Le syndicalisme : une arme de la bourgeoisie

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Le prolétariat peut-il encore se servir des syndicats ou les reconquérir à son service ? Le syndicalisme, fût-il «radical» ou «de base», figure-t-il la forme d'organisation adaptée au contenu des luttes ?

XIXe siècle : les syndicats, des instruments pour la lutte et l'unification du prolétariat

Au siècle dernier, les syndicats étaient vraiment des organisations qui regroupaient les ouvriers et qui leur permettaient d'organiser leurs luttes en vue d'obtenir des réformes (augmentations de salaire et diminution du temps de travail). Dans le contexte d'un mode de production en plein développement et ne connaissant que des crises cycliques de courte durée, ces luttes syndicales parvenaient effectivement à arracher à la bourgeoisie des avantages substantiels et durables. Le fait même d'avoir obtenu le droit (reconnu en 1824 en Angleterre) ou la simple possibilité de former des syndicats pour lutter représentait une victoire, et non des moindres, arrachée à la bourgeoisie de haute lutte. Les syndicats traduisaient l'effort souvent héroïque des ouvriers pour s'unir en vue de lutter et donc de se constituer en classe qui défend ses intérêts face à la bourgeoisie. Les ouvriers s'organisaient par corporations, se soutenant dans leurs luttes d'une corporation à l'autre, et même d'un pays à l'autre, par le biais, par exemple, des caisses de secours. Il s'agissait alors de faire plier tel patron ou telle branche d'industrie et de les contraindre à accorder de meilleures conditions de vie et de travail. Cela était alors possible. Marx et Engels soulignent l'importance des syndicats et l'unification de la classe ouvrière que leurs luttes permettaient :

  • «Les syndicats et les grèves qu'ils entreprennent ont une importance fondamentale parce qu'ils sont la première tentative faite par leurs ouvriers pour supprimer la concurrence. Ils impliquent en effet la conscience que la domination de la bourgeoisie repose nécessairement sur la concurrence des ouvriers entre eux, c'est-à-dire sur la division du prolétariat et sur l opposition entre groupes individualisés d'ouvriers. » (Marx-Engels, «Le syndicalisme», Ed. Mas-péro.)

Mais cette forme d'organisation comportait des limites : «Il est évident, écrivaient encore Marx et Engels dans le même texte, que tous ces efforts ne peuvent modifier la loi économique qui règle les salaires en fonction de l'offre et de la demande sur le marché du travail». Ainsi, Marx et Engels mettent déjà en garde face à cette tendance des syndicats à se borner «à régulariser le salaire moyen et à fournir aux ouvriers, dans leur lutte contre le capital, quelques moyens de résistance» et qui les amène à oublier le but final du mouvement : la lutte pour l'abolition du système salarial tout entier.

Cette période ascendante du capitalisme permettait aussi à la classe ouvrière d'envoyer des représentants au Parlement. En effet, la bourgeoisie de cette époque était encore divisée en fractions les unes plus progressistes et les autres réactionnaires. La classe dirigeante d'alors, par exemple, luttait encore contre les représentants des classes hégémoniques de l'Ancien Régime, dont le pouvoir économique demeurait encore puissant et contre les fractions les plus rétrogrades de sa propre classe. Si, à cette époque, il était possible d'avoir ces deux formes de lutte, la lutte au Parlement et la lutte pour des réformes économiques ne pouvaient être comprises que comme faisant partie du même mouvement : celui de la lutte d'une classe contre une autre. En 1905, les grèves de masse qui explosent en Russie viennent illustrer et confirmer cette tendance du syndicat à vouloir enfermer la lutte ouvrière dans les limites de la lutte pour des réformes. Ainsi, à l'heure où l'évolution du capitalisme oriente la classe ouvrière vers la lutte révolutionnaire, le syndicalisme devient un frein à cette lutte. «La grève de masse, telle que nous la montre la révolution russe de 1905 est un phénomène si mouvant qu 'il reflète en lui toutes les phases de la lutte politique et économique, tous les stades et tous les moments de la révolution (...) Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l'une sur l'autre (...). La loi du mouvement de ces phénomènes apparaît clairement; elle ne réside pas dans la grève de masse elle-même, dans ses particularités techniques, mais dans le rapport des forces politiques et sociales de la révolution. » (Rosa Luxemburg, «Grève de masse, parti et syndicats».)

Les syndicats ne voient pas ce mouvement irréversible qui accompagne le déclin du capitalisme. Ils se figent sur la lutte pour les réformes, sur les grèves préparées et organisées méthodiquement en vue d'arracher des réformes. En 1906, le congrès syndical de Cologne interdit même la discussion sur la grève de masse dans un moment où la classe ouvrière essaie d'en tirer les leçons.

XXe siècle : les syndicats, instruments de la division et du sabotage des luttes

Les syndicats ont donc été une arme véritable pour les luttes de la classe ouvrière. Mais les limites qu'ils portaient en eux font que, avec le changement de période, ils vont devenir de simples freins d'abord (1905), puis de véritables entraves au point d'être récupérés tout simplement par l'Etat bourgeois, quand l'ère des réformes s'achève et que se pose la nécessité de la lutte révolutionnaire. Les syndicats, dans leur très grande majorité, vont d'ailleurs clairement se placer dans le camp capitaliste en 1914, en soutenant dans tous les pays les efforts de guerre de leur bourgeoisie nationale et en appelant les ouvriers à participer au premier holocauste mondial. Ils confirmeront leur nature bourgeoise dès 1919 en s'affirmant les ennemis résolus, aux côtés de l'Etat, de la lutte révolutionnaire des ouvriers d'Allemagne. «Rappelez-vous, camarade, quelle situation régnait en Allemagne avant et pendant la guerre. Les syndicats, uniques moyens d'action mais bien trop faibles, machines improductives entièrement aux mains des chefs qui les faisaient fonctionner au profit du capitalisme. Puis, ce fut la révolution. Les chefs et la masse des syndiqués transforment ces organisations contre celle-ci. La révolution est assassinée avec leur concours, avec leur appui, par leurs chefs, et même par une partie des syndiqués de base. Les communistes voient leurs propres frères fusillés avec la bénédiction des syndicats. Les grèves en faveur de la révolution sont brisées.» (Gôrter, «Réponse à Lénine».)

