Soumis par Révolution Inte... le
Ici, nous ne voulons pas nous occuper du passé de la question -quoique cela en vaudrait la peine- mais de l'application pratique, actuelle du mot d'ordre et de ses conséquences directes : lutte d'émancipation nationale. Le mot d'ordre du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" et le principe que la lutte d'émancipation nationale est "progressiste" sont choses couramment admises et revendiquées comme "position" par des courants politique de "gauche" : trotskistes, anarchistes et leurs satellites.
Dans la Gauche communiste elle-même, un certain courant n'a-t-il pas été jusqu'à affirmer que de telles "luttes" pouvaient être des symptômes d'un mouvement révolutionnaire qui va bientôt commencer, et cela sans se revendiquer, bien entendu, de la position du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" et de "l'émancipation nationale".
L'empire colonial français est actuellement secoué par de profonds séismes. C'est une occasion favorable d'étudier d'un peu près et de voir comment se passent les choses actuellement dans ce domaine.
EN INDOCHINE
Il n'y a que quelques semaines, depuis que des renforts ont dû y être envoyés d'urgence, que la presse française fait une large place à "la campagne d'Indochine". En réalité il n'y a jamais eu de situation calme et stable en Indochine depuis 1943-44. Il faut d'ailleurs bien le dire : en période "normale", l'effervescence y est déjà permanente et, depuis la conquête française, il y a eu déjà de nombreuses manifestations, bagarres et même des insurrections organisées.
Quoique l'histoire officielle situe aux environs de 1892 la conquête définitive du Tonkin, commencée en 1873-85, ce n'est que vers 1905 que la "pacification" définitive peut être située avec exactitude. Cette pacification devait être de courte durée puisqu'en 1908 éclate une insurrection à caractère nettement politique et nationaliste. Ensuite la lutte se poursuit sans cesse : grèves, manifestations, attentats ; le tout est dirigé clandestinement par les nationalistes.
En 1923-24 Ho-Chi-Minh fonde le parti communiste annamite. Le parti est exclusivement clandestin. La propagande est apportée d'une part par les navigateurs -qui sont à l'époque parmi les éléments les plus avancés- et d'autre part par les étudiants qui vont en France et dont certains éléments forment (en France même) une puissante organisation annamite de la 3ème Internationale.
Ho-Chi-Minh a été d'abord, en France, membre de la SFIO et a suivi ensuite, au moment de la scission du congrès de Tours, ceux qui devaient former le PC[1].
1930 marque de nouveau, dans la vie de l'Indochine, une date importante. Il faut le dire de suite entre parenthèses : les éléments annamites - comme nous le verrons plus tard pour tous les éléments coloniaux - puisent beaucoup dans la métropole par les étudiants qui y vont et s'y constituent en groupes politiques militants ; il faut donc toujours comprendre, quand nous parlons par exemple de l'Indochine du point de vue politique, à la fois le pays lui-même et les nationaux qui sont partis dans la métropole et qui font le va-et-vient, toujours renouvelés par de fraîches recrues ; c'est de la métropole d'où, tous les ans, partent des jeunes gens formés universitairement, mais aussi politiquement.
Or, en 1930 se situent à la fois les célèbres insurrections de Yen-Baï et, à cette occasion, l'expulsion de l'opposition trotskiste qui forme un parti à part et publie le journal "La lutte". C'est Ta-Thu-Thau (assassiné il y a peu de temps) qui en est le principal fondateur et animateur. Soulignons, une fois de plus, que les 2 sections, la section annamite en France et celle en Indochine, sont complémentaires. Ta-Thu-Thau a été, avant de former le parti trotskiste annamite, un membre connu de l'opposition trotskiste en France.
Nous avons donc en présence, avant l'Occupation de l'Indochine par les japonais, d'une part une tradition de luttes clandestines nationalistes où interviennent différents partis, depuis les monarchistes jusqu'aux trotskistes en passant par les démocrates, les républicains et les staliniens, et d'autre part l'administration coloniale française.
