Soumis par Révolution Inte... le
Toute l'histoire du mouvement ouvriers est dominée par le problème de savoir sur quoi repose la lutte du prolétariat en tant que classe ; sur la contingence ou l'historique ? La notion même de la "classe" a été rendue confuse par l'emploi qu'on en faisait, tantôt pour représenter une couche sociale occupant une place particulière dans la production et la société telles qu'elles sont données, existantes, tantôt un rôle historique spécifique qui fait de tel ou tel groupement social un élément moteur de l'histoire humaine, de son développement et des transformations de son organisation.
Le socialisme, dans son expression scientifique-marxiste, n'a pas le mérite d'avoir découvert la division de la société en catégories économiques. L'existence de diverses catégories, l'opposition de leurs intérêts et la lutte que ces intérêts divergents engendrent au sein de la société, ont été connus bien avant Marx et les penseurs socialistes en général. Le mérite du socialisme scientifique a été de mettre en lumière, non pas la division de la société en groupes sociaux opposés aux intérêts divergents mais la notion de "classes fondamentales", qui sont à la fois la condition et l'expression d'un système social, de la société telle qu'elle existe ou telle qu'elle est appelée à devenir. Le trait caractéristique de ces classes fondamentales est de se fondre, de faire un avec le type de société qu'elles ont engendré et qu'elles gèrent, ou de s'y opposer et de tendre à la détruire.
Les catégories économiques exprimées par des couches sociales particulières et divergentes ne créent pas pour autant des sociétés distinctes ; elles sont, au contraire, des éléments composant nécessaires d'une société donnée. Elles n'existent pas par elles-mêmes mais uniquement en tant que parties intégrantes d'un TOUT social qui a pour fondement un système économique-social-politique, en conformité avec le degré de développement des forces productives et la classe.
En confondant toutes les luttes que se livrent les diverses couches sociales et en les plaçant sur un même plan à l'échelle de l'histoire, on s'interdit la possibilité de saisir le déroulement réel de la force motrice propulsant son mouvement. La phrase du "Manifeste communiste" : "…L'histoire de toutes sociétés jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de classes…" peut être comprise dans deux sens, le descriptif et l'interprétatif. Le côté descriptif constate l'existence des intérêts opposés dans la société et la lutte qu'elles engendrent. Il constate un fait dans l'histoire mais n'explique pas pour autant l'histoire elle-même.
Pour comprendre la tendance dans laquelle a évolué la société à une période donnée, il ne suffit pas de constater l'existence des luttes entre intérêts antagonistes, la lutte entre oppresseurs et opprimés, mais encore il faut qu'il ait existé un groupe social dont les intérêts particuliers soient trouvés concordants avec la possibilité de développement des forces productives et la nécessité pour celui-ci de briser les cadres, devenus trop étroits, de l'ancienne société.
Autrement dit, si la lutte de classe est la force motrice propulsant l'histoire sociale de l'humanité, la notion de classe correctement comprise ne peut pas être attribuée à toute couche sociale luttant pour ces intérêts économiques particuliers, mais uniquement à celles dont les intérêts et la lutte se confondent, au moment donné, avec la nécessité même du développement social productif. La petite bourgeoisie, les commerçants, les artisans, les techniciens, la paysannerie, sont autant de réalités économiques, de catégories sociales existantes dans la société moderne que le capitalisme et le prolétariat. La lutte qu'elles livrent pour la défense de leurs intérêts particuliers est un fait patent, indéniable, constant. Cependant leurs luttes ne se posent pas comme objectif et ne déterminent pas un bouleversement de la société. Ce sont des luttes économiques mais non historiques. Elles ne déterminent pas l'histoire. La notion de classe, dans le plein sens du mot, n'est donc pas une simple distinction économique ; pas davantage on ne peut ramener cette notion de classe à la distinction entre oppresseurs et opprimés, entre exploiteurs et exploités. Elle contient cette distinction, mais en même temps elle la dépasse. La lutte des opprimés contre les oppresseurs est inhérente à l'existence même de l'oppression. Cependant ce n'est pas la lutte des esclaves qui a déterminé la transformation de la société esclavagiste en société féodale. Cette transformation de société, cette étape de la marche de l'histoire a eu bien moins pour condition déterminante la révolte des esclaves (la plus grande révolte d'esclaves, celle de Spartacus, s'est soldée par un échec) mais le développement des conditions de la production agricole ; et, ce qui plus est, la nouvelle classe dirigeante, les féodaux, ne se recrute pas dans l'ancienne "classe" opprimée, ne se constitue pas à partir des anciens esclaves mais bien à partir d'une fraction de l'ancienne classe dominante esclavagiste. Les esclaves ont lutté pour leur libération mais leur lutte n'a pas été l'élément déterminant de l'histoire. Ils faisaient partie, en tant que catégorie sociale opprimée, de la société esclavagiste, comme ils firent partie plus tard, opprimés en tant que serfs, de la société féodale. Ils ne présidaient pas à ce changement de la société. Ils ont subi l'histoire mais ne l'ont pas faite. Le fait d'être une couche sociale opprimée n'a pas davantage fait d'eux une classe historique, qu'il n'a fait de leurs révoltes une révolution, et cela pour la raison que la condition sociale ne contient pas toujours nécessairement et forcément un devenir historique.
