MAI 68 : Un véritable combat de la classe ouvrière ouvrant une perspective pour le prolétariat mondial

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Lors des grèves de décembre contre le plan Juppé, toute la bourgeoisie et ses médias ont orchestré un gigantesque battage idéologique visant à faire croire que, grâce aux syndicats, la classe ouvrière était en train de développer un combat comparable à celui qu'elle avait mené en mai 68. Une telle campagne, basée sur une falsification éhontée de l'histoire, n'avait qu'un seul but : dénaturer la signification et la dynamique du mouvement de mai 68 pour attaquer la conscience et la mémoire du prolétariat. En faisant une comparaison entre mai 68 et le mouvement contre te plan Juppé, il s'agissait pour la bourgeoisie d'inoculer le mensonge suivant lequel les syndicats auraient été à l'initiative du formidable mouvement de mai 68. Le but de la manoeuvre visait ainsi à mystifier les ouvriers afin de les pousser à s'engager dans un combat prématuré, téléguidé de bout en bout par les forces d'encadrement capitaliste.

 

Face à une telle campagne mensongère, l'article que nous republions ci-dessous rappelle ce que fut réellement Mai 68 : au delà de sa signification historique pour le prolétariat mondial, ce mouvement a révélé la véritable nature de classe des syndicats : des organes de l'Etat capitaliste dont la seule fonction consiste à saboter la reprise des combats ouvriers.

 

 

 

Après avoir massacré physiquement la classe ouvrière pendant les années 20 à la suite de la vague révolutionnaire du premier après-guerre, après l'avoir démoralisée et complètement déboussolée au nom de la "défense de la patrie socialiste russe" et de "l'anti-fascisme" dans les années 30, après l'avoir précipitée dans les charniers de la seconde Guerre mondiale, la bourgeoisie confondait l'épuisement du prolétariat avec son asservissement. Ivre de la "prospérité" de l'après-guerre fondée sur des millions de cadavres, elle se croyait devenue immortelle et se moquait ouvertement de la classe porteuse du communisme et de sa conception du monde, le marxisme.

 

Dans cette illusion, elle était confortée par les écrits de l'intelligentsia universitaire, les "autorités" en matière de pensée "révolutionnaire", les Castoriadis, les Marcuse et leurs héritiers, petits fils de la canaillerie stalinienne qui, forts de leur prestige, prononcèrent le requiem du marxisme, pour le plus grand plaisir de leurs maîtres. Ces intelligences avaient "découvert" que désormais le capitalisme pouvait se développer sans crise. Pour elles, le prolétariat avait été "récupéré", intégré au système, il s'était "embourgeoisé". Dans le même cercueil, elles rangèrent la lutte de classe et la nature révolutionnaire du prolétariat. Car tel est le rêve illusoire de la bourgeoisie.

 

Mai 68 : la fin des mystifications sur la disparition du prolétariat.

 

Le mouvement de Mai 68 allait sonner le glas de ces illusions. Le repas de funérailles n'était pas encore desservi que le défunt, bien vivant, mettait fin au banquet. Et de quelle façon ! Pour son premier réveil après plusieurs décennies de torpeur, le prolétariat mondial allait mener en France la plus grande grève de son histoire : 9 millions d'ouvriers, la presque totalité de la classe ouvrière du pays, bloquant la production pendant près d'un mois. Pour la première fois de l'histoire, le vieux mythe du syndicalisme révolutionnaire du début du siècle, la "grève générale", semblait prendre corps. Comment en étions-nous arrivés là ?

 