Il n'y a pas en Indochine, à proprement parler, de prolétariat -au sens industriel, européen du terme- mais une population indigène où tous les individus sont réellement des prolétaires. Les étudiants indigènes, qui reviennent des universités françaises avec des diplômes d'ingénieurs, d'agrégés ou de docteurs en médecine, ne peuvent exercer au même titre, au même taux, sur un pied d'égalité avec les français possesseurs des mêmes titres émanant des mêmes universités[2]. Les couches paysannes sont d'une pauvreté inimaginable. La littérature nous a familiarisés avec la misère créée aux Indes et en Chine par les cataclysmes de la nature. La nature, les saisons, les moindres phénomènes naturels y dominent directement la vie de l'homme et particulièrement des paysans. En Indochine, la paysannerie n'est même pas, à proprement parler, une paysannerie. La terre y est morcelée à un tel point que les paysans vivent comme des animaux, sur un petit carré de terre qui ne suffit même pas à les nourrir et à nourrir leur famille.
Cette situation de misère et de famine entretenue permet de trouver une main-d’œuvre à bon marché (être larbin de colons est une situation enviable ; c'est une sorte de servage ou d'esclavage entretenu par le capitalisme qui lui permet de réaliser de grandes choses à bon marché). C'est ainsi que l'administration française peut être fière des routes et des chemins de fer qu'elle a construits. Elle peut être encore plus fière des prix de revient en main d'œuvre et du sang indigène qu'elle a fait couler. Le progrès capitaliste doit malheureusement faire couler bien du sang pour faire profiter à toute cette racaille colonialiste sans scrupules et l'engraisser.
Nous avons, du côté de l'administration française, plusieurs éléments :
- L'administration coloniale proprement dite, exercée par une classe de bureaucrates et d'aventuriers petits-bourgeois, profondément conservateurs et colonialistes ultra-réactionnaires. Pour eux, l'indigène, l'autochtone ne comprend qu'un seul langage : les coups (coups de pied, de knout ou de fusil). Tous ces fonctionnaires de l'administration des colonies sont le plus souvent des ratés, des personnages profondément tarés, des militaires de carrière abrutis par l'alcool. Ils sourient quand des jeunes gens arrivant aux colonies, avec des fraîches nominations à tel ou tel poste, ont des principes "démocratiques" et "humanitaires" d'administration "paternelle". Les utopistes sont vite assimilés à l'ambiance ou bien ils ne peuvent y rester, leur cœur trop sensible ou leur "santé" ne le leur permettant point.
- Ensuite il y a les grands bourgeois colonisateurs, le grand capitalisme représenté par toute une haute clique de capitalistes, actionnaires, administrateurs, directeurs, riches ingénieurs, gouverneurs, officiers généraux qui mènent tout leur personnel de fonctionnaires et de "boys" à la baguette, vivent comme des rois, dans la débauche, se moquant du sang et de la sueur qu'ils font couler.
Devant une administration française colonialiste, profondément corrompue qui les écrase, les intellectuels indigènes préparent les masses indigènes misérables à la lutte, les entraînent et les éduquent politiquement dans les croyances "démocratiques" et les principes de la libération nationale. Mais toujours, les manifestations et insurrections sont réprimées dans le sang par une force armée d'aventuriers, qui prend à cette répression un plaisir infini.
C'est dans cette atmosphère, en y ajoutant l'effervescence constante des peuples qui l'entourent, Inde et Chine, que l'Indochine est occupée par les japonais. Avec l'occupation japonaise la situation change. Bao-Daï, l'empereur, est obligé de rester sur son trône mais ne participe pas à la politique collaboratrice de l'amiral Decoux. C'est sous l'administration du gouverneur général pétainiste, l'amiral Decoux, que les peuples d'Indochine sont pressurés au maximum : tout d'abord, le peu de ravitaillement qui peut être extirpé sert à nourrir les occupants et à envoyer au Japon ; ensuite les japonais font construire des nouvelles routes stratégiques, des nouveaux chemins de fer et de nouvelles fortifications ; enfin tous les chefs de partis nationalistes, de la droite à la gauche (surtout la gauche) sont déportés à l'île Poulo condor ou en Nouvelle-Calédonie. Les déportations s'accélèrent, ce qui n'empêche pas un fort mouvement de résistance de se constituer.