La désignation de classe appliquée à tout groupe social du fait qu'il se trouve dans une situation économique ou sociale particulière ne fait qu'obscurcir la notion.
À la place d'un outil théorique permettant de comprendre les évènements historiques, il ne reste plus qu'une jonglerie d'une terminologie vide de tout contenu. Une couche sociale n'est une classe qu'à la condition de comporter un devenir social, d'occuper non seulement une situation économique mais une place historique, d'être à la fois l'expression et l'artisan actif de cette étape de l'histoire. Ce n'est pas la position immédiate qui la caractérise mais uniquement le rôle qu'elle est appelée à jouer dans la direction, l'évolution et la transformation de la société.
En ne maintenant pas la distinction fondamentale entre classes au sens historique et catégories sociales économiques, en confondant tout par la même terminologie, non seulement on élève ces couches sociales à la hauteur de moteur de l'histoire, on accorde à leurs luttes une portée qu'elles n'ont pas et ne peuvent avoir mais - et ceci est d'une conséquence infiniment plus grave - par là même, on ramène la classe et sa lutte décisive pour l'histoire au niveau d'une catégorie économique. C'est sur ce double inversement et cette altération de la réalité que repose le fondement théorique du réformisme dans le mouvement ouvrier et la justification de ses pratiques prétendues positives, constructives, progressives, et de ses réalisations immédiates, de ses programmes minimums, dont le programme transitoire du trotskisme, dépit de sa phraséologie radicale, n'est qu'une variante.
***
OUVRIER, condition économique, ou PROLETAIRE, classe historique et politique déterminante
L'ouvrier occupe une situation bien distincte dans le système capitaliste. Il est le vendeur apparemment libre et possesseur de la force de travail, cette marchandise particulière qui a la faculté de produire plus de valeur qu'elle ne contient et que nécessite sa reproduction. Ayant accepté l'acte de vente de sa force de travail, l'ouvrier reçoit en principe[1] l'équivalent de la valeur qu'il a cédé et qui lui est remise sous la forme de produits alimentaires et autres produits nécessaires à sa subsistance, ou plus exactement la représentation monétaire momentanée de ces produits. C'est le salaire. Il importe de retenir que le salaire est l'équivalent strictement de la force de travail, c'est-à-dire le temps de travail dépensé pour l'obtenir, et que, pas un instant, il n'est question pour lui de payer les suppléments de valeur que la force de travail est susceptible de produire une fois mise en mouvement dans le procès productif. Cette faculté de la force de travail, l'ouvrier l'aliène au capitaliste dans le marché qu'il conclue avec lui et par lequel il lui vend sa force de travail. Il ne saurait en être autrement. Non seulement parce que, dans un système économique basé sur la loi de la valeur, une faculté ne saurait être mesurée, ni en conséquence être échangée, mais aussi parce que cette faculté de produire plus que sa valeur n'existe pas en soi dans la force de travail. Et même si elle existait à l'état latent, incluse dans la force de travail, elle ne représenterait absolument rien comme valeur. Elle n'existe d'ailleurs que sous certaines conditions et varie avec ces conditions. Elle n'apparaît que dans le procès de la production, en contact avec les autres éléments de la production et, en premier lieu, en contact avec les moyens de production.