Nous ne pouvons évidemment pas, dans le cadre de cet article, faire un historique, même résumé, de ces événements[1]. Nous nous contenterons d'indiquer quelques uns des faits les plus importants permettant aux lecteurs qui ne les ont pas vécus de s'en faire une idée. Même si la grève de mai 68 a surpris presque tout le monde et notamment la plupart de ses protagonistes, on ne peut dire qu'elle a éclaté comme un éclair dans un ciel bleu. En fait, depuis plus d'un an, il s'était développé en France toute une série de conflits sociaux, tels que grèves, occupations, manifestations, heurts avec la police (Dassault-Bordeaux début 67 ; Renault-Le Mans, Rhodia, Berliet-Venissieux en automne 67, Caen, Fougères, Quimper, Redon, début 68) qui révélaient un profond mécontentement ouvrier. Mais l'événement qui agit comme détonateur en mai 68, c'est la répression qui s'abat au début du mois sur les étudiants. Parmi ces derniers, l'agitation s'était développée à partir de fin mars, notamment à l'université de Nanterre. Le 2 mai, cette université est occupée par les CRS et fermée. En protestation quelques centaines d'étudiants occupent la cour de la Sorbonne le lendemain : ils en sont chassés par les CRS qui procèdent à des arrestations. Le mot d'ordre : "Libérez nos camarades" mobilise des dizaines de milliers d'entre eux toute la semaine suivante jusqu'aux barricades du 10 mai qui donnent lieu à une répression policière sauvage. Face à la colère qui s'empare de la grande majorité de la population et particulièrement de la classe ouvrière, les centrales syndicales appellent à des manifestations pour le 13 mai. Malgré la libération précipitée des détenus, ces manifestations revêtent une ampleur sans précédent : presque 1 million de personnes à Paris.

 

Ainsi, une agitation étudiante, dans l'ensemble moins importante que celle qui s'est déroulée auparavant dans beaucoup d'autres pays a abouti, par la grâce d'une série de maladresses d'un gouvernement dépassé par la situation, et d'une répression aussi brutale que stupide, à la mobilisation de millions d'ouvriers. Mais l'incompétence et la surprise des autorités n'expliquent pas tout. Derrière cette énorme mobilisation se trouve un mécontentement beaucoup plus profond qui ne tarde pas à s'exprimer.

 

Dès le lendemain, la grève est déclenchée spontanément à Sud-Aviation Nantes, puis à Renault-Cléon. Le 16 mai, c'est au tour de Renault-Billancourt, l'usine phare de la classe ouvrière, d'entrer dans la lutte, ce qui constitue un signal attendu par des millions d'ouvriers pour se lancer.

 

Prise au dépourvu par cette grève qui s'étend comme une traînée de poudre dans tout le pays, la CGT lance le même jour un "appel à la lutte". Comme on le dit alors : "elle prend le train en marche". Les autres centrales l'imitent. Toutes n'ont plus qu'une préoccupation : reprendre le contrôle d'un mouvement qui s'est déclenché indépendamment, quand ce n'était pas contre, leur volonté. Elles s'y emploient avec ardeur notamment en prenant en charge systématiquement les occupations des usines qui, derrière les piquets syndicaux, deviennent de véritables prisons pour les ouvriers. Pour les syndicats et le PCF, il s'agit, au nom de la "protection de l'outil de travail" contre "les provocateurs" qui auraient "infiltré" les étudiants, d'éviter que les groupes "gauchistes" (maoïstes et trotskistes) dont ils craignent la concurrence, et surtout les révolutionnaires, ne viennent "contaminer" les ouvriers. Il s'agit surtout de diviser, d'isoler les différents secteurs de la classe ouvrière, chacun dans son coin, pour empêcher celle-ci de se constituer eh une force unie qui représenterait un danger bien plus important pour la bourgeoisie et serait bien plus difficile à vaincre par cette dernière.

 

Ces manoeuvres ne suffisent pas à empêcher l'extension du mouvement -laquelle se poursuit jusqu'à la fin du mois- ni le déroulement, souvent dans les facultés occupées, de nombreuses discussions impliquant des dizaines de milliers d'ouvriers et abordant toutes sortes de sujets intéressant la classe ouvrière : le rôle des syndicats, les conseils ouvriers, la révolution, comment lutter aujourd'hui etc..