Ho-Chi-Minh forme la résistance nationale antifasciste où entrent tous les partis nationalistes à tendance antifasciste : démocrates-chrétiens, démocrates, républicains, socialistes et staliniens.
Les français d'Indochine forment leur mouvement de résistance à part. Les trotskistes enfin ne font pas partie officiellement du mouvement de résistance annamite, non pas parce qu'ils se refusent, eux, à y entrer mais parce que les staliniens s'y opposent. Ils agissent donc à leur manière, noyautage, etc. et se revendiquent avant tout du principe de la libération nationale.
La résistance annamite engage rapidement la lutte armée avec les japonais grâce à du matériel américain parachuté et, en 1942-43, livrent 2 véritables batailles militaires, une à Doluong et une plus importante à Thaïnguyeng.
Nous voyons donc que, au départ et historiquement, le mouvement de libération nationale est profond et puissant. Tous les partis politiques annamites posent comme but immédiat la "libération nationale". Pour les uns c'est le but final et pour les autres une simple "étape vers la révolution socialiste". Il s'agit, en réalité, de l'expression, d'un besoin et d'un désir d'une bourgeoisie nationale de s'émanciper. Dans toutes ces luttes d'émancipation nationale contre un puissant impérialisme, il est extrêmement intéressant de noter, de part et d'autre, deux expressions politiques typiques et La classiques de la bourgeoisie et du capitalisme ; deux expressions qui ne peuvent pas vivre l'une sans l'autre et qui sont complémentaires :
- la misère, la démocratie, le droit des peuples et des individus, l'antifascisme ;
- la dictature fasciste, militaire ou "démocratique", l'impérialisme.
La "démocratie" et "l'indépendance nationale" sont des expressions traditionnelles de la bourgeoisie et du capitalisme, qui ont des racines profondes dans l'Histoire depuis la révolution bourgeoise. Les premières "Chartes des Droits" ont été proclamées et imposées de haute lutte à la noblesse. L'invention de l'imprimerie devait servir cet effort de lutte de classe en répandant les "Chartes" et l'idéologie de la "Réforme". Mais, dans la période révolutionnaire de la bourgeoisie, cette idéologie démocratique d'émancipation nationale correspondait à des besoins réels étayés sur une révolution économique qui devait transformer le monde. Certes, le capitalisme, en même temps qu'il se développait et avait besoin, dans sa lutte, de ces mots d'ordre, n'en allait pas moins à la conquête de "peuples arriérés". Et c'est en vue de "leur porter la civilisation" qu'il les opprimait. Les peuples coloniaux "libérés" par le capitalisme devaient subir de sa part une exploitation qui, par la misère qu'elle a créée, laisse loin derrière elle le féodalisme et sa misère.
Dans le féodalisme il s'agit surtout d'une misère du système lui-même, croupissant et bâtard, tandis que le capitalisme entretient dans les colonies une misère voulue dans laquelle des richesses sont immenses. C'est ce qui nous fera mieux comprendre que toutes ces idéologies bourgeoises, nationales, démocratiques, qui sont l'expression de la misère entretenue par un capitalisme puissant et plus avancé, sont en même temps une soupape à cette misère, rien de plus. La bourgeoisie pouvait réellement promettre une amélioration des conditions de vie par rapport au féodalisme parce que son système économique promettait, par lui-même, un développement des richesses. Le capitalisme ne prévoyait pas, dans son idéalisme, qu'il serait amené, par les contradictions de tout système d'exploitation, à accroître la misère de l'humanité. Au début, le capitalisme représente un espoir d'enrichissement et un enrichissement réel de la société. Mais aujourd'hui, "l'émancipation nationale" et l'idéal démocratique "des peuples opprimés par d'autres" ne sont rien de plus qu'une expression de leur misère, sans aucun espoir d'améliorations réelles dans la solution qu'ils veulent donner ; en effet, une solution capitaliste d'aujourd'hui, c'est la continuation d'un régime de misère, quelle qu'en puisse être la forme ; et la démocratie est un songe creux que la réalité vient détruire. Un gouvernement quelconque peut toujours combattre pour la démocratie ; mais quelle est la signification de ce combat si le monde capitaliste d'aujourd'hui, ne permet aucune démocratie ?
