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Dans la première partie de cette série d’articles, nous avons examiné le renouveau progressif du mouvement ouvrier en Grande-Bretagne au début des années 1880. Nous avons cherché à le situer à la fois dans le contexte général du développement du mouvement prolétarien international et dans les conditions spécifiques prévalant en Grande-Bretagne. Les conditions objectives d’un tel renouveau, comme l’a montré Engels, se sont développées au cours des années 1880 et se sont manifestées par une recrudescence de la lutte de classe, en particulier vers la fin de la décennie.
Cependant, le développement des conditions subjectives (la création d’une organisation prolétarienne capable de rallier et de diriger la classe ouvrière) s’avéra beaucoup plus difficile. Notre article a retracé l’émergence de la Fédération sociale-démocrate (Social Democratic Federation – SDF) en 1884 sous la direction de l’aventurier Hyndman et a montré comment il a manœuvré pour asseoir sa position et défaire ceux qui s’opposaient à son règne dictatorial et à ses positions chauvines. Nous avons conclu cette première partie par la scission de William Morris, Belfort Bax, Eleanor Marx et Edward Aveling qui fondèrent la Ligue socialiste fin 1884.
Nous reviendrons sur l’évolution de la Ligue socialiste dans une prochaine partie, mais dans le présent article, nous examinerons de plus près la méthode de la SDF dans la seconde moitié des années 1880 et montrerons comment, sous la direction de Hyndman, elle a œuvré à maintes reprises contre le développement du mouvement ouvrier, en renforçant les tendances au sectarisme et à l’isolement en discréditant le socialisme aux yeux de la classe ouvrière.
Quel type d’organisation ?
Pour comprendre le rôle joué par la SDF et la faction de Hyndman en particulier, il faut commencer par examiner le type d’organisation dont le prolétariat avait besoin pour se défendre et faire avancer ses intérêts à la fin du XIXe siècle. C’est sur la base de ces critères que le rôle de la SDF doit être évalué.
Le développement rapide du capitalisme à cette époque a confronté le prolétariat à une bourgeoisie qui tend à devenir plus forte et plus unifiée. Pour lutter efficacement, la classe ouvrière devait répondre de la même manière, en forgeant un instrument avec une base programmatique et organisationnelle claire, qui reconnaissait le lien entre les luttes immédiates de la classe et son objectif à long terme et qui, de manière cruciale, se voyait comme faisant partie d’un mouvement international.
Les partis sociaux-démocrates et, surtout, la Deuxième Internationale, ont été la réponse du prolétariat. Ces organisations n’ont pas été imposées depuis l’extérieur de la classe, comme la bourgeoisie aime à le prétendre, mais « n’ont fait que développer et organiser un mouvement réel qui existait bien avant elle et s’était développé indépendamment d’elle. Pour le prolétariat la question était (comme aujourd’hui) toujours la même : comment combattre la situation d’exploitation dans laquelle il se trouve ». (1) La social-démocratie était une arme créée par le prolétariat pour mener à bien ses luttes. Elle a marqué un progrès crucial par rapport au passé de par son adhésion au marxisme et son rejet de l’anarchisme, par sa défense du cadre unitaire et politique de l’organisation de la classe et par l’établissement des programmes minimum et maximum.
Ces acquis ne sont pas nés spontanément mais ont été le fruit de luttes déterminées et prolongées au sein du mouvement ouvrier, dans lesquelles la responsabilité principale a incombé à plusieurs reprises à l’aile gauche du mouvement, d’abord pour obtenir des avancées et ensuite pour les défendre contre la tendance au compromis et au réformisme stimulée par le développement apparemment illimité du capitalisme et les réformes que ce développement rendait possibles.
