Et vive la paix

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Une fois de plus, les radios se mirent à braire et les éditions spéciales à fleurir les mains de lecteurs euphoriques. Molotov répondait à Bedell Smith et la paix s'avérait en vigueur un plan Marshall et du pacte à Cinq. Le monde suivait enfin les voies du cœur et de la raison. Ouais …

Il semble bien qu'en cette affaire les diplomates yankees ne se sont pas montrés à la hauteur. Leur intention probable était d'un alibi électoral fourni à l'Administration de Truman. Tout de même que de freiner la fièvre belliciste qui faisait palpiter les états-majors, journalistes et matrones américains. Pratiquement acquis le vote des crédits militaires, la Maison-Blanche se donnait de l'air. Mais elle négligeait ce fait que la situation intérieure de la Russie oblige cette dernière à lancer une offensive "psychologique" de haut style, une offensive pour la paix. L'occasion était belle, qui fut saisie à la note.

Sur la désastreuse conjoncture économique en Russie, la dévaluation de décembre n'a produit qu'un effet de cautère sur une jambe de bois. Et les mieux assis des avoirs privés se sont reconstitués – tel recteur d’académie pouvant, au dernier emprunt, souscrire la bagatelle de cent mille roubles – tandis que la plupart des travailleurs voient leur vie courante encombrée d'obstacles de plus en plus insurmontables. Les commentateurs assermentés près le Plan ont déclaré et répété : "Produisons d'abord des tracteurs, ensuite nous aurons du blé". Mais l’acuité du conflit entre les forces impérialistes, partant le cours vers la guerre, transforme les tracteurs en canons ; et, sans blé, le pain ne s'accumule pas dans les boulangeries. Alors les officiels – Pravda en tête, NKVD en queue – reprennent l'antienne de la gabegie, du manque de civisme de "certains" responsables, lesquels, élevés aux plus hauts postes, sont miraculeusement devenus incapables ou saboteurs. Mais ce refrain est sans doute usé. Lorsque Marshall fit quelques déclarations lénitives, Moscou tendit l’oreille, et l'agréable visite de Bedell Smith fit luire, au Kremlin, son chemin de Damas. Il témoignera publiquement de son amour pour la paix ; cette paix à l’établissement de quoi seule la volonté impérialiste des USA est entrave. Molotov le disait, bien entendu. Et pour imprévue qu'était, en ses termes, la réponse moscovite, ou plutôt l’interprétation qu'on y greffa, ne laissa pas Truman désarmé. Il opéra une réduction de l’international au national en reconnaissance de facto l'État d'Israël et incitant ses compères ou clients de l'ONU à la même opération. Changeant par-là les manchettes des journaux. À quoi, nouvelle mise en demeure de Staline à Maison-Blanche, le très complaisant Wallace comme entregent. Le Kremlin produit ses avantages. Dans le monde entier, et plus encore dans la sphère russe, il se donne comme chercheur de paix dénonçant les fauteurs de guerre : la politique de Truman Marshall. Et désigne les conditions d'une "vraie paix", lesquelles dans le programme électoral de Wallace, ce brave pote qui, du coup, bénéficiera de quelques centaines de milliers de voix.

PS- quelques aspects connexes

Il ne faudrait pas négliger la mention de quelques éléments qui, sans expliquer nécessairement une tentative d’apurement les comptes entre M. et W. ont pu agir sur le cours des événements. Les États-Unis, on sait, ont mis l’embargo sur le matériel militaire en partance pour la Russie. De leur côté, les russes exportent aux E.U. plus grande quantité de pelleteries et moindre de minerais stratégiques. Intéressant, à ce sujet, est de relever, dans les déclarations du ministre du commerce yankee, les propos suivants : "Si les Soviets continuent d’expédier des fourrures et non du manganèse nous serons dans l’obligation de demander le contrôle des importations… les importations de minerais stratégiques en provenance de Russie représentant, à l'heure actuelle, 25 % du volume global des importations aux USA." Et le retour à la raison pourrait bien arranger ces petits différents. La paix assurée, n’est-ce pas, pourquoi donc ne pas échanger, entre soi, de quoi fabriquer force engins de massacres ?

En Chine également, quelque répit était prisé par les camps adverses. Le régime de Tchang-Kaï-Chek est acculé à la catastrophe militaire et économique. Les "rouges" progressent de tous côtés. Et Mao-Tsé-Tung est prêt à imiter son stalinien collègue Markos, à se proclamer chef du gouvernement. Quant au dollar chinois, il en faudra bientôt des millions pour acquérir un seul dollar américain. Cependant, Tchang pratique cette tactique d'occupation des places fortes et d'abandon du reste du territoire, à laquelle la Wehrmacht donna le nom de "hérisson". Cependant, une aide américaine est promise, qui ne saurait tarder. Un redressement de situation est possible encore pour les nationalistes. D'autre part, les staliniens qui n'ont guère à espérer, en fait, d’aide extérieure conséquente, les staliniens sentent peser sur leurs communications et arrières la menace que constituent des "nids" irréductibles. Un compromis peut donc se faire. Mais le conflit qu'il couvrirait ne saurait longtemps s'assoupir. Les américains ne peuvent négliger ce formidable champ d'accumulation que constitue la Chine du Nord. Ni les russes renoncer à neutraliser le bastion des EU au Japon et d’éventuels pied-à-terre à Canton, voir Shanghaï.

