Soumis par Révolution Inte... le
Dans un article précédent, 1 nous avons dénoncé les récentes inondations catastrophiques de Valence (en Espagne) et avons souligné l’incompétence crasse de la bourgeoisie à la fois pour prévenir et pour réagir efficacement face à une catastrophe qu’elle nous présente comme le résultat de « l’imprévisibilité de la nature » et de « l’impact d’une mauvaise gestion ». Les chiffres sont absolument effrayants : plus de 200 morts, plus de 850 000 personnes directement affectées, des dizaines de milliers de maisons et de véhicules endommagés, l’effondrement des transports, des pôles d’entreprise et d’enseignement, des conséquences psychologiques traumatisantes pour les habitants…
En 2021, nous avions assisté à un phénomène similaire en Allemagne et dans d’autres pays d’Europe centrale, avec plus de 240 morts, des milliers de blessés et des milliards d’euros de dégâts matériels. L’ampleur de ces deux catastrophes a suscité le désespoir et la colère de personnes indignées.
Déjà en Allemagne, les médias soulignaient le manque de préparation des autorités face au changement climatique : « Les inondations mortelles révèlent les lacunes de la préparation aux catastrophes en Allemagne » ; « Alors que de fortes pluies étaient attendues, de nombreux habitants n’ont pas été prévenus » ; « Les inondations mortelles en Allemagne étaient jusqu’à neuf fois plus probables en raison du changement climatique, et le risque continuera d’augmenter » (CNN). Mais, au-delà des constats résignés de la bourgeoisie, de la recherche de coupables, de l’illusion d’une reconstruction « solidaire » et des promesses solennelles des gouvernements de s’impliquer dans la lutte contre le changement climatique, il faut identifier les causes et les conséquences profondes de ces catastrophes, celles qui se cachent derrière l’horreur des images et l’incurie des autorités.
La décomposition du capitalisme engendre un accroissement des catastrophes
Ces terribles inondations ne sont pas qu’une simple anecdote dans la succession des catastrophes au cours de l’histoire de l’humanité. Dès les années 1980, une tendance se dessine à l’accumulation de toute une série de catastrophes naturelles et des désastres de différents types dans la vie quotidienne des pays centraux du capitalisme : les accidents d’usines Seveso, les catastrophes nucléaires de Three Mile Island et de Tchernobyl, les effets meurtriers des canicules, la résurgence des épidémies, etc. Le système capitaliste avait réussi jusqu’alors à limiter la prolifération de ces phénomènes aux pays périphériques, mais, tout en continuant à s’y multiplier, elles tendaient aussi à s’étendre à l’ensemble de la planète, affectant directement, comme un boomerang, les grandes métropoles au cœur du système.
À la fin des années 1980, après des années de pourrissement du capitalisme en déclin, la situation historique a débouché sur une impasse : face au resurgissement de la crise économique, la bourgeoisie n’a pu concrétiser sa « solution », celle de la mobilisation en vue d’une nouvelle guerre mondiale apocalyptique, du fait même du développement de luttes ouvrières. Le prolétariat, de son côté, s’est mobilisé dans une série de luttes ouvertes importantes à partir de la fin des années 1960, mais n’est pas parvenu à avancer vers une politisation de son combat et des confrontations décisives avec la bourgeoisie. La conséquence de cette impasse dans le rapport de force entre les deux classes antagoniques a été une intensification du processus de putréfaction de la société, notamment illustrée par l’effondrement du bloc capitaliste de l’Est et l’entrée dans un Nouveau Désordre Mondial, 2 une terrible dynamique, apparemment moins directe, mais finalement tout aussi destructrice que la guerre mondiale elle-même !
L’ampleur de la décomposition est parfaitement illustrée, sur un plan strictement écologique, 3 par des manifestations allant de l’expansion de mégalopoles asphyxiantes ou de pollutions de tout genre jusqu’à des phénomènes planétaires comme le changement climatique et l’effet de serre, eux-mêmes exacerbés par la multiplication des effets interconnectés des ravages des guerres et de la crise économique. La bourgeoisie est de plus en plus incapable de dissimuler son impuissance face à la perspective des catastrophes en chaîne à venir.
Alors que le système capitaliste exploite la technologie et les ressources les plus avancées pour s’armer jusqu’aux dents, pour mettre en place des communications transatlantiques instantanées et pour mener les recherches scientifiques et techniques les plus complexes, dans le même temps, il subit l’approfondissement de ses contradictions internes et se trouve dès lors de moins en moins capable de reporter les pires conséquences de celles-ci vers le futur et ne peut empêcher que les effets de décennies de déclin se retournent contre lui.
