en se débarrassant de colonies n'ayant plus d'utilité économique que résiduelle, ainsi qu'en éliminant ses sphères extra-capitalistes agricoles internes dont il devra désormais subventionner l'activité plutôt qu'en tirer avantage.
Mais, comme les roses, la forte croissance ne durera que l'espace d'un matin. En effet, dès la fin des années 1960, et jusqu'à 1982, toutes les conditions qui ont fait son succès vont se dégrader, à commencer par le déclin progressif des gains de productivité qui seront globalement divisés par trois et qui entraineront toutes les autres variables économiques à la baisse. C'est donc bien l'infléchissement du taux de profit qui signale le retour des difficultés économiques comme le montrent clairement les graphiques n°1 et n°3. La dérégulation de pans significatifs du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste au début des années 1980 a été rendue nécessaire pour rétablir le taux de profit. Cependant, compte-tenu de la faiblesse structurelle des gains de productivité qui restent à l'étiage, ce rétablissement n'a pu se faire que par le bas, en comprimant la part salariale (cf. graphique n°2).
La régulation interne temporairement trouvée par l'instauration du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste n'avait donc aucune base éternelle. Pourtant, l'exigence qui avait nécessité la mise en place de ce système est toujours présente : le salariat est prépondérant dans la population active, le capitalisme doit donc impérativement trouver un moyen de stabiliser la demande finale pour éviter que sa compression ne se transforme en dépression. En effet, les investissements des entreprises étant également contraints avec la demande, il faut alors trouver d'autres moyens d'assurer la consommation. La réponse actuelle tient nécessairement dans le doublon : de moins en moins d'épargne, de plus en plus de dettes. A revenu constant, la baisse du taux d'épargne des ménages accroît la consommation sans bourse délier ; quant à la montée du taux d'endettement, elle augmente les dépenses de ces derniers sans passer par les hausses de salaires réels. Nous sommes donc en présence d'une formidable machine à fabriquer des bulles financières et à alimenter la spéculation. L'aggravation constante des déséquilibres n'est donc pas le résultat d'erreurs dans la conduite de la politique économique : elle est partie intégrante du modèle.
3) Conclusion : et demain ?
Cette descente aux enfers est d'autant plus inscrite dans la situation présente que les conditions pour un redressement des gains de productivité et un retour à leur tri-répartition ne sont socialement pas présentes, même si certains éléments sont techniquement là. En effet, compte-tenu du glissement progressif des besoins de la population vers des biens tertiaires et sociaux à productivité plus faible, le capitalisme a de plus en plus de mal à concilier la satisfaction de la demande avec ses propres critères de rentabilité. De même, la tendance au chacun pour soi consécutive au capitalisme d'Etat dérégulé, la remise en cause du rôle économiquement régulateur de l'Etat, les pressions sociales, etc. sont autant de facteurs qui n'offrent plus de contexte favorable à la réintroduction d'un système analogue aux Trente glorieuses. Ceci n'implique pas que le capitalisme va s'effondrer tout seul, mais qu'il ne peut perdurer que sous des formes régressives et de plus en plus barbares. Rien dans l'état actuel du rapport de force entre les classes, et de la concurrence inter-impérialiste archarnée au niveau international, ne laissent entrevoir une quelconque sortie possible : tout concourt à une inexorable descente aux enfers. Il revient donc aux révolutionnaires de contribuer à féconder les combats de classe qui surgiront inévitablement de plus en plus de cet approfondissement des contradictions du capitalisme.
C.Mcl
1 Internationalisme n° 46, 1952, revue de la Gauche Communiste de France (1942-52).
2 Marx, Théories sur la plus-value, Éditions sociales, tome II : 621.
3 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I : 257-258.
4 Marx, Le Capital, livre I, Éditions sociales, tome III : 36.
5 Marx, Le Capital, Livre II, La Pléiade II : 614.
6 Marx, Le Capital, Livre III, La Pléiade II : 1031 & 1037.
7 Les neufs récessions qui ponctuent la dizaine de cycles s'identifient sur le graphique n°1 par les groupes de traits qui s'étendent sur toute leur hauteur : 1949, 1954, 1958, 1960, 1970-71, 1974, 1980-81, 1991, 2001.