La vérité c'est que la lutte d'émancipation nationale est une idéologie bourgeoise dépassée par le capital lui-même mais qui permet à celui-ci de maintenir, par la misère, une expression idéologique de cette misère, qui sert uniquement au capitalisme à maintenir la misère dans l'orbite d'un système qui ne peut que perpétuer la misère. La libération, l'indépendance nationale est concrètement impossible, irréalisable dans le monde capitaliste actuel. Les grands blocs impérialistes dirigent la vie de tout le capitalisme ; aucun pays ne peut s'échapper hors d'un bloc impérialiste sans aussitôt retomber sous la coupe d'un autre. Il peut toujours exprimer l'envie de sortir des compétitions impérialistes, de se placer "en dehors" ou "au-dessus" d'elles ; mais s'il ne peut en sortir, qu'importe la sincérité ou la non-sincérité des discours. Qu'importe si les annamites sont sincères dans leur nationalisme et si Ho-Chi-Minh ne l'est pas. Qu'importe si un De Gaulle, quand il affirme qu'il veut être en dehors des compétitions de blocs, est ou n'est pas sincère, si la réalité fait de ces considérations morales une bouchée et démontre que De Gaulle, étant contre le bloc russe, doit se retourner avec le bloc américain, et Ho-Chi-Minh contre le bloc américain ne peut pas rester sans servir, peut-être sans le vouloir, les intérêts lointains ou immédiats du bloc russe. Il est absolument évident que les mouvements de libération nationale ne sont pas que des pions que Staline et Trumann déplacent à leur guise l'un contre l'autre. Il n'en reste pas moins vrai que le résultat est le même. Ho-Chi-Minh, expression de la misère annamite, s'il veut asseoir son pouvoir de misère, devra, tout en faisant lutter ses hommes avec l'acharnement du désespoir, être à la merci de compétitions impérialistes et se résigner à embrasser la cause d'un quelconque d'entre eux, ou bien capituler devant la France. Sa lutte n'en aura pas moins servi l'un ou l'autre.
Tant que le mouvement de libération nationale peut servir, dans la guerre contre les japonais ; les "alliés" le regardent favorablement. Les américains ont livré un matériel nombreux et moderne aux résistants annamites et français. Vient ensuite la reddition japonaise et la situation se complique.
Du point de vue de l'exploitation industrielle, l'Indochine présente peu d'intérêt, à part quelques usines. L'agriculture y est profondément retardataire. Ce n'est pas ce qui attire les étrangers.
C'est la position géographique de l'Indochine qui en fait une plaque tournante entre le Pacifique et la Mer de Chine d'une part et l'Océan Indien d'autre part. C'est le lieu de passage de toutes les routes aériennes et c'est surtout la voie d'accès, la jonction des routes qui vont vers l'Inde et le Siam d'un côté et vers la Haute Chine d'autre part.
La France n'ayant pas été présente aux conférences de Yalta et Postdam, les trois grands s'étaient contentés de fixer à Yalta l'occupation de l'Indochine par les chinois et les anglais. Au nord du 16ème parallèle, passant par Tourane, devaient occuper les chinois et au sud les anglais. C'était une sorte de compromis -comme tout ce qui a été fait à chaque conférence des grands- qui, en attendant qu'on y voie plus clair, sanctionnait le chaos.