L’élection de 1885 : discréditer le socialisme
Les élections britanniques de 1885 sont les premières à avoir lieu depuis la réforme de 1884 qui, bien que n’allant pas jusqu’au suffrage universel, a considérablement étendu le corps électoral et, selon Engels, a rendu probable l’élection d’un certain nombre de dirigeants ouvriers officiels avec le soutien des libéraux. Engels pensait que cela favoriserait le développement du mouvement ouvrier indépendant puisque ces dirigeants « se montreraient rapidement pour ce qu’ils sont ». (2)
La SDF présente trois candidats, deux à Londres et un à Nottingham. Les dépenses de ceux de Londres sont payées par les Tories (Parti conservateur), suite à un accord conclu par la clique de Hyndman dans le dos de l’organe du SDF. Les candidats ont été délibérément placés dans des circonscriptions libérales fortes où ils étaient voués à l’échec et, le jour du scrutin, ils n’ont obtenu que 59 voix à eux deux. Lorsque la nouvelle de l’accord s’est répandue, la presse libérale a monté une campagne virulente, dénonçant la SDF pour avoir accepté « l’or des Tories » et pour avoir fait leur sale boulot. Hyndman et ses partisans ont prétendu qu’il importait peu de savoir à qui ils prenaient de l’argent, mais dans une lettre à Bernstein, Engels expose clairement les conséquences de l’action de Hyndman : « Hyndman, cependant, savait que prendre l’argent des Tories n’entraînerait rien de moins qu’une ruine morale irréparable pour les socialistes aux yeux de la seule et unique classe dont ils pouvaient tirer des recrues, à savoir les grandes masses ouvrières radicales ». (3) Par conséquent, l’emprise des libéraux sur la classe ouvrière fut renforcée et la création d’une organisation indépendante fut repoussée.
La critique d’Engels, mais pas son analyse, est partagée par la Ligue socialiste, dont l’exécutif adopte une résolution déclarant « que cette réunion considère avec indignation l’action de certains membres de la Fédération sociale-démocrate qui trafiquent l’honneur du Parti socialiste, et qu’elle désire exprimer sa sympathie avec la section de la Fédération qui rejette les tactiques de la bande peu recommandable concernée par les récentes procédures ». (4) Un membre éminent de la Ligue, Adreas Scheu, a condamné Hyndman comme étant « un agent payé par les Tories (ou les libéraux-réactionnaires) dans le but de discréditer le socialisme auprès des masses ». (5)
Au sein même de la SDF, comme le note la résolution de la Ligue, les critiques sont également vives. L’un des candidats a affirmé ignorer cette information et écrit à la presse pour dénoncer l’accord ainsi que « les hommes de la classe moyenne de notre mouvement ». (6) L’opposition est particulièrement forte, parmi les sections provinciales et, suite à l’échec d’une tentative de censure de Hyndman lors d’une réunion à Londres, un grand nombre de militants démissionnent, dont la totalité des sections de Bristol et Nottingham.
S’opposer aux grèves et promouvoir les émeutes
Sous l’influence de Hyndman, et malgré la présence de nombreux syndicalistes, la SDF adopte une attitude très critique, voire hostile, à l’égard des syndicats, affirmant aux travailleurs que les grèves sont futiles : « Il n’y a rien dans les grèves elles-mêmes, qu’il s’agisse d’une augmentation des salaires pour tous, ou de l’adoption d’un salaire minimum pour les catégories de travailleurs les plus modestes dans n’importe quel secteur d’activité, qui puisse émanciper les ouvriers sans propriétés ou les rendre moins dépendants de la classe des possédants et des patrons… ». (7) En revanche, la SDF encourage les rassemblements et les manifestations de chômeurs qui ont assisté à des discours révolutionnaires et ont été incités à adopter des résolutions irréalistes.
Peu après le scandale de l’or des Tories, la SDF a appelé à une manifestation de chômeurs à Trafalgar Square, officiellement en opposition à un rassemblement des Tories sur le « commerce équitable » au même endroit. En réalité, selon Karl Kautsky qui a observé l’affaire, la manifestation de la SDF était principalement composée d’éléments du lumpenprolétariat, tandis que la plupart des véritables travailleurs se trouvaient à l’autre réunion. Après un certain nombre de discours « révolutionnaires », la SDF conduit sa manifestation vers Hyde Park et alors qu’ils traversent les rues cossues de Pall Mall et Picadilly, des émeutes éclatent, des vitrines sont brisées et des magasins saccagés. La SDF et, dans une moindre mesure la Ligue socialiste, considèrent l’émeute comme positive. Pour la SDF, elle permet de sauver ses accréditations « révolutionnaires » après le discrédit du scandale de l’or des Tories, tandis que Morris observe que « toute opposition à la loi et à l’ordre nous est utile ». Une fois de plus, c’est Engels qui en saisit les véritables implications : « L’absence de la police montre que le tapage était voulu, mais que Hyndman et Cie soient tombés dans le piège est impardonnable et les marque finalement non seulement comme des imbéciles impuissants, mais aussi comme des scélérats. Ils voulaient laver le déshonneur de leurs manœuvres électorales et maintenant ils ont fait un tort irréparable au mouvement actuel ». (8) Dans une lettre à Bebel, il condamne la SDF qui cherche à devancer le développement réel du mouvement ouvrier et la compare aux anarchistes. Les procès pour sédition qui s’ensuivirent contre Hyndman et d’autres ne furent pas sérieusement poursuivis et n’aboutirent finalement à rien, mais ils contribuèrent grandement à améliorer la réputation de Hyndman parmi les socialistes et les radicaux.