8 "L'alternance des crises et des périodes de développement, avec tous leurs stades intermédiaires, forme un cycle ou un grand cercle du développement industriel. Chaque cycle embrasse une période de 8, 9, 10, 11 ans. Si nous étudions les 138 dernières années, nous nous apercevrons qu'à cette période correspondent 16 cycles. A chaque cycle correspond par conséquent un peu moins de 9 ans" (Trotski, "Rapport sur la crise économique mondiale et les nouvelles tâches de l'Internationale Communiste" : 3e congrès).
9 Lire en particulier l'étude de Mitchell dans Bilan n°10, intitulée justement "Crises et cycles dans le capitalisme agonisant", où il explique que "recommencer un cycle pour produire de la nouvelle plus-value reste le suprême objectif du capitaliste", et que "cette périodicité quasi mathématique des crises constitue un des traits spécifiques du syste capitaliste de production".
10 Engels, préface à l'édition anglaise (1886) du livre I du Capital, La Pléiade, Economie II : 1802.
11 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I : 257-258.
12 Marx, Théories sur la plus-value, Éditions sociales, tome II : 637.
13 Marx, Le Capital, Livre III, La Pléiade, Économie II : 1206. Cette analyse élaborée par Marx n'a évidemment strictement rien à voir avec la théorie sous-consommationniste des crises qu'il critique par ailleurs : "...on prétend que la classe ouvrière reçoit une trop faible part de son propre produit et que l'on pourrait remédier à ce mal en lui accordant une plus grande part de ce produit, donc des salaires plus élevés. Mais il suffit de rappeler que les crises sont chaque fois préparées précisément par une période de hausse générale des salaires, où la classe ouvrière obtient effectivement une plus grande part de la fraction du produit annuel qui est destiné à la consommation" (Marx, Le Capital, Livre II, La Pléiade, Économie II : 781).
14 Marx, Le Capital, livre III, La Pléiade II : 1041. Marx exprime cette idée dans de nombreux autres passages dans tout son ouvrage dont voici encore un exemple : "Surproduction de capital ne signifie jamais que surproduction de moyens de production ... une baisse du degré d'exploitation au-dessous d'un certain point provoque, en effet, des perturbations et des arrêts dans le processus de production capitaliste, des crises, voire la destruction de capital" (Marx, Le Capital, livre III, La Pléiade II : 1038).
15 Chacun de ces trois facteurs (a), (b) et (c) ont été identifié de la sorte dans la citation suivante de Marx : "Les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Elles ne diffèrent pas seulement par le temps et le lieu, théoriquement non plus elles ne sont pas liées. Les unes n'ont pour limite que la force productive de la société, les autres [(c)] les proportions respectives des diverses branches de production et [(a)] la capacité de consommation de la société. Or celle-ci n'est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de consommation sur la base de rapports de distribution antagoniques, qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l'intérieur de limites plus ou moins étroites. [(b)] Elle est en outre limitée par la tendance à l'accumulation, la tendance à agrandir le capital et à produire de la plus-value sur une échelle élargie" (Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I : 257-258).
16 Marx, Le Capital, livre III, Éditions sociales, tome 7, p. 144. De ceci découle que notre plateforme contient une première erreur théorique en affirmant que "...c'est dans ce monde non-capitaliste qu'il [le capitalisme] trouve les débouchés qui permettent son développement".
17 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I ; 257-258.
18 Marx, Théories sur la plus-value, Éditions sociales, tome II : 621.
19 "En effet, le marché et la production étant des facteurs indépendants, l'extension de l'un ne correspond pas forcément à l'accroissement de l'autre" (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Economie II : 489). Ou encore : "Les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Elles ne différent pas seulement par le temps et le lieu, théoriquement non plus elles ne sont pas liées" (Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I ; 257-258).
20 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I ; 257-258.
21 Toute idée de mono-causalité des crises de surproduction est d'autant plus importante à rejeter que leurs origines sont bien plus complexes et multiples chez Marx et dans la réalité : anarchie de la production, disproportionnalité entre les deux grands secteurs de l'économie, oppositions entre ‘capital de prêt' et ‘capital productif', disjonctions entre l'achat et la vente consécutives à la thésaurisation, etc. Néanmoins, les deux racines les plus amplement analysées par Marx, et aussi les plus effectives en pratique, sont bien celles que nous avons rappelées : la baisse du taux de profit et les lois de répartition du surtravail.