L’Oxford Environmental Change Institute souligne, à propos des inondations de 2021, que « cela montre à quel point même les pays développés ne sont pas à l’abri de l’impact de conditions météorologiques extrêmes qui, nous le savons, vont s’aggraver avec le changement climatique ». Les phénomènes extrêmes vont devenir de plus en plus fréquents, comme en témoigne la récente succession de sécheresses et d’inondations extrêmes en Méditerranée. À la suite de l’année 2021, une série d’enquêtes scientifiques avaient été commanditées pour tenter soi-disant de prévenir ce type de catastrophes inattendues et l’Agence européenne pour l’environnement avait posé la question : « inondations en 2021, l’Europe tiendra-t-elle compte des avertissements ? » La réponse est clairement non, comme nous l’avons vu à Valence. En réalité, le capitalisme se révèle de plus en plus incapable de répondre aux recommandations scientifiques concernant l’avenir de l’humanité et de la planète.
Tout au contraire, on observe même une tendance à l’abandon de la population par l’État, pas seulement due au manque de préparation, au chaos ou à la détérioration des systèmes d’alerte, mais fondamentalement au manque de moyens et à la manière dont la bourgeoisie esquive le problème, en se refilant la patate chaude des responsabilités entre ses différentes factions régionales ou centrales. Déjà en Allemagne en 2021, la critique était que « les communautés devraient décider comment réagir. Dans le système politique allemand, les États régionaux sont responsables des efforts d’urgence » (BBC News). En Espagne, nous avons assisté à un spectacle similaire, voire pire. Face à cette tendance croissante à l’abandon « ce qui a redonné espoir, c’est l’arrivée de volontaires de toute l’Allemagne sur les lieux de la tragédie, déblayant la boue, parlant aux personnes touchées… et les dons ont atteint des niveaux records » (DW News). De même, la catastrophe en Espagne a généré un élan de solidarité populaire similaire, reflet de la nature sociale de l’être humain. Mais, ce type d’impulsion sociale représente-t-il un espoir pour l’avenir, constitue-t-il la base de la lutte pour une société qui vaincra le capitalisme ?
Avant d’approfondir cette question, il faut constater que, au-delà de la banalisation de ces catastrophes, de leur normalisation, l’idée de « la nécessité de s’adapter aux changements inéluctables » est de plus en plus propagée, de façon à inculquer qu’il est impossible d’anticiper et donc qu’il faudra « faire avec » en espérant circonscrire les effets les plus destructeurs, stimulant ainsi fatalisme et désespoir, le chacun pour soi et la débrouille individuelle face à un système qui se déclare inapte à inverser la tendance. De fait, les sommets mondiaux sur le climat passent du stade d’engagements totalement creux à l’imposture ouverte !
La dernière COP 29, marquée par l’absence d’une grande partie des dirigeants mondiaux, a donné des résultats qualifiés de décevants dans la presse bourgeoise elle-même : « accord honteux » (Greenpeace) ; « une perte de temps totale » (EuroNews). Pour le magazine Nature, les fonds alloués ne convaincront personne et l’accord n’anticipe même pas l’impact du prochain « scénario Trump » ; 4 des chercheurs de Cambridge présents à la COP confiaient : « Je n’ai parlé à aucun scientifique qui pensait que la limite de 1,5 °C était encore réalisable avec les moyens actuels ».
Où se situe l’espoir en l’avenir ?
En Espagne, la réaction spontanée de la population face à la catastrophe a donné naissance à une vague de volontaires et à un élan de générosité pour aider les sinistrés et, face à l’inaction et à l’incompétence de l’État, cela a même généré des slogans tels que « seul le peuple peut sauver le peuple ».
Cette réaction a été exploitée de manière éhontée par différentes factions de la bourgeoisie, de son extrême droite à son extrême gauche, dans une lutte de charognards. Les groupes d’extrême gauche se sont partagés le travail avec les partis de gauche en réorientant de façon subtile la réflexion des travailleurs vers un terrain bourgeois.
Ils ne présentent jamais une analyse sérieuse de l’évolution et de la nature du capitalisme, mais proposent aux travailleurs toutes sortes de fausses alternatives axées sur une « gestion populaire » du système capitaliste. Des groupes comme Izquierda revolucionaria en Espagne, la branche allemande du CIO, ou le WSWS, 5 crachent apparemment du feu contre « l’irresponsabilité et l’inaction criminelle des politiques et autorités » et nous disent d’abord que « le capitalisme est responsable » pour cracher ensuite leur venin mystificateur en affirmant que « ce n’est pas l’establishment, mais le peuple lui-même qui a organisé la solidarité et l’hospitalité et même une partie de l’hospitalité. Les dons, les gens, les services et les secouristes… une solidarité pleine d’espoir “d’en bas” qui doit être démocratisée et coordonnée efficacement ». Une caricature de l’idéologie selon laquelle la solidarité spontanée face à la catastrophe serait une alternative prolétarienne à l’incurie du capitalisme est défendue, par exemple, par les trotskistes de Voix de gauche (Révolution permanente en France) qui disent qu’elle peut provoquer une sorte de « communisme de catastrophe », où « les gens se libèrent des capitalistes et commencent à reconstruire la société de manière collaborative […] quand je ressens le désespoir climatique, je pense à cette perspective de me joindre à d’autres personnes du monde entier pour lutter contre la catastrophe ».