Les débuts d’un mouvement de masse
Tout au long de l’année 1886 et de l’hiver 1887, la SDF continue d’orchestrer des marches et des manifestations de chômeurs. Celles-ci ont souvent lieu en dehors de Londres et sont bien organisées. En l’absence de toute alternative, la SDF commence à jouer un rôle de premier plan au sein de certains pans de la classe ouvrière.
Au cours de la première partie de l’année, Engels se félicite du manque d’impact de la SDF et de la Ligue socialiste sur la classe ouvrière, mais au fur et à mesure que l’année passe, il reconnaît un changement de la situation. En août, il écrit à Bebel : « La Fédération sociale-démocrate a au moins un programme et une certaine discipline, mais aucun soutien de la part des masses ». Un mois plus tard, il reconnaît que Hyndman a renforcé sa position et en novembre, il affirme que « grâce à la stupidité de tous ses rivaux et adversaires, la Fédération sociale-démocrate commence à devenir une puissance ». (9) Cela se traduit par de nouvelles manifestations de chômeurs à Trafalgar Square au cours de ce même mois, qui cette fois se déroulent dans le calme. Le gouvernement leur donne à nouveau un coup de pouce en menaçant d’abord d’empêcher les manifestations par la force, puis en faisant machine arrière. Engels voyait dans ces développements les débuts d’un mouvement en Grande-Bretagne, mais il prenait soin de préciser ce qu’il entendait par là : « La Fédération sociale-démocrate commence à avoir une certaine puissance, car les masses n’ont absolument aucune autre organisation à laquelle se rallier. Les faits doivent donc être rapportés de manière impartiale, en particulier le fait le plus important de tous, à savoir qu’un mouvement ouvrier véritablement socialiste a vu le jour ici. Mais il faut faire très attention à faire la distinction entre les masses et leurs dirigeants temporaires ». (10) En bref, Engels voyait le développement du mouvement se faire en dépit des manœuvres de Hyndman.
Contre l’unité internationale de la classe ouvrière
Malgré la rhétorique « révolutionnaire » brûlante des discours de Hyndman, la SDF s’est alliée au niveau international avec l’aile réformiste du mouvement ouvrier, puisque l’aile révolutionnaire était résolument marxiste. En particulier, la SDF travaille avec les Possibilistes en France, qui défendent le « socialisme municipal » contre le programme marxiste du Parti Ouvrier Français. En mars 1886, Justice publiait un article qui décrivait les Possibilistes comme la principale organisation socialiste en France, ignorant la création d’un groupe ouvrier à la Chambre des Députés quelques mois auparavant.
L’hostilité de Hyndman à la création d’un mouvement marxiste de la classe ouvrière et sa défense efficace des intérêts de la bourgeoisie, atteignent un point culminant lorsqu’il tente de saboter la fondation de la Deuxième Internationale. Il a été aidé en cela par les Possibilistes français qui, après avoir divisé le mouvement ouvrier en France, espéraient faire de même au niveau international.
En octobre 1887, le congrès du Parti social-démocrate allemand (SPD) a adopté une résolution appelant à un congrès international : « Mais comme à peu près à la même époque les syndicats avaient convoqué le congrès de Londres, le parti allemand était prêt à abandonner son congrès, à condition qu’il soit autorisé à y participer – simplement à y participer ! », cependant « Les conditions de participation formulées par le comité syndical ont abouti à l’exclusion de tous les délégués allemands ». (11) Paul Brousse, le leader des Possibilistes, assiste avec d’autres à la conférence et obtient leur soutien sur leur proposition d’organiser un congrès international en 1889, qui exclurait les autres partis ouvriers français.