22 C'est pourquoi notre plateforme contient une seconde erreur théorique lorsqu'elle fait dépendre l'évolution du taux de profit de la grandeur des marchés : "De plus, la difficulté croissante pour le capital de trouver des marchés où réaliser sa plus-value, accentue la pression à la baisse qu'exerce sur son taux de profit l'accroissement constant de la proportion entre la valeur des moyens de production et celle de la force de travail qui les met en œuvre". Cette proposition est formellement infirmée par de multiples exemples durant l'histoire économique du capitalisme, et, en particulier, depuis un quart de siècle, puisque le taux de profit ne fait que remonter depuis 1982, alors que les marchés sont de plus en plus saturés !
23 Comme, par exemple, la longue phase de hausse progressive des salaires réels lors de la seconde moitié de la phase ascendante du capitalisme (1870-1914), durant les ‘Trente glorieuses' (1945-82), ou leurs baisses relatives - et même absolues - depuis lors (1982-2008).
24 Un peu plus tôt, vers le milieu des années 60, pour les États-Unis (cf. graphique n°1). Quand au Japon, son taux de profit ne s'infléchira à la baisse, à moyen terme, qu'une dizaine d'années plus tard.
25 Notre article sur la crise dans la Revue n°115, contient un graphique de l'évolution de la productivité du travail entre 1961 et 2003 pour le G6 (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie). Il montre très clairement l'antériorité de sa baisse sur toutes les autres variables qui évolueront à sa suite, ainsi que son maintien à un faible niveau depuis lors. Pour mémoire, rappelons au lecteur que la productivité du travail constitue, chez Marx, la variable clé de l'évolution du capitalisme, puisqu'elle n'est autre que l'inverse de la loi de la valeur, c'est-à-dire du temps de travail social moyen pour produire les marchandises.
26 Il va de soi qu'une crise de rentabilité abouti forcément à un état endémique de surproduction, tant de capitaux que de marchandises. Cependant, ces phénomènes de surproduction étaient subséquents et faisaient l'objet de politiques de résorptions, tant par les acteurs publics (quotas de production, restructurations, etc.) que privés (fusions, rationalisations, rachats, etc.).
27 Durant les années 70, la classe ouvrière subira la crise essentiellement sous les formes d'une dégradation de ses conditions de travail, de restructurations et licenciements, et donc, d'une croissance spectaculaire du chômage. Contrairement à la crise de 1929, ce chômage n'entraînera cependant pas de spirale récessive grâce à l'utilisation des amortisseurs sociaux keynésiens : allocations de chômage, indemnités de reconversion, préavis de licenciement, etc.
28 Source du graphique : M. Husson, hussonet.free.fr. Notons également la stabilité de cette part salariale durant les ‘Trente glorieuses', et sa hausse à la faveur de la poursuite des politiques d'indexation salariale - alors que la productivité du travail ralentissait brusquement - dans un contexte de reprise de la lutte des classes dès la fin des années 1960 et durant toutes les années 1970.
29 Le graphique n°3 nous indique que la croissance et l'accumulation oscillent entre 2% à 3% depuis 1982, alors qu'elles oscillaient deux fois plus fortement durant les belles années d'après-guerre (entre 4% à 6%), et plus spectaculairement encore pour certains grands pays comme l'Allemagne et le Japon.
30 De là le paradoxe ‘scandaleux' d'entreprises qui licencient, rationalisent, et restructurent, alors qu'elles font de faramineux profits.
31 En effet, la faiblesse des gains de productivité, la dérégulation des mécanismes keynésiano-fordistes, et le chacun pour soi, rendent cette remontée socio-économiquement et politiquement impossible à l'heure actuelle. Et ce, contrairement aux "Trente glorieuses" où l'augmentation de la productivité a permis de rendre compatible - dans le cadre d'un capitalisme d'Etat contraignant - la croissance parallèle des salaires et des profits (cf. infra).