 

Avec un certain retard sur le PCF et les syndicats, les autres secteurs de l'appareil politique bourgeois reprennent leurs esprits. Le 24 mai, le gouvernement, en même temps qu'il provoque une nouvelle fois les étudiants en expulsant Cohn-Bendit, le leader des étudiants de Nanterre, propose l'ouverture de négociations réclamées à cor et à cris par les syndicats. Les 25 et 26 mai, tous les dirigeants des centrales syndicales et des organisations patronales élaborent, sous la présidence de Pompidou, premier ministre, les accords dits de "Grenelle" destinés à brader la grève ouvrière. Ces accords, s'ils comportent une augmentation de 35% du salaire minimum (ce qui ne concerne que 7% de la classe ouvrière) ne proposent que 10% d'augmentation ce qui équivaut, compte tenu d'une perte moyenne de 4% du salaire due à la grève et aux hausses de prix qui s'annoncent, une élévation du pouvoir d'achat bien moindre que celle des années précédentes (qui déjà n'étaient pas fameuses).

 

Les ouvriers ressentent ces accords comme une gifle. Venu les présenter à Renault-Billancourt le matin du 27 mai, Séguy, secrétaire général de la CGT, se fait abondamment siffler. Il ne réussit à sauver sa mise qu'en se désolidarisant d'un texte qu'il a élaboré pendant deux jours avec ses comparses du patronat et du gouvernement et alors qu'il a déclaré aux journalistes quelques heures auparavant : "La reprise ne saurait tarder". Pour ne pas perdre le contrôle de la situation, la CGT reprend à son compte le mot d'ordre : "Le combat continue ! " pendant que d'autres forces bourgeoises "de gauche" viennent compléter son travail de sabotage. C'est ainsi que le même jour se tient au stade Charléty, à Paris, un grand rassemblement destiné à récupérer derrière une "alternative de gauche" les ouvriers écoeurés par les manoeuvres de la CGT. On y retrouve côte à côte la CFDT (syndicat proche du parti socialiste mais qui, durant les grèves s'est donné des airs de "radicalisme" vis-à-vis de la CGT), les groupes gauchistes (maos, trotskistes et anarchistes), Cohn-Bendit (rentré illégalement en France) et Mendès-France (ancien Président du Conseil). La CGT n'est pas en reste : le 29 elle organise une grande manifestation à Paris où elle fait acclamer le slogan "Gouvernement populaire".

 

Le 30 mai c'est aux autorités officielles de repasser à l'offensive. De Gaulle fait un discours où il annonce la dissolution de l'assemblée nationale et la tenue d'élections fin juin. En même temps ses troupes sont rameutées et participent à une grande manifestation sur les Champs Elysées. Le gouvernement appelle à ouvrir des négociations branche par branche. Les syndicats et en particulier la CGT se précipitent sur cette opportunité permettant de faire reprendre les secteurs (tel EDF-GDF) où les propositions patronales vont au delà des accords de Grenelle. Ils renforcent cette pression en faveur de la reprise par toutes sortes de manoeuvres comme la falsification des votes, les mensonges sur de prétendues "reprises", l'intimidation au nom de la lutte contre les "provocateurs gauchistes". Un de leurs grands arguments est qu'il faut reprendre le travail afin que les élections, sensées "compléter la victoire ouvrière", puissent se dérouler normalement. "L'Humanité" titre : "Forts de leur victoire, des millions de grévistes reprennent le travail". Malgré cela, de nombreuses poches de résistance se maintiennent, comme à Renault-Flins, Peugeot-Sochaux, où la répression fait plusieurs morts, ainsi qu'à Citroën-Javel, où le travail ne reprend qu'après le 1er tour des élections le 23 juin.

 

Finalement, la formidable grève de mai-juin 68 devait aboutir à une défaite pour la classe ouvrière. Mais ce fut une expérience incomparable où des millions d'ouvriers ont été confrontés aux problèmes qui se posent à leur classe, où en particulier ils ont dû affronter le sabotage des syndicats (de nombreuses cartes syndicales furent déchirées en juin 68). Mais surtout, Mai 68, par son ampleur, révélait qu'il ne s'agissait pas d'une simple péripétie "française" de l'agitation estudiantine des années 60, la révolte contre la "société de consommation" ou la "société du spectacle". C'était bien une nouvelle période qui s'ouvrait dans l'histoire du prolétariat mondial.