Malgré cela, le SPD et Engels maintiennent dans un premier temps leurs efforts pour obtenir un congrès international unique. Une conférence à La Haye en février 1889 propose les conditions d’un congrès unique mais est boycottée par les Possibilistes (tandis qu’Engels critique le fait de ne pas avoir invité la SDF). Les Possibilistes lancent alors des invitations à leur congrès tandis que Hyndman attaque publiquement la Conférence de La Haye comme « une sorte de caucus privé » qui répéterait « les misérables intrigues qui ont brisé l’ancienne internationale ». (12) Ces calomnies ont rendu clairs les enjeux de la situation et la conduite à suivre pour Engels, comme il l’écrit dans une lettre à Sorge en juin : « C’est à nouveau la vieille scission de l’ Internationale qui apparaît ici au grand jour, la vieille bataille de La Haye. Les adversaires sont les mêmes, mais la bannière des anarchistes a été remplacée par la bannière des Possibilistes […] Et la tactique est exactement la même. Le manifeste de la Fédération sociale-démocrate, manifestement écrit par Brousse, est une nouvelle édition de la circulaire Sonvillier » (13) (Correspondance choisie).
Engels milite maintenant avec détermination pour un congrès séparé, s’efforçant de gagner les dirigeants du SPD et de transmettre les leçons acquises avec tant de difficultés dans la lutte contre Bakounine au sein de la Première Internationale. En juillet, les congrès marxiste et possibiliste se tiennent à Paris. Le premier réunit 400 délégués de 20 pays, tandis que le second regroupe un ensemble disparate de syndicalistes (dont un certain nombre ont été attirés par le congrès marxiste), de Possibilistes, de la clique de Hyndman et d’anarchistes unis uniquement par leur opposition au marxisme. Le congrès marxiste a réussi à résister aux tentatives des anarchistes de le perturber et a fait en sorte que la Deuxième Internationale soit fondée sur les avancées organisationnelles réalisées par la Première.
Tentative de séparer le mouvement en Grande-Bretagne
Défait au niveau international, Hyndman n’en poursuit pas moins son offensive contre l’unité du mouvement ouvrier en s’efforçant de le diviser en Grande-Bretagne. Cependant, alors que dans le passé il avait souvent pu dominer les mouvements isolés et fragiles des travailleurs, il va maintenant à l’encontre de la marée montante d’un mouvement qui prend de la force à l’intérieur du pays et s’inspire de l’étranger.
Parmi un certain nombre de résolutions adoptées par le congrès fondateur de la Deuxième Internationale, l’une d’entre elles appelait à des manifestations ouvrières internationales le 1er mai. Cette résolution a été soutenue avec enthousiasme par le syndicat Gas Workers and General Labourers qui, grâce à une lutte victorieuse pour obtenir la journée de huit heures pour les ouvriers du gaz, contenait quelque 100 000 membres. Eleanor Marx et Edward Aveling avaient travaillé activement avec le syndicat et leur réussite était telle qu’Hyndman a jugé nécessaire de les calomnier publiquement en les accusant de recevoir de l’argent du syndicat. Le syndicat appelle désormais à une manifestation de masse à Hyde Park, qui ne se tiendra pas le 1er mai mais le dimanche 4, car cela permettra à un plus grand nombre de travailleurs d’y assister. Le London Trade's Council, qui regroupe les vieux syndicalistes conservateurs qui excluent les ouvriers non qualifiés, s’y oppose. Il fait cause commune avec la SDF et cherche à devancer l’appel des ouvriers du gaz en réservant Hyde Park pour le 4 dans le but d’empêcher une manifestation dominée par la classe ouvrière radicale et les marxistes. Cependant, Aveling fait pression sur les autorités pour qu’elles autorisent la manifestation originale, de sorte que le 4 mai, deux manifestations rivales ont lieu. Le résultat est une nouvelle défaite pour Hyndman et ses alliés. Engels, qui a assisté aux manifestations, a rédigé un compte-rendu saisissant qui met clairement en évidence la signification de l’événement : « D’un côté, nous trouvons des ouvriers conservateurs, dont l’horizon ne s’étend pas au-delà du système du travail salarié, et à côté d’eux une secte socialiste faible mais avide de pouvoir ; de l’autre côté, la grande majorité des ouvriers qui avaient récemment rejoint le mouvement et qui ne veulent plus avoir affaire au manchesterisme (14) des vieux syndicats, préférant gagner eux-mêmes leur émancipation complète, avec des alliés de leur choix, et non avec ceux imposés par une minuscule clique socialiste […] Les petits-enfants des vieux Chartistes montent en première ligne. Depuis huit ans, les larges masses sont passées à l’action, tantôt ici, tantôt là. Des groupes socialistes sont apparus, mais aucun n’a pu dépasser les limites d’une secte ; agitateurs et chefs de parti en puissance, simples spéculateurs et carriéristes parmi eux, ils sont restés des officiers sans armée… Le formidable mouvement des masses mettra fin à toutes ces petites sectes et à tous ces petits groupements en absorbant les hommes et en montrant aux dirigeants la place qui leur revient ». (15) Comme pour confirmer ce dernier point, Engels note que trois sections entières de la SDF ont participé à la manifestation marxiste, plutôt qu’à celle organisée par leurs chefs.