Pour passer de l'état de faculté à l'état de valeur, il faut que le procès de production ait permis sa manifestation et sa concrétisation ; et la grandeur de la valeur qu'elle produit variera en proportion inverse de la grandeur de la valeur de la force de travail et en proportion directe du développement technique des moyens de production. Or le fondement de la société capitaliste est basé sur la séparation des moyens de production d'avec les producteurs. Ces derniers n'existent qu'uniquement à titre de supplément de travail présent nécessaire au travail passé, de travail présent au travail mort accumulé et lui est subordonné. Aussi, tant que subsiste un système économique basé d'une part sur la séparation des moyens de production d'avec les producteurs et d’autre part sur la loi de la valeur, les producteurs ne sauraient, d'après les lois découlant du système, prétendre valoriser la faculté inhérente à la force de travail de produire plus que sa valeur, ni prétendre en réclamer une équivalence en échange de cette faculté.
Toute lutte se déroulant entre les ouvriers et les possesseurs du capital et qui se situe sur le plan de l'appréciation et de l'établissement de la valeur de la force de travail, loin de porter atteinte aux principes-mêmes du système ne fait au contraire que de l'expliciter et de la proclamer. Les ouvriers ne se présentent pas en tant que véritables maîtres des produits qu'ils ont créés par leur travail ; ils ne proclament pas leur droit sur les produits, ils ne font que réclamer le réajustement du prix de la force de travail qu'ils estiment au-dessous de sa valeur. Ainsi reconnaissent-ils, en fait et en droit, le système économique établi. Non seulement ils reconnaissent le fait de leur séparation avec les moyens de production, mais ils acceptent comme légitime l'aliénation du produit de leur travail, car ce n'est pas d'après la masse des produits qu'ils réclament le montant de leur part mais uniquement d'après ce qu'ils estiment être la valeur de leur force de travail. L'opposition de leurs intérêts à ceux des capitalistes et la lutte réelle qu'ils livrent pour la défense de leurs intérêts ne font pas encore des ouvriers une classe opposée au système économique comme tel. Sur ce plan les ouvriers représentent une couche sociale aux intérêts particuliers certes mais qui n'est rien de plus qu'une opposition interne, une manifestation vivante d'un système social basé sur des contradictions et des antagonismes d'intérêts. Leur opposition se situe à l'intérieur du cadre du régime et leur lutte pour la défense de leurs intérêts ou l'amélioration de leurs conditions de vie immédiate ne présentent, du point de vue de l'évolution historique, un intérêt supérieur à la lutte de toute autre couche sociale : l'artisanat, ou la paysannerie par exemple. Nous ne discutons pas ici sur la légitimité de la lutte des ouvriers pour la défense et l'amélioration de leurs conditions de vie. Cette lutte est mille fois juste et tout homme qui n'a pas partie liée avec les exploiteurs ne saurait un seul instant hésiter à appuyer de toutes ses forces les revendications des ouvriers, comme du reste la lutte de tous les opprimés. La question posée est de savoir sur quel plan se situe la lutte des ouvriers et si la lutte pour un plus haut prix de la force de travail constitue un moment de négation et de dépassement du système capitaliste ou, au contraire, ne fait que le maintenir dans le cadre du système et de l'illustrer. Encore une fois, il ne s'agit pas de nier la justesse ni la valeur de la lutte économique menée par les ouvriers, mais de savoir si cette lutte fait d'eux une classe dans la sens historique du terme. La situation suffit-elle à faire d'eux une force, la situation d'exploités et d'opprimés d'en faire une force révolutionnaire ?