 

La reprise historique du prolétariat mondial

 

Cette nouvelle période, seuls pouvaient en prévoir et reconnaître la venue ceux, les révolutionnaires marxistes, qui savaient que le capitalisme décadent est totalement incapable de surmonter ses contradictions économiques. C'est ainsi qu'en janvier 68, nos camarades d"'Internacionalismo" au Venezuela (groupe précurseur du CCI) pouvaient écrire dans le n°9 de leur revue :

 
  • "L'année 67 nous a laissé la chute de la Livre Sterling et 68 nous apporte les mesures de Johnson (...) voici que se dévoile la décomposition du système capitaliste, qui, durant quelques années, était restée cachée derrière l'ivresse du "progrès" qui avait succédé à la seconde guerre mondiale."
 

Sur cette base, nos camarades saluaient l'année 68 car elle devait se signaler par un surgissement mondial des luttes ouvrières stimulées par l'aggravation de la crise.

 

Pour sa part, évidemment, l'intelligentsia tentait encore de pérorer. En particulier, en s'appuyant sur le rôle de détonateur joué par l'agitation des étudiants et sur le succès du verbiage révolutionnaire en leur sein, elle surévaluait complètement leur rôle dans les événements de mai afin de rabaisser celui de la classe ouvrière. Ainsi, Castoriadis éructait péniblement : "Il est de première importance de dire bien haut et avec calme qu'en Mai 68, le prolétariat n'était pas l'avant-garde révolutionnaire de la société, qu'il n'était que l'arrière-garde muette ".

 

L'insistance avec laquelle cet idéologue patenté s'efforce d'appeler la bourgeoisie à garder son calme est touchante : le prolétariat n'existait pas puisque lui-même l'avait enterré !

 

La bourgeoisie ne manquait pourtant pas de raisons pour s'affoler. Car la vague de luttes qui commença en France en mai 1968 allait secouer le monde jusqu'en 1974 : d'Italie en Argentine (1969), d'Espagne en Pologne ( 1971 ) en passant par la Belgique et la Grande-Bretagne (1972), en Scandinavie et en Allemagne, la classe ouvrière allait démontrer dans la réalité sociale cette vérité que permet de prévoir la vision marxiste et qui avait tant fait rire la bourgeoisie : "Mai 68 est la première riposte importante de la classe ouvrière à un processus de crise aiguë du système capitaliste dont l'approfondissement inévitable verra se radicaliser les luttes prolétariennes jusqu'à déboucher sur la Révolution mondiale." (Révolution Internationale Ancienne série, n° 3, p. 48).

 

Le marxisme avait permis de prévoir l'inévitable crise économique qui allait permettre de poser la question de la destruction du système capitaliste.

 

Il avait aussi permis de prévoir le retour fracassant du prolétariat sur la scène de l'histoire, pour mener à bien cette destruction et construire la société communiste.

 

Mais alors que ceux qui l'avaient enterré parlaient de révolution en mai 68 -dans le but de souligner son échec et par là rendre illusoire et utopique l'idée-même de révolution-, le marxisme ne permettait pas cette impatience : si le prolétariat s'était affirmé à nouveau après cinquante années de contre-révolution, il n'avait cependant pas atteint, ni en France en 68, ni mondialement, la maturité nécessaire pour s'imposer à la bourgeoisie et lui livrer les combats décisifs qui décideront du destin de l'humanité : socialisme ou barbarie généralisée.

 

La révolution sera nécessairement l'oeuvre consciente de l'immense majorité des travailleurs et cette conscience ne peut se forger qu'à travers une longue série de luttes de plus en plus radicales, répondant à une dégradation de plus en plus profonde des conditions d'existence de la classe ouvrière (...)

 

La méthode marxiste est vivante, ses fossoyeurs sont mal en point. C'est elle qui a permis aux révolutionnaires de ne pas céder aux chants de sirène des visions modernistes, c'est elle qui leur a permis de comprendre et d'intervenir dans les luttes du prolétariat. Par le cadre international et historique qu'elle exige, elle seule peut permettre aux révolutionnaires de participer concrètement, théoriquement, à l'achèvement de ce processus réenclenché en 68 par la classe ouvrière, et rendre ainsi possible le triomphe de la Révolution mondiale.

 

"Révolution Internationale" n°254 Mars 1996

 

 

[1] Nous recommandons tout particulièrement à nos lecteurs le livre de Pierre Hempel : "Mai 68 et la question de la révolution"

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