32 Source du graphique : M. Husson, hussonet.free.fr.
33 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I : 257-258. Ceci n'est autre que ce qu'il énonçait déjà dans Le Manifeste : "Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe. Partout elle doit s'incruster, partout il lui faut bâtir, partout elle établit des relations (...) Le bas prix de ses marchandises est la grosse artillerie avec laquelle elle démolit toutes les murailles de Chine... Elle contraint toutes les nations, sous peine de courir à leur perte, d'adopter le mode de production bourgeois ; elle les contraint d'importer chez elles ce qui s'appelle la civilisation, autrement dit : elle en fait des nations de bourgeois. En un mot, elle crée un monde à son image. La bourgeoisie a soumis la campagne à la domination de la ville" (La Pléiade I : 165).
34 "...l'ère capitaliste ne date que du XVIe siècle. (...) La révolution qui allait jeter les premiers fondements du régime capitaliste eut son prélude dans le dernier tiers du XVe siècle et au commencement du XVIe" (Marx, La Pléiade I : 1170, 1173) ; "...ce n'est qu'avec la crise de 1825 que s'ouvre le cycle périodique de sa vie moderne" (Marx, Postface à la seconde édition allemande du Capital, La Pléiade I : 553).
35 "Le profit peut être obtenu également par escroquerie dans la mesure où l'un gagne ce que l'autre perd. La perte et le gain à l'intérieur d'un pays s'égalisent. Il n'en va pas de même entre plusieurs pays. ...trois journées de travail d'un pays peuvent s'échanger contre une journée d'un autre pays. La loi de la valeur subit ici des modifications essentielles. Ou bien, de même qu'à l'intérieur d'un pays du travail qualifié, du travail complexe, se rapporte à du travail non qualifié, simple, de même les journées de travail des différents pays peuvent se rapporter mutuellement. Dans ce cas, le pays riche exploite le pays pauvre, même si ce dernier gagne dans l'échange..." (Marx, Theorien über den Mehrwert, vol. III : 279-280). Ou encore : "On peut avoir la même situation vis-à-vis du pays où l'on expédie et d'où l'on reçoit des marchandises ; celui-ci fournissant plus de travail matérialisé in natura qu'il n'en reçoit, et malgré tout obtenant la marchandise à meilleur marché qu'il ne pourra la produire lui-même. Tout comme le fabricant qui, utilisant une invention nouvelle avant sa généralisation, vend à meilleur marché que ses concurrents et néanmoins au-dessus de la valeur individuelle de sa marchandise, c'est-à-dire met en valeur, comme surtravail, la productivité spécifiquement supérieure du travail qu'il emploie. Il réalise de la sorte un surprofit" (Marx, Le Capital, livre III, Editions sociales, tome VI : 250).
36 Quoique le renouvellement endogène de la classe ouvrière (reproduction naturelle et volant du chômage) prenait progressivement le pas sur ses sources externes (exode rural, etc.).
37 Ici, il faut clairement distinguer deux notions trop souvent confondues : les rapports que le capitalisme entretient avec son milieu extérieur, d'une part, et l'impérialisme, d'autre part. Ce dernier constitue une des formes que ces rapports peuvent prendre, mais c'est loin d'être la seule, et l'impérialisme peut se manifester dans bien d'autres domaines que dans le cadre de ces rapports.
38 Il n'existe pas de mécanismes univoques et atemporels qui détermineraient les rapports entre le capitalisme et sa sphère extérieure (comme la recherche de surprofits ou la conquête de marchés extra-capitalistes). Chaque régime d'accumulation rythmant le développement historique du capitalisme engendre des rapports spécifiques avec sa sphère extérieure : du mercantilisme des pays de la péninsule ibérique, au capitalisme autocentré durant les Trente glorieuses, en passant par le colonialisme de l'Angleterre victorienne, il n'existe pas de rapports uniformes entre le cœur et la périphérie du capitalisme, mais un mélange successif de rapports qui tous trouvent leurs ressorts spécifiques dans ces différentes nécessités internes à l'accumulation du capital. C'est pourquoi, l'article introductif à ce débat paru dans le numéro précédant de cette revue (mais aussi tous nos textes de base) commet une grosse erreur théorique en reprenant la définition beaucoup trop restrictive de l'impérialisme donnée par Rosa Luxemburg. En effet, selon cette définition, tous les conflits entre grandes puissances, pour d'autres raisons que la lutte pour des marchés extra-capitalistes, ne rentreraient pas dans cette caractérisation d'impérialistes !