Une lecture superficielle de la littérature socialiste et notamment des œuvres de Marx et de Engels pourrait dans une certaine mesure accréditer une telle idée. On peut évidemment trouver maints passages dans cette littérature où l'idée d'une transformation de la société capitaliste par le prolétariat découlerait du fait de la position économique des ouvriers luttant contre l'explication inhumaine à laquelle ils sont condamnés. Cependant, si Marx et Engels, et d'autres penseurs du socialisme scientifique, ont dénoncé avec la dernière énergie l'exploitation capitaliste et les misérables conditions des ouvriers, s’ils ont soutenu à chaque instant la lutte des ouvriers contre cette exploitation, ils n'ont pas fait découler de ces faits la nécessité du socialisme. C'est avec la même haine et la même indignation que Marx et Engels parlent des classes exploiteuses dans l'histoire ; et avec la même sympathie, en manifestant le même sentiment de solidarité humaine et révolutionnaire, qu'ils parlent de la révolte des esclaves, de la guerre civile des paysans et en général de toute lutte des opprimés dans l'histoire. Ce qui fait la différence essentielle entre le prolétariat et tous les opprimés dans le passé, c'est qu'il surgit dans une période historique où le développement de la société humaine et de la production rendent possible et nécessaire la transformation et la construction d'une société où l'exploitation de l'homme par l'homme serait à jamais dépassée. Ces conditions historiques font que les ouvriers, de par leur situation d'une catégorie sociale la plus opprimée, la plus exploitée et la plus déshumanisée, peuvent seuls prendre la tête de cette transformation sociale. Les ouvriers rendent possible leur formation en classe révolutionnaire et c'est ainsi qu'ils acquièrent la mission historique la plus révolutionnaire de l'histoire : l'émancipation de l'humanité. Ce n'est pas dans leur situation d'exploités que réside et d'où découle leur mission révolutionnaire ; cette mission n'apparaît que quand, de la position de salarié luttant pour de meilleures conditions de vente de leur force de travail (position d'aménagement dans le cadre du capitalisme), les ouvriers s'élèvent et passent à la position de PROLETARIAT, se posant pour but la NEGATION de leur propre situation de salariés par la destruction de la société présente qui la conditionne. Ce n'est qu'alors qu'on peut parler et qu'il y a le fait de processus de formation de classe. L'essence révolutionnaire des ouvriers n'existe pas "en soi", ni dans leur état d'exploités, ni dans leurs luttes économiques, mais uniquement dans leur prise de conscience de l'évolution et des possibilités de transformation sociale qu'elle a engendrée et dans leur action volontaire consciente en vue de cette finalité à attendre. Entre le processus de constitution en classe et la nature révolutionnaire de la classe il y a identité. Il est impossible de parler de la tendance révolutionnaire en dehors d'un moment de la constitution de la classe ; et c'est un non-sens de parler de classe prolétarienne indépendamment de sa conscience et de sa volonté révolutionnaire.
Contre ceux qui font découler la notion de classe d'une situation économique donnée, R. Mondolfo a raison quand il écrit : "… l'existence d'une classe, comme créatrice d'un nouveau processus historique, n'est pas une pure donnée objective ; en dehors de la lutte dans laquelle se réalise et se manifeste la formation de sa conscience et de sa volonté, la classe pourra exister pour la science économique, non pour l'histoire …" et il ajoute "… c'est là une pensée à laquelle Marx et Engels sont restés fidèles dès leurs premiers écrits." (R. Mondolfo, Le matérialisme historique d'après F. Engels – Ed. Girard). Cette référence est absolument exacte. Nous lisons par exemple dans livre de Engels “La situation de la classe laborieuse en Angleterre.” - qui marque le début de son œuvre de fondateur du socialisme scientifique - : "…la classe n'existe comme réalité historique, c'est à dire comme force active et créatrice, que dans la mesure où elle a su s'élever jusqu'à la nécessité de lutter contre les circonstances réelles, jusqu'à la volonté de se révolter contre l'assujettissement…" Revenant sur cette pensée, Engels écrit, 30 ans après, dans "La guerre des paysans" : "…La divergence des intérêts n'est pas encore lutte de classes tant que dure la longue habitude de l'assujettissement transmise de générations en générations…"
La classe opprimée forme d'abord "une classe vis-à-vis de la classe dirigeante, mais non pas encore pour elle-même". Ainsi s'exprime Marx dans la "Misère de la philosophie" en polémiquant avec Proudhon. Pour Marx, il existe donc une distinction qualificative de la plus haute importance entre les différentes phases de la vie d'une classe et on peut se demander ce qu'est une classe qui n'existe pas "pour elle-même” si ce n'est autre chose qu'une catégorie économique d'individus n'ayant d'autre existence historique que celle du système social dont ils ne sont qu'une partie. Ce qui ressort avec netteté de cette idée de Marx est que la situation de salarié ne fait pas encore des ouvriers une "classe pour elle-même". Cependant, à un moment donné, cette même catégorie - ces ouvriers dont la situation de salariés et leur rapport économique avec la bourgeoisie n'ont pas changé - change qualitativement de nature, au point de devenir, d'après Marx, une "classe pour elle-même". Pour acquérir ce nouveau caractère et pour transformer leur état qui, de celui de SALARIAT (ce que Marx appelle "classe vis-à-vis de la classe dirigeante") en celui de PROLETARIAT ("classe pour elle-même"), il est nécessaire que les ouvriers occupent une fonction historique, qu'ils prennent conscience de cette fonction propre à eux et qu'ils la manifestent dans leur comportement et action. C'est ce processus que Marx appelle, dans le "Manifeste Communiste", "l'organisation du prolétariat en classe dominante…"
Est parfaitement juste ce résumé donné par Mondolfo : "Pour Marx et pour Engels, c'est toute une classe qui, par sa condition historique de “Unmenschlichkeit” (non-humaine), est poussée dialectiquement à l'affirmation de la “Menschlichkeit” (l'humain) et cette classe est le prolétariat dans la mesure, bien entendu, où il est parvenu à sa conscience de classe qui est, en même temps qu'une négation de la Unmenschlichkeit, la conscience et l'affirmation de l'Humanité".