Et en fait, c'était bien le chaos, mais un chaos prévu et presque organisé où chacun devait tenter sa chance et, qui sait, remporter une situation intéressante. Au moment de la capitulation du Japon, le Viet-Minh s'établit au pouvoir, non sans avoir eu à évincer le mouvement de résistance français qui le revendiquait. Choisissant Hanoï pour capitale, le nouveau pouvoir eut, dès lors, affaire à toutes les hyènes impérialistes qui se disputaient l'Indochine : les USA et la Chine d'une part, l'Angleterre et le Siam de l'autre[3]. La France, elle, revendiquait de droit ses colonies d'Extrême-Orient.
Il n'y a qu'à lire les articles du "Monde" sur ce sujet pour se rendre compte du marasme dans lequel a été plongée l'Indochine depuis la capitulation du Japon. Trafic d'armes par des missions américaines pour le compte personnel de quelques chefs de mission, mais dont le but était bien de tirer quelques avantages pour leur pays et, notamment, le contrôle des routes stratégiques qui mènent aux centres de Haute Chine.
Tout cela, ils espéraient l'obtenir en soudoyant quelques membres du Viet-Minh, en distribuant des vivres aux populations, en faisant des tractations avec Ho-Chi-Minh qui temporisait, prenait les armes mais ne se compromettait pas.
Vint l'occupation chinoise dans le nord, utilisant au nord du 16ème parallèle des armées qui étaient gênantes à l'intérieur de la Chine mais qui pouvaient vivre en Indochine grâce au pillage. En fait, les chinois ont fait un pillage désordonné de tout ce qui pouvait y être pillé. Mais ils ont surtout essayé de jouer leur jeu politique avec le Viet-Minh. Ils y ont placé leurs hommes et ont cherché à l'influencer. Peine perdue. Ho-Chi-Minh a cédé sous la pression du moment et des événements, mais a profité d'un revers de la situation pour expulser les gêneurs des postes principaux. Les anglais ont eu aussi leur espoir quand ils ont occupé la moitié au sud du 16ème parallèle. Mais ils se sont vite rendu compte qu'il faudrait se battre avec le Viet-Minh et ont laissé cela à ceux qui devaient venir par la suite. Ils se sont contentés de désarmer les japonais, de les laisser libres et d'occuper militairement, laissant au Viet-Minh l'illusion du pouvoir. Ils libèrent les français que les japonais ont mis en camp de concentration et, somme toute, laissent l'anarchie se développer. "Le Monde" donne des détails de l'influence étrangère avec suffisamment de clarté et d'objectivité pour qu'il nous soit inutile de la faire ici. Pendant toute cette période, le jeu de l'influence étrangère s'est attaqué au Viet-Minh d'une part et d'autre part de créer des bases d'intrigues en Indochine. Mais D'Argenlieu, l'homme de la banque d'Indochine nommé haut-commissaire de la République, et Leclerc avec son armée y sont envoyés en octobre 1943. La bourgeoisie française espérait "rétablir l'ordre" et revenir au bon vieux colonialisme d'antan. Elle avait compté sans la force que représentent le Viet-Minh et la résistance annamite dont Ho-Chi-Minh, nous l'avons vu, est un représentant important et qui a des raisons d'être populaire. C'est alors qu'après avoir compris en paroles l'importance des forces de la résistance en Indochine, la politique française tenta d'endormir le Viet-Minh en faisant le simulacre de vouloir traiter avec Ho-Chi-Minh. Promenée en France, la délégation du Viet-Minh doit écouter les belles promesses et avoir la patience de subir les lenteurs dont elle comprend la signification. Mais Ho-Chi-Minh n'est plus un enfant en politique. Tout en ne cessant de proclamer son désir de faire la paix avec la France, à condition que son gouvernement soit reconnu, il garde l'œil ouvert. Enfin, un modus vivendi est signé en France entre Ho-Chi-Minh et Marius Moutet après des mois de vains atermoiements et pendant que la lutte se poursuit en Indochine. Le modus vivendi devait prendre effet le 1er octobre 1946. En fait, il semble avoir été respecté par le Viet-Minh fatigué et désireux d'obtenir enfin la paix. Paix de courte durée : la France a profité de l'accalmie pour renforcer ses troupes et le 9 novembre 1946, sur une querelle de douane qui éclate entre l'Administration vietnamienne et les troupes françaises, la lutte reprend. Il s'agissait du contrôle de la douane à Haïphong, mais tout autre prétexte eût été bon. D'un côté, la rage et la folie des colonialistes français, l'armée de l'autre et des éléments que les colonialistes avaient réussi à dresser contre le gouvernement nationaliste, devaient exciter la résistance annamite à des massacres et à une lutte sanguinaire. L'exacerbation de la lutte a poussé, dans certains secteurs, à des horreurs immondes de part et d'autre du front. Des documents qui sont entre les mains du comité France-Viet-Nam, en France, en témoignent.