39 Au XIXe siècle, là où les marchés coloniaux interviennent le plus, TOUS les pays capitalistes NON-coloniaux ont connu des croissances nettement plus rapides que les puissances coloniales (71% plus rapide en moyenne). Ce constat est en réalité valable pour toute l'histoire du capitalisme : "en comparant les taux de croissance pour le XIXe siècle, il apparaît qu'en règle générale les pays non coloniaux ont connu un développement économique plus rapide que les puissances coloniales. (...) Cette règle reste en grande partie valable au XXe siècle" (Paul Bairoch, "Mythes et paradoxes de l'histoire économique", p. 111). Ceci s'explique aisément pour plusieurs raisons sur lesquelles nous ne pouvons nous étendre ici. Signalons simplement, qu'en règle générale, toute vente de marchandise sur un marché extra-capitaliste sort du circuit de l'accumulation, et donc, tend à freiner cette dernière. En quelque sorte, tout comme la vente d'armement profite au capitaliste individuel, mais correspond à une perte sèche pour le capital global (car ce type de marchandise n'est pas réinsérée dans le circuit de l'accumulation), la vente de marchandises à l'extérieur du capitalisme pur permet bien aux capitalistes individuels de réaliser leurs marchandises, mais elle freine l'accumulation globale du capitalisme, car cette vente correspond à une sortie de moyens matériels du circuit de l'accumulation. Dès lors, notre plateforme contient une troisie erreur théorique et factuelle lorsqu'elle affirme que la prospérité du capitalisme serait due aux débouchés extra-capitalistes : "Le capitalisme se développe dans un monde non-capitaliste, et c'est dans ce monde qu'il trouve les débouchés qui permettent ce développement. Mais en généralisant ses rapports à l'ensemble de la planète et en unifiant le marché mondial, il a atteint un degré critique de saturation des mêmes débouchés qui lui avaient permis sa formidable expansion du 19e siècle".
40 Marx, Grundrisse (Manuscrits de 1857-58), La Pléiade, Économie II : 272-273.
41 Dès lors, notre plateforme contient une quatrième erreur théorique en liant strictement l'avènement de la décadence du capitalisme à la saturation des marchés extra-capitalistes : "Le capitalisme se développe dans un monde non-capitaliste, et c'est dans ce monde qu'il trouve les débouchés qui permettent ce développement. Mais en généralisant ses rapports à l'ensemble de la planète et en unifiant le marché mondial, il a atteint un degré critique de saturation des mêmes débouchés qui lui avaient permis sa formidable expansion du 19e siècle".
42 Sur toutes ces questions - qu'il est impossible de développer dans le cadre de cet article -, nous renvoyons le lecteur à nos deux séries d'articles sur ‘La décadence du capitalisme' parues dans les Revues Internationales n°54, 55, 56, et n°118, 119, 121 et 123.
43 Marx, Théories sur la plus-value, livre IV, Éditions sociales, tome 2 : 559-560.
44 Source : A. Parienty, Productivité, croissance, emploi, collection CIRCA, A. Colin 2005, p.94.
45 Certaines de ces idées étaient déjà développées il y a une vingtaine d'années dans notre article du n°56 de cette revue : "C'est également au cours de la seconde guerre mondiale que la bourgeoisie aux Pays-Bas planifie avec les syndicats la hausse progressive des salaires selon un coefficient qui est fonction de la hausse de la productivité tout en lui étant inférieure (...) C'est au cours de la seconde guerre mondiale, c'est-à-dire au somment de la défaite ouvrière qu'est conçu, discuté et planifié au sein des pays développés la mise en place du système actuel de sécurité sociale ... A la demande du gouvernement anglais, le député libéral Sir William Beveridge rédige un rapport, publié en 1942, qui servira de base pour édifier le système de sécurité sociale en GB mais inspirera également tous les systèmes de sécurité sociale des pays développés". Pourtant acceptées de publication, elles n'avaient ni été comprises, ni suscité de débat à l'époque.
46 Tiré de l'article publié dans Internationalisme n°46 (mai 1952) : L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective et rédigé par notre fondateur Marc Chirik (cf. Revue n°65 et 66 pour une évocation de son apport théorique et organisationnel dans le mouvement ouvrier).