Bluff ou tentative de compromis ?

Il y a trois mois, après les événements de Prague, nous notions que "les impérialistes russes et américains occuperont bientôt des positions de tranchées" au sortir desquelles "le premier pas en avant signifiera l'ouverture de la troisième guerre mondiale". Envisageant la possibilité d'un compromis, nous ajoutions que "sa portée ne dépasserait pas, en signification réelle, la portée d'un accident d'aviation sur l'ensemble du trafic aérien". Nous voici arrivés aux positions de tranchées. À Berlin, provocations et coups de théâtre se succèdent sans, toutefois, qu'une solution viable puisse apparaître. Et pour cause. Elle ne pourrait signifier autre chose, dans le cadre actuel des débats et à une échéance relativement proche, que la mainmise russe sur l'Allemagne entière. C’est-à-dire la guerre. Mais, sans préjuger de la bonté ou non de leurs intentions, les gouvernements russes et américains se trouvent loin encore d'avoir à consommer l'irréparable. Ils peuvent converser, confronter des visées inconciliables à la longue. Nous sommes dans une période où il est bien présomptueux d'en fixer la durée, où une base d'accord provisoire peut se trouver. Le bluff, en l'occurrence, est de présenter une tentative de compromis condamné à rester passager, comme autre chose qu'une pause dans le cours vers la guerre. Combien significatif, à cet égard, est ce fait que la presse bourgeoise, malgré sa bonne volonté, n'a présenté l'apparent accord des américains et des russes à propos de la Palestine que comme une conjonction de leurs vues sur un plan banal.

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La guerre en Palestine (et ses implications) donne son regain d'acuité au "problème juif". Comme toute "question" relative à l'une quelconque des minorités nationales éparses dans le monde, la "question juive" est un paravent commode à qui veut cacher derrière elle ses intérêts capitalistes ou la politique qui en découle. Remarquons, cependant, qu'à l'intérieur du monde capitaliste, les "questions raciales" soulèvent des mouvements émotionnels violents et qui, pour conditionnés par l’économique, lui restent irréductibles. La levée de ces mouvements n'apparaît pleinement réalisable que dans une société transitoire, en marche vers le socialisme. Laissant ces aspects de côté, notre présent propos sera de clarifier, un tant soit peu, les rapports de force jouant dans l’affaire palestinienne. D'en tirer quelques conclusions.

a) La politique britannique :

Sous la pression des USA, les dirigeants travaillistes de la GB ont abandonné le mandat par elle retenu sur la Palestine. Ils cherchent aujourd’hui à ressaisir une partie du "bien" perdu, rendant à Israël ce qui, de par la volonté américaine, est dû aux sionistes. Le plan de partage, en effet, laissait vacant le régime imposé à l'État arabe. Fidèle vassal, Abdallah leur paraît réunir toutes les conditions requises pour l’établissement d'une "Grande Jordanie", que d’éventuelles opérations pourraient faire s'épanouir en "Grande Syrie" pour se faire une large fenêtre sur la mer, serait souhaitable dont le plan de partage réserve le contrôle à Israël. Mais, et, surtout, il leur faut perdre barre sur les juifs, leur prouver par la force qu'ils ne peuvent en aucun cas gêner leurs intérêts et remettre aux trusts pétroliers d'outre-Atlantique le contrôle du pipe-line trans-palestinien ainsi que l'usage exclusif des installations portuaires. La "guerre sainte" a cet avantage aussi de poser l'Angleterre en seul champion de la cause arabe et d'exalter, afin de sauvegarder de très précieuses concessions, ce mythe de fraternité d'armes anglo-arabe et de l'omniprésence britannique, fondé sur les combinaisons et tripotage des Lawrence, Philby et autres Glubb pacha. Et, si des divergences viennent à s'affirmer entre les compétiteurs arabes, l'Angleterre pourra prendre ses airs médiateurs, tirant par-là, et au mieux, son apparente révérence.

b) Les américains accordent à Israël le meilleur de leur sollicitude. Dans notre numéro 33, nous en expliquions rapidement le pourquoi, l'importance stratégique et celle, relative, du capital engagé dans la "renaissance" d’une Palestine juive. Les experts yankees avaient sous-estimé la puissance des réactions anglo-arabes au projet d'établissement d'un État fédéral où, tôt ou tard, les sionistes seraient devenus l'élément prépondérant. Il leur a fallu revenir à la conception du partage, tout en incitant leurs clients à s'emparer des ports et raffineries de Jaffa. On sait que les bénéfices réalisés dans l'industrie du pétrole viennent non spécialement de son extraction, mais bien de ses raffinages et de son transport. Maintenant, pour Washington, l'affaire dépend plus des négociations diplomatiques que des combats en cours.