Les armées françaises se conduisent en Indochine comme les troupes fascistes allemandes se sont conduites en France. L'Indochine - qui a connu sous les japonais des luttes sanglantes entre résistants et occupants de l'Axe - a affaire aux mêmes méthodes sanguinaires et aux mêmes cliques militaires. Ils ont eu des Oradour japonais, ils ont maintenant des Oradour français. De la part de la résistance annamite, la réponse n'est pas moins sanglante. Le sang appelle le sang et on peut dire que la guerre d'Indochine égale en horreur et dépasse en durée la guerre que nous avons connue entre la résistance et les troupes allemandes. La France pratique là-bas la même politique que l'Allemagne, en Europe, pendant la guerre mondiale, en soutenant dans les provinces des gouvernements fantoches et un séparatisme qui, au début, était presque inexistant, ne reposant sur aucune base historique ou traditionnelle réelle (Cochinchine), mais qui devait se développer à la faveur de l'affaiblissement du Viet-Minh.
La guerre se poursuit. Les éléments résistants sont forts. La situation est catastrophique. La seule issue, pour la France qui est pauvre et affaiblie, est de traiter et d'essayer de trouver un nouveau compromis.
De part et d'autre, il semble que la situation soit mure pour aboutir à un compromis ; compromis qui, n'en doutons pas, entamera largement les revendications "démocratiques" du Viet-Minh. Des milliers de morts, des luttes sanguinaires et des résultats négatifs, tel est le bilan de ce qui, pour les uns (la bourgeoisie annamite), est une lutte qui correspond à des intérêts réels et, pour les autres (les trotskistes et autres), une lutte qui fait "monter" une marche sur l'escalier irréel du socialisme réformiste. Lutte sanglante, résultats négatifs.
Le régime capitaliste, nous le savons tous, ne peut plus régner qu'en semant partout les ruines et la mort. Mais le résultat des luttes menées par la résistance indochinoise n'est négatif que pour la résistance nationale elle-même et pour ceux qui espèrent arriver un jour au socialisme par le soutien à de telles luttes. Pour le capitalisme, ces combats ne sont pas négatifs. Ils servent toujours le capitalisme en général, en affaiblissant les forces des couches révolutionnaires, ainsi qu'un bloc impérialiste au détriment de l'autre du fait que le combat est dirigé contre l'un ou contre l'autre.
Mais il serait simpliste de considérer, par exemple, qu'un tel (Ho-Chi-Minh) ou un tel (le Sultan du Maroc) est à LA SOLDE du bloc russe ou du bloc américain. Ce n'est pas, au départ, dans l'intention ni dans le but de leurs luttes que ces mouvements profitent à tel ou tel bloc impérialiste, mais dans leurs résultats. La misère les engendre et ils s'appuient sur elle ; ils ne peuvent que perpétuer la misère ; ils ne servent en rien la cause du socialisme et ils ne sont en rien une étape vers la révolution. Les solutions qu'ils tentent d'apporter à des problèmes capitalistes, ne sortant pas de l'orbite du capitalisme, ils ne peuvent que perpétuer et servir le capitalisme.