Quelques conclusions au sujet d'Hyndman et de la Fédération
L’analyse d’Engels sur les sectes socialistes se confirme dans le cas de la SDF. Depuis sa formation et jusqu’aux dernières années des années 1880, la SDF a maintenu sa position de plus grande organisation socialiste en Grande-Bretagne et a ainsi pu se placer à la tête du mouvement ouvrier lorsque celui-ci a commencé à se développer. C’est à cette époque que les manœuvres de Hyndman étaient largement couronnées de succès, à la fois pour maintenir sa propre domination et pour s’assurer que le mouvement restait suffisamment petit pour qu’il puisse le manipuler. C’est pourquoi il a permis au scandale de l’or des Tories de discréditer le socialisme aux yeux des masses ouvrières et c’est pourquoi il a préféré diriger les marches des chômeurs plutôt que de participer au syndicalisme et aux grèves.
La montée d’un mouvement ouvrier de masse a inévitablement commencé à affaiblir la position de Hyndman et l’établissement de la Seconde Internationale sur une base marxiste a été un sérieux revers, non seulement pour Hyndman mais pour tous ceux qui, comme lui, ont prospéré sur la faiblesse et la division du prolétariat. La manifestation du 1er mai n’a pas seulement exprimé la croissance du mouvement ouvrier en Grande-Bretagne, elle a également témoigné de la nature internationale du prolétariat, puisque la victoire de 1889 au niveau international a ouvert la voie à la victoire de 1890 au niveau national.
Ces défaites ne signifient pas la fin pour Hyndman, au contraire, il continue à travailler contre l’unité du mouvement ouvrier, notamment en cherchant à introduire le poison du nationalisme dans le mouvement socialiste en menant une campagne contre le « militarisme Hohenzollen » et pour un renforcement de la marine britannique, sur laquel nous reviendrons plus tard. Par-dessus tout, l’héritage durable de la domination de Hyndman sur la SDF fut d’inculquer une attitude puriste, « révolutionnaire », parmi les générations successives de militants de la classe ouvrière, y compris parmi ceux qui s’opposaient à Hyndman. Le mouvement révolutionnaire britannique était en proie à la confusion et même à l’opposition au syndicalisme et à l’obtention de réformes immédiates, ce qui a contribué à une situation où les programmes minimum et maximum de la classe ouvrière étaient incarnés dans des organisations séparées et opposées, au grand détriment des deux, et entraînant l’affaiblissement à long terme du mouvement ouvrier en Grande-Bretagne.