c) Pour une fois, Moscou fait chorus avec Truman en soutenant la cause sioniste. Il faut considérer que les États arabes sont des pays arriérés – au sens tout relatif de 1948 – et que leur structure semi-féodale les rend imperméables à toute propagande qui ne s'exprime pas dollars ou en matériels de guerre concédés à titre gracieux. Les sionistes, eux, représentent la "noble cause du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes". Les soutenir diplomatiquement, c'est s'assurer des droits à la reconnaissance et se poser en "progressiste". Le gang pro-russe, le groupe Stern, montre d'ailleurs le bout de l'oreille, de qui les mots d’ordre sont de remplacer les leaders réformistes de l’Agence Juive par des éléments "réalistes et militants", ainsi que d'obtenir une Palestine neutre dans un Proche-Orient neutre. La France, enfin, suit le train avec toutefois quelques appréhensions. Elle ne peut, en effet, que "froisser" ses sujets musulmans en reconnaissant et en accordant un appui officiel à Israël. Ni admettre une défaite sioniste dont les conséquences pourraient s’avérer dangereuses à son hégémonie nord-africaine.

Ainsi, un compromis solutionnera l’affaire de Palestine. Ce que décident les combats actuels, c’en sont les modalités. Faut-il répéter que l'évolution des événements montrera, tôt ou tard, la précarité d'un tel accord ?

Arabes et Juifs

La politique sioniste, en dépit de déclarations verbales parfois contraires, a toujours tendu à s'assurer le monopole du pouvoir en Palestine. L'organisation théo-fasciste Irgun exprime au plus fort cette volonté, écrivant, par exemple, en mai 1943 : "Nous devons combattre les arabes dans le but de les subjuguer et de diminuer leurs exigences ; nous devons les rejeter de l'arène politique." Les sionistes ont ainsi rejeté l'ensemble de la population arabe politiquement active en un bloc unitaire rassemblé autour de quelques féodaux. Cependant, la grande masse des fellahs palestiniens, abrutie par une oppression séculaire, demeure en dehors du conflit, n'y participant qu'à l'occasion d'un pillage. Les sionistes tirent argument de ce fait, en inférant qu'ils ont à jouer un rôle civilisateur dans le Proche-Orient. Rôle qui consiste très exactement à fonder un régime d'exploitation coloniale sur la sueur des autochtones.

Dans le camp sioniste, dominent les tendances social-réformistes. Un régime a été établi, qui réunit les apparences de la propriété collective au profit d'organisations étatiques et de trusts privés. Et, sur le vieux songe messianique –tout à la fois prison et évasion d'Israël au cours des âges– est venu s'étager un système de défrichement agraire et d'industrialisation forcenés à bon marché, réalisés sur le dos des "pionniers", réfugiés d'Europe centro-orientale. Aujourd’hui, face à un bloc arabe représentant à divers titres la volonté impérialiste de la Grande-Bretagne –et celle aussi de pétroliers américains–, les sionistes sont conduits à se soumettre à la férule politique des USA.

Le mouvement ouvrier sioniste est puissant et organisé à "l'allemande". Mais il ne contient aucune fraction véritablement internationaliste et révolutionnaire. C'est que la politique de l'Agence Juive l'a conduit devant le dilemme shakespearien : to be or not to be. Être, cela signifie, pour les ouvriers et paysans d'Israël, consolider le pouvoir oppressif de leur propre bourgeoisie. Être ou ne pas être. Et le salariat urbain ou rural lutte, naturellement, pour un État national. Sur le plan local où se situe son combat, il n'a pas d’autre choix.

L’expérience de Palestine confirme déjà ce fait, vrai déjà dans le 1936 espagnol, qu’il n'y a pas de possibilité désormais d'une émancipation des travailleurs au cours d'une guerre nationale. Comme cette guerre ne renforcera jamais que les assises du pouvoir d'une bourgeoisie elle-même inféodée à l'un ou l'autre des centres d'attraction impérialistes dans le monde. Mais et tout aussi bien, une guerre dite de libération nationale entrainerait nécessairement la participation active de la classe ouvrière à cette guerre. Cela sans possibilité aucune de dépassement interne, sans entraîner jamais la transformation d'une guerre civile impérialiste en guerre civile révolutionnaire. Il faut comprendre que, dans l'inextricable complexe d'intérêts impérialistes, seul moteur véritable aujourd’hui d'une telle guerre, la formule célèbre de Karl Liebknecht selon laquelle "le principal ennemi est dans notre propre pays" est dépassée par l’évolution du régime capitaliste. Seule une guerre impérialiste à l'échelle internationale, de par l'oppression intolérable, les contradictions ouvertes et surtout l'affaiblissement militaire dans chacun des camps antagonistes peut favoriser une montée révolutionnaire. Alors, le combat mené contre leur propre bourgeoisie par les ouvriers et paysans révolutionnaires rejoindra et renfoncera ceux qui se livreront ailleurs.

Dans une guerre nationale, pour des objectifs nationaux, le capital se répartit en producteurs d'armements et en chairs à canon pour bouchers impérialistes. Le devenir de la Révolution socialiste –s'il en est un– se situe au-dessus des frontières territoriales et ne peut s'en accommoder, serait-ce un instant, sans disparaître du même coup.

COUSIN

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