Dans la situation internationale présente, où la guerre se précise à chaque conférence, où les grands blocs impérialistes sont à l'affût du moindre événement qui puisse porter préjudice à son ennemi, on voit de tous côtés une effervescence des "peuples opprimés". Pour les bourgeoisies nationales des petits pays ou des colonies, il y a toujours à exploiter les désaccords politiques entre les grands impérialismes, mais ce genre de spéculations fait partie intégralement du cours historique qui va vers la guerre et l'accentue, créant de nouvelles bases de compétitions. Le Moyen-Orient est le lieu où toutes les intrigues possibles se jouent ; les arabes et les juifs ne font que payer de leur sang des compétitions où leur idéal n'est pour rien et où ils n'ont aucun espoir d'en récolter une seule parcelle.
En Asie, les compétitions entre le bloc russe et le bloc américain ont leurs expressions indirectes en Inde, dans les bagarres entre musulmans et hindous, où les musulmans, soutenus dans le temps par les anglais contre les hindous, sont combattus aujourd'hui par les hindous et par les anglais parce que la création de l'État indépendant du Pakistan serait un danger pour l'impérialisme américain ; en Chine également, les partisans et les "communistes" chinois et les gouvernementaux se font une guerre où il s'agit en réalité d'une compétition beaucoup plus vaste qu'une simple affaire chinoise ; russes et américains y sont directement aux prises.
En Indochine, un mouvement de résistance qui a refusé de faire le jeu américain et le jeu anglais, qui combat l'impérialisme français, est un danger pour ceux-ci. Avant la guerre de 1914-18, les compétitions impérialistes dans les colonies ont eu leur expression à Fachoda (1898), Agadir (1911), dans l'affaire du chemin de fer de Bagdad, etc., et avant la guerre de 1939-45, c'est l'Érythrée, la Chine, l'Espagne et la Tchécoslovaquie qui sont des expressions de la concrétisation des contradictions inter-blocs. Aujourd'hui, c'est tantôt en Indonésie, tantôt en Iran, en Palestine, en Chine, etc. Ici les blocs impérialistes sont en présence directement de part et d'autre, là ils semblent se désintéresser. Mais le cours vers la guerre s'accentue, la conférence de Moscou révèle le degré de l'antagonisme et le feu s'allume un peu partout d'une façon anarchique. Les USA sont prêts à soutenir, de tous les côtés, ceux qui veulent bien entrer dans leur jeu. Les missionnaires américains sillonnent les colonies françaises avec des carnets de chèques dans leur bible. L'effondrement de l'impérialisme français donne des espoirs à ces requins d'"alliés". Être "alliés" ne veut pas dire être poire ; les américains l'ont bien montré. De plus, les bases stratégiques étant en compétition doivent à tout prix rester du côté du bloc américain.
Au point de vue de la lutte de classes, tous ces événements, s'ils éveillent un intérêt puissant du côté capitaliste bourgeois, laissent les ouvriers dans la plus profonde indifférence. Ce n'est pas par hasard que les ouvriers mènent la bataille de la production en France pour permettre, par cet effort, de mâter la résistance annamite, qu'ils acceptent impôts et restrictions sans cesse accrus et que le champ est libre aux compétitions impérialistes et à la marche vers la guerre.
PHILIPPE
[1] Nous le voyons ensuite représentant de l'Asie au Komintern, du temps de Lénine et Trotsky. Ensuite il est membre de la mission Borodine en Chine. Avant la guerre de 1939, il voyage dans le Sud-est asiatique et y organise des mouvements nationalistes.
[2] Au point qu'un indigène diplômé d'université qui se fait naturaliser doit repasser ses diplômes.
[3] Lire "Le Monde" des 13, 14, 15 et 16 avril – Les intrigues étrangères en Indochine.