"Les ouvriers, écrivait encore Engels, ne sont des hommes qu'à partir du moment où ils éprouvent de la colère contre la classe dominante ; ils deviennent des bêtes dès qu'ils se plient docilement au joug et qu'au lieu de penser à la briser, ils cherchent à rendre agréable leur vie d'esclaves…" (La situation de la classe laborieuse en Angleterre).
La conscience de la misère présuppose l'existence réelle de la misère. Mais cette dernière, par elle-même, n'est pas encore la conscience qu'on a d'elle, ni n'engendre forcément et automatiquement la prise de conscience. Dans son étude, à plus d'un point remarquable, sur "La situation de la classe laborieuse en Angleterre", Engels insiste sur la différence existante entre les ouvriers anglais et irlandais. Ces derniers, qui sont au plus bas degré de la misère, sont cependant les éléments les plus réfractaires à toute prise de conscience, à tout sentiment de rébellion. Et, reproduisant le tableau de Carlyle : "L'irlandais avec ses haillons et son rire sauvage (…) vit tout heureux dans la première porcherie ou le premier chenil (…) il vit dans son obscénité et sa nonchalance, dans sa violence d'ivrogne, parfaite incarnation de l'abjection et du désordre…", Engels oppose, à cette misérable masse de véritables bêtes humaines, les ouvriers anglais dont le salaire moyen est plus élevé que celui des autres catégories. Ces ouvriers industriels sont les plus avancés au point de vue de la conscience et de l'organisation. Cette observation d' Engels a pu être amplement confirmée, et un peu dans tous les pays, depuis un siècle. Elle s'inscrit en faux à la théorie simpliste faisant découler, en droite ligne et uniquement de la misère croisant des masses, la révolution socialiste. Cependant, il ne s'ensuit nullement de cette constatation de fait, comme le prétendent les réformistes, que la prise de conscience et la volonté révolutionnaire sont déterminées par de meilleures conditions d'existence des ouvriers. Engels et à sa suite d'autres révolutionnaires ont mis en évidence la tendance à l'embourgeoisement d'une partie des ouvriers les mieux payés précisément et leur évolution vers la constitution d'une aristocratie ouvrière, qui a autant de commun avec le rôle révolutionnaire du prolétariat que la bourgeoisie elle-même. La théorie du pire - déterminant la conscience par la misère croissante - comme la théorie réformiste - qui, à l'opposé, veut faire surgir la conscience graduellement et en fonction des meilleures conditions de vie acquis par les ouvriers - sont également fausses.
Ces deux théories ont ceci de commun qu'elles font découler automatiquement la prise de conscience du phénomène existant, en identifient la conscience et l'être, au lieu d'en discerner un développement dans un processus dialectique.