Dès lors, le syndicalisme sert à encadrer la classe ouvrière, à saboter sa lutte, à l'enfermer dans le cadre désormais trop étroit du capitalisme et de sa légalité. Un syndicalisme au service des intérêts ouvriers n'est plus possible. Ce ne sont pas seulement les syndicats qui sont pourris mais la forme syndicale elle-même qui n'est plus adaptée. Dans la période de décadence du capitalisme, il n'y a plus de programme minimum à défendre, plus de possibilité d'obtenir des réformes durables, pour la classe ouvrière. Le prolétariat doit désormais lutter pour le programme maximum, pour l'abolition de l'esclavage salarié, en détruisant le capitalisme. Une lutte de cette envergure ne peut se dérouler dans le cadre des organisations syndicales qui avaient surgi au siècle dernier pour l'obtention de réformes. Croire qu'on peut aujourd'hui encore utiliser les syndicats pour développer la lutte, c'est se bercer d'illusions sur la possibilité d'arracher au capitalisme décadent des réformes durables comme au XIXe siècle. Ainsi, en 1936, six mois après les accords de Matignon, les augmentations de salaires étaient déjà annulées par l'inflation.

De plus, le syndicalisme enferme aussi la classe ouvrière dans une situation de faiblesse, de manque de confiance en elle, puisqu'il demande aux ouvriers de confier l'organisation de leur lutte à des «spécialistes» qui pensent et négocient à leur place.

La forme syndicale correspond encore à l'illusion qu'une minorité combative organisée peut préparer, éventuellement déclencher et organiser, les luttes. Or, dans la période de décadence du capitalisme, les luttes ne se décrètent pas et l'organisation jaillit du sein-même de la lutte. Les seuls grands combats depuis la fin des années 60 ont été des grèves qui sont parties spontanément et se sont donné comme base d'organisation non pas la forme syndicale, mais celle des assemblées générales, où tous les ouvriers débattent ensemble, avec des comités élus et révocables pour centraliser la lutte. Depuis 1968, ce sont toutes ces illusions sur le syndicalisme qui ont permis à la bourgeoisie de saboter et de conduire toutes les luttes ouvrières à la défaite.

Mais, à travers les hauts et les bas des mouvements revendicatifs, dans tous les pays a mûri progressivement la conscience que les syndicats sont l'instrument de division et de sabotage des luttes par l'Etat bourgeois. La grande grève de mai 1968, en France est déclenchée malgré les syndicats ; en Italie, au cours des grèves de l'»automne chaud» de 1969, les travailleurs chassent les représentants syndicaux des assemblées générales de grévistes ; en 1973. les dockers d'Anvers en grève s'attaquent au local des syndicats ; dans les années 70, en Grande-Bretagne, les ouvriers malmènent souvent les syndicats, qui se font conspuer dans les luttes ; c'est ce même rejet des syndicats qui s'exprime également en France en 1979 dans la lutte des sidérurgistes de Longwy-Denain ; en août 1980, en Pologne, les ouvriers prennent eux-mêmes la direction de leur combat et organisent la grève de masse sur la base des assemblées générales souveraines et des comités élus et révocables (les MKS) : micros et haut-parleurs sont de rigueur pendant les négociations pour permettre à tous les ouvriers d'y participer, d'intervenir et de contrôler leurs délégués.

La bourgeoisie s'inquiète de ce phénomène montant de méfiance et de rejet de ses forces d'encadrement en milieu ouvrier, surtout dans une période où elle sait parfaitement que la crise de son système va obliger les ouvriers à se lancer dans des combats de plus en plus larges, massifs et généralisés, à la mesure des attaques dont ils sont l'objet. Il n'est donc pas étonnant de voir la bourgeoisie déployer beaucoup de zèle pour remédier à ce discrédit croissant des syndicats en s'efforçant de les renforcer (...). Pour ce faire, la classe dominante travaille à radicaliser ses syndicats, à les orienter vers un travail «de base», «à l'écoute» des ouvriers, afin qu'ils ne se laissent pas déborder par des mouvements de combativité incontrôlés.

Pour enfermer les ouvriers dans l'idéologie du syndicalisme, elle ne se contente pas seulement de redorer le blason des grandes centrales. Elle entretient aussi la fausse opposition base syndicale/dirigeants, de même qu'elle a montré sa capacité à créer de toutes pièces des structures de type syndical, présentées soi-disant comme une «alternative» aux syndicats officiels : les «coordinations» (comme celles de la SNCF en 1986 ou des travailleurs de la santé en 1988). C'est sur cette longue expérience de sabotage de ses luttes par les syndicats que la classe ouvrière doit s'appuyer aujourd'hui pour briser le carcan que lui impose la bourgeoisie, pour prendre elle-même ses combats en main, les élargir, et s'affronter à l'Etat bourgeois.

"Révolution Internationale" n°215

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