À Valence, nous avons vu comment toute la solidarité, la colère, l’indignation et le désespoir suscités par la catastrophe ont été canalisés dans des campagnes d’unité nationale comme les rassemblements de deuil commun avec des hommes d’affaires aux portes des entreprises en « soutien à Valence » ou « pour le peuple valencien, fier de sa solidarité ». Les anarchistes qui font normalement appel aux « alternatives de quartier » et à l’autogestion se sont lancés dans l’aventure des « réseaux locaux de solidarité, pour l’auto-organisation et l’autonomisation du peuple ». Et la provocation de l’arrivée des autorités a été accueillie par une pluie de boue et d’insultes.
Cependant, il n’y a eu aucun embryon d’approche de classe, aucune protestation contre la pression exercée sur les travailleurs pour qu’ils continuent à travailler, ou contre la perte de salaires, d’allocations de chômage ou d’aides au logement. Les assemblées ou les discussions pour réfléchir sur les causes profondes de la catastrophe étant inexistantes, les gauchistes et les syndicats n’ont eu aucune peine à canaliser une partie de la colère, tandis qu’une partie des habitants s’est égarée dans la pure désorientation, dans les conflits entre partis bourgeois, voire sur le terrain du populisme contre les élites politiques ineptes, « insensibles aux souffrances du peuple ».
Il ne faut avoir aucune illusion sur l’impact de ces réactions immédiates ! Comme les réflexes de survie sociale consistant à aider les autres ne trouve pas à s’exprimer sur un terrain de classe, ils sont immédiatement mis à profit par la bourgeoisie pour désarmer le prolétariat et l’empêcher de développer sa propre réponse de classe ! Ce type d’indignation, de désespoir et de rage spontanés face à la destruction, expriment fondamentalement l’impuissance, la frustration, le manque de perspective face au pourrissement de la société. Les effets de la décomposition du capitalisme, en eux-mêmes, ne constituent pas une base favorable pour une réaction du prolétariat en tant que classe contre le capitalisme, comme les gauchistes veulent nous le faire croire. À la lutte de classe du prolétariat, ils opposent et substituent le magma informe qu’est le « peuple », condamnant ainsi les travailleurs à se diluer dans la masse dominée et impuissante de « ceux d’en bas ».
L’accélération de la décomposition du capitalisme conduira inévitablement à une multiplication de catastrophes de plus en plus terribles face auxquelles les États se montreront de plus en plus incompétents et indifférents. Mais la bourgeoisie exploitera idéologiquement à la fois les effets de la décomposition de son système et les « réactions de solidarité spontanées » pour encadrer la population derrière la défense de l’État, avec de prétendues purges des corrompus ou des promesses d’amélioration de l’efficacité de sa gestion. Mais l’exploitation de la solidarité humaine par la classe dirigeante (des sacrifices volontaires au travail aux campagnes humanitaires pour crédibiliser le système) n’active nulle flamme d’espoir pour l’avenir. Seule la classe ouvrière, par sa lutte contre les attaques envers ses conditions de vie, et la recherche de leur extension et leur unité, de leur politisation, représente l’espoir de renverser cette société pourrie.
Opero, 12 janvier 2025
1) « Inondations à Valence. Le capitalisme est une catastrophe assurée », publié sur le site web du CCI (2024). Au moment où nous écrivons ces lignes, de gigantesques incendies frappent la région de Los Angeles aux États-Unis : l’incurie et l’incapacité croissante de la bourgeoisie à affronter les catastrophes dont son système est l’origine, se sont une nouvelle fois confirmées.
2) Le « Nouvel Ordre Mondial » est une expression inventée par Bush père lors de l’invasion du Koweït, faisant référence à une nouvelle ère dans laquelle les États-Unis étaient censés assurer l’ordre en tant que gendarme du monde.
3) Voir « Sécheresse en Espagne : Le capitalisme ne peut pas atténuer, il ne peut pas s’adapter, il ne peut que détruire », publié sur le site web du CCI (mars 2024).
4) Le « scénario Trump » : la nouvelle administration Trump compte écarter tout discours sur le changement climatique, en implémentant la politique de « drill baby drill » tout en se retirant de tous les traités internationaux combattant le réchauffement climatique. La réponse de Trump aux incendies catastrophiques de Los Angeles donne le ton : Trump n’a pas imputé la responsabilité de l’assèchement des forêts au changement climatique, mais au refus présumé du gouverneur de Californie de libérer des réserves d’eau dans la région, juste pour protéger ce que le nouveau Président appelle un « poisson sans valeur », l’éperlan.
5) Le soi-disant « Comité pour une Internationale ouvrière » ou le « World Socialist Web Site (Comité international de la Quatrième Internationale) ».