Comment alors comprendre Hyndman et la SDF ? Dans la première partie, nous avons identifié Hyndman comme un aventurier qui a fait passer son intérêt personnel avant le mouvement qu’il prétendait soutenir. En fait, ses actions allaient au-delà de cela puisqu’elles coïncidaient objectivement avec les objectifs de la bourgeoisie qui, à maintes reprises, a cherché à détruire le mouvement révolutionnaire de l’intérieur. De plus, ses contacts avec la bourgeoisie, depuis sa rencontre avec Disraeli en 1880 jusqu’à l’accord avec les Tories en 1885, posent des questions sur sa relation avec l’État. Si nous ne sommes pas en mesure de donner une réponse définitive aujourd’hui, nous pouvons noter qu’à plus d’une reprise, ses contemporains l’ont accusé d’être un agent de la bourgeoisie. Engels, pour sa part, a montré qu’Hyndman se situait dans la continuité de Bakounine et qu’au-delà de leurs différences, ils étaient unis dans la haine du marxisme et l’opposition au développement d’un mouvement révolutionnaire basé sur les principes de centralisation et d’internationalisme. Tous deux étaient des parasites du mouvement ouvrier, opposant leur autorité dictatoriale, fondée sur les affinités, le sectarisme et les intrigues, au fonctionnement collectif et formalisé du prolétariat. Tout comme Engels s’est inspiré de l’expérience de la Première Internationale (16) pour armer la Deuxième, les révolutionnaires d’aujourd’hui doivent à nouveau tirer les leçons du passé pour mener la bataille permanente contre le parasitisme politique et tous ceux qui veulent détruire l’organisation révolutionnaire.
Si nous avons identifié Hyndman comme étant opposé à l’avancement du prolétariat et hostile au marxisme, qu’en est-il de la Fédération dans son ensemble ? Peut-elle être considérée comme une organisation prolétarienne ? La réponse est oui et c’est Engels qui nous donne les raisons d’une telle réponse : notamment dans son insistance à distinguer entre la direction et le corps de l’organisation et, plus généralement, dans son analyse de la manière dont la dynamique de la classe ouvrière peut s’emparer des organisations et les transformer. C’est pourquoi il conseille à Bernstein, à la fin de l’année 1887, de traiter la SDF autrement qu’auparavant, et pourquoi, dans une lettre à Sorge, il critique ceux qui ne regardent que la surface et ne voient « que confusion et querelles personnelles » alors que « sous la surface, le mouvement continue [et] embrasse des sections de plus en plus larges ».
Bien que les origines de la SDF se situent dans une pléthore de groupements essentiellement non-prolétariens et qu’elle n’ait jamais dépassé le stade de la secte, ce serait une grave erreur de ne voir que cela. En dépit de ses origines, la SDF était une organisation socialiste et, en de nombreux points, fermement marxiste, même si la direction était tout aussi fermement hostile au marxisme. La vie prolétarienne au sein de la SDF s’exprimait dans la collaboration des membres, surtout en dehors de Londres, avec d’autres socialistes et dans leur participation à la vie et aux luttes de la classe. La contradiction au sein de l’organisation se traduisait par une opposition récurrente à Hyndman, par la formation et le départ régulier de minorités de gauche. C’est à cette opposition et notamment à l’une de ses expressions les plus significatives, la Ligue socialiste, que nous nous intéresserons dans la prochaine partie de cette série.
North, WR n° 205, juin 1997
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1 « Continuité des organisations politiques du prolétariat : La nature de classe de la social-démocratie », Revue internationale n° 50.
2 Engels, lettre à Bebel (octobre 1885).
3 Ibid.
4 Lee et Archbold, Social-Democracy in Britain (1935).
5 Thompson, William Morris : Romantic to Revolutionary (1955).
6 Engels, lettre à Paul Lafargue (octobre 1885).
8 Engels à Laura Lafargue, Œuvres complètes Vol.47
9 Idem
10 Engels à Herman Schluter, Œuvres complètes, vol. 47
11 Engels/Bernstein L’Internationale ouvrière de 1889 /
12 The life of Eleanor Marx, 1855-1898 : a socialist tragedy, Tsuzuki (1967)
13 La circulaire Sonvillier était une attaque de l’Alliance de Bakounine contre la Première Internationale. Voir Revue internationale n°85 « La 1ère Internationale contre l’Alliance de Bakounine ».
14 Le « Manchesterisme des vieux syndicats » est une référence à leur adhésion aux politiques de « libre-échange » d’un groupe d’économistes bourgeois.
15 Œuvres complètes, Vol. 47
16 Pour en savoir plus sur le combat au sein de la Première Internationale, voir les articles dans les Revues Internationales n° 84, 85, 87 et 88.