Le problème du passage de l'être au conscient (et les conditions qui y président) est d'une importance décisive et se trouve au cœur de la préoccupation de la recherche théorique et de l'activité pratique des révolutionnaires. Le plus grand mal qui peut être fait au mouvement révolutionnaire et qui doit être inexorablement dénoncé est cette tendance à escamoter les difficultés du problème en les niant ou plutôt en SE les niant. Cette casuistique matérialiste - qui, par un jeu de passepasse, parvient à substituer la conscience de l'être (condition de sa volonté et de la praxis) par l'être - ne vaut pas plus que la mystification idéaliste pour qui la conscience tient lieu et place de l'être même. Ce matérialisme qui veut que la conscience socialiste ne soit que le reflet dans le cerveau des ouvriers de leur situation économique, au lieu de poser le socialisme comme une affirmation volontaire consciente qui, dans des conditions historiques déterminées (...) oppose (...) situation économique en la niant, ce matérialisme-là n'est qu'impuissance fataliste. Dans les conditions les meilleures et en lui accordant les meilleures attentions, il transfère la marche vers le socialisme aux forces économiques elles-mêmes. D'après ces matérialistes, ce seront les forces économiques qui engendreront le socialisme, les hommes ne seront que les exécuteurs de la volonté des choses. La volonté propre des hommes disparaît en tant que facteur agissant. L'histoire ne serait qu'un mouvement rectiligne à sens unique, allant toujours des choses aux hommes, les premières déterminant unilatéralement la conscience et la volonté des derniers. L'histoire ne serait pas l'œuvre des hommes mais serait tout simplement vécue par eux. La seule réalité existante serait uniquement le domaine des choses, des objets, tandis que les hommes dans leurs pensées, leurs idées, leur volonté et leur conscience ne seraient que le reflet idéal miroitant le monde extérieur mais n'ayant pas d'existence réelle propre. Le Dieu des idéalistes serait ainsi ramené du ciel à nous (à terre) ; et, s'incarnant dans la "matière", il continuerait ainsi, sous cette forme matérielle, à poursuivre sa vie, imposant sa volonté toute puissante et tyrannique aux hommes.
Il a toujours existé une tendance dans le socialisme qui confondait trop facilement le matérialisme historique avec un matérialisme mécaniste et positiviste, qui ne concevait le déterminisme économique que d'une façon étroite, quasi fataliste ; le rapport entre l'économie et les hommes serait un rapport de cause à effet. Combattant avec violence ces tendance, Engels écrivait, à la fin de sa vie, contre Ernst Haeckel qui faisait sienne "l'extravagante affirmation du métaphysicien Dühring que, pour Marx, l'histoire s'accomplit à peu près automatiquement sans l'intervention des hommes (qui la font) et que ces hommes sont mis en mouvement par les conditions économiques (qui sont pourtant l'œuvre des hommes) comme des pions d'un jeu d'échecs…" Revenant sur la même idée, Engels écrit dans sa lettre a Bernstein en 1894, "…il n' y a donc pas, comme d'aucuns en arrivent à l'imaginer, d'action automatique des conditions économiques ; les hommes se font d'eux-mêmes leur propre histoire, mais dans un milieu donné qui la conditionne…". Comme on voit, pour les fondateurs du socialisme scientifique, l'action des hommes n'est pas simplement un produit automatique des forces extérieures à eux. Les hommes, leurs vouloir, leurs aspirations, leurs idées et volonté est une réalité existante, un principe actif, et non simplement un reflet d'une réalité extérieure à eux. La pensée de l'homme se développe en action-réaction avec le monde qui l'environne et dans lequel il existe. Le socialisme n'est pas le produit des conditions économiques mais un produit de la conscience des hommes et de leur volonté agissante dans des conditions économiques et historiques données. La conscience socialiste et la volonté révolutionnaire - qui fait du prolétariat une classe - se trouvent conditionnées par la situation économique mais non engendrée par elle. Il n’y a aucun fil conducteur qui, partant de la situation économique des ouvriers, mène automatiquement et graduellement vers une prise de conscience de classe. De l'une à l'autre, il n' y a pas une solution de continuité mais un bond dialectique d'un plan à un autre.
Marco
[1] En réalité, dans la pratique, le prix de la force de travail ne correspond pas exactement à la valeur de celle-ci, comme c'est le cas pour toutes les marchandises ; le prix oscille constamment autour de la valeur. Cette oscillation est déterminée par des facteurs qui ne viennent pas de la sphère propre de la production, mais de la sphère de l'échange, des conditions du marché, du rapport de l'offre et de la demande, etc…