La classe ouvrière doit éviter le piège de la défense de l’État démocratique

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Les manifestations qui ont débuté le 7 décembre après le départ de Pedro Castillo se sont poursuivies et suite au déchaînement de la répression, le ministère public péruvien a indiqué au 20 janvier que l’on dénombrait 55 morts et plus de 1 200 blessés. Par ailleurs dans 28 provinces, principalement dans le sud du pays, 78 barrages routiers et des manifestations de protestation sont toujours en cours. Le 15 janvier dernier, l’état d’urgence a été déclaré dans les régions de Puno, Cuzco, Lima et Callao pour une durée de 30 jours. Le gouvernement actuel de Dina Boluarte reste inflexible quant à sa décision de réprimer durement les manifestations tout en ouvrant des enquêtes judiciaires avec l’appui des services de renseignement de la police afin d’éviter un scénario similaire à celui qu’ont connu ces dernières années des pays comme le Chili et la Colombie. D’autre part, les manifestants demandent la libération de l’ancien président Pedro Castillo (qu’ils considèrent comme victime d’un coup d’État), la démission de Dina Boluarte, des élections anticipées ainsi qu’un référendum populaire sur la convocation d’une assemblée constituante. En décembre de l’année dernière, nous avons publié un article sur notre site internet, dans lequel nous disions : « Les révoltes populaires qui s’élèvent en tant qu’actions organisées des factions opposées de la droite et de la gauche sont des tentatives désespérées de ces mêmes factions pour maintenir ou reprendre le contrôle de l’État [donnant lieu à une polarisation qui] imprègne la société avec tout ce qu’elle comporte de confusion et d’empoisonnement idéologique. Les demandes de “fermeture du congrès”, “ils doivent tous partir”, “nouvelles élections, “nouvelle constitution”, ne sont rien d’autre que des revendications démocratiques ne visant qu’à maintenir le statu quo de l’État bourgeois. Elles n’ont rien à voir avec les intérêts de la classe ouvrière et son projet historique. Bien au contraire, elles la conduisent à l’enfermement dans la société d’exploitation divisée en classes. Elles sont très éloignées des revendications immédiates qui ont pour but la défense de ses conditions de vie et qui remplissent également une fonction d’expérience de lutte nécessaire à sa maturation politique. […] Bien que nous ne doutions pas qu’il y ait des éléments de la classe ouvrière impliqués dans ces révoltes populaires qui tentent d’exprimer leur indignation face à la décadence de la classe politique, ils le font sur un terrain qui n’est pas le leur et où la bourgeoisie comme la petite bourgeoisie, imposent leurs bannières démocratiques afin de maintenir intacte la société d’exploitation et en défendant leurs propres intérêts de gains et de profits grâce à l’exploitation féroce de la force de travail des prolétaires. Ces éléments de la classe ouvrière et des autres couches non exploiteuses sont emportés par la violence irrationnelle et pourrie d’un système n’ayant plus rien à offrir à l’humanité ». (1)

Il est nécessaire d’insister sur le fait que ces protestations ont conduit, dans certaines régions du pays, à des révoltes de type interclassiste et dans lesquelles les travailleurs se sont rangés sous les bannières de la petite bourgeoisie avec comme conséquence directe, leur atomisation et leur implication dans une confrontation qui ne se situe pas sur leur terrain de classe. De plus, des attitudes typiques du lumpen ont pu être observées comme des incendies de bâtiments, d’entreprises ou de mines, des attaques de bus et d’ambulances, le racket des usagers sur les autoroutes occupées et, pire encore, l’attaque de nombreux ouvriers travaillant dans le secteur de la santé, les mines ou l’agro-industrie et qui se sont vus dérober leurs biens voire agressés parce qu’ils ne voulaient pas se joindre au mouvement.

Au-delà de l’indignation et du profond ressentiment qui existent historiquement dans les provinces du sud du Pérou, telles que Huancavelica, considérée par la Chambre de Commerce comme la deuxième plus pauvre du pays (41,2 %), suivie par des régions comme Puno ou Ayacucho et du fait que l’extrême-gauche ait alimenté la fable du droit à la révolte des plus pauvres, des droits bafoués des peuples indigènes ou du droit des paysans à la terre, ce qui semble être au cœur de toute cette situation sont les aspirations jusqu’à présent frustrées des divers secteurs de la petite bourgeoisie qui espéraient, avec l’arrivée au pouvoir de Pedro Castillo, pouvoir les concrétiser face à la grande bourgeoisie péruvienne. Celle-ci contrôle non seulement, entre autres, les secteurs de l’alimentation, les banques, la construction, les mines, le tourisme, les matériaux, les combustibles, l’éducation avec des revenus annuels se chiffrant en milliards de dollars et des investissements dans une grande partie de l’Amérique du Sud, de l’Europe et des États-Unis, (2) mais elle possède également le contrôle politique avec une forte représentation au Congrès et des racines profondes dans l’appareil d’État. C’est pourquoi cette confrontation a été présentée parfois comme une lutte entre le « sud riche en ressources mais souffrant d’une importante pauvreté » et la bourgeoisie de Lima « corrompue, exclusive et centralisatrice ». L’appropriation des ressources naturelles et matérielles par la bourgeoisie liménienne est l’un des thèmes récurrents dans le discours des protagonistes du mouvement.

Les secteurs de la petite bourgeoisie à l’origine de ces blocages de routes, mobilisations et marches dans les provinces dont certaines sont allées jusque Lima, ont été soutenus par des associations de petits commerçants, des fédérations paysannes, des syndicats, des gouverneurs régionaux, des autorités universitaires, des associations d’avocats, des regroupements d’étudiants, tous largement imprégnées d’idéologie gauchiste combinée à des éléments nationalistes et régionalistes qui ne font que refléter la défense des intérêts spécifiques à ces groupes et, en fin de compte, du capital national.

Selon des estimations de l’Institut National de la Statistique et de l’Information (INEI), en 2021, 25,9 % de la population péruvienne (soit 8,5 millions de personnes) vivait sous le seuil de pauvreté et 4,1 % (soit 1,3 million de personnes) dans l’extrême pauvreté sachant que sont considérées en situation de pauvreté, les personnes dont le pouvoir d’achat mensuel est inférieur à 378 oles (97 $ américains) et en situation d’extrême pauvreté ceux pour qui il est inférieur à 201 soles (52 $ américains). Il faut ajouter à cela l’impact économique de la pandémie de Covid-19 et plus récemment de la guerre en Ukraine. Il est évident que la crise économique mondiale frappe l’ensemble de la bourgeoisie nationale mais elle touche plus durement les secteurs les plus vulnérables de l’appareil productif, sans parler du secteur informel.

Ce sont ces faits qui nous amènent à penser que ces mobilisations constituent une action désespérée des couches sociales qui se sont retrouvées embourbées suite à la détérioration progressive de l’économie et qui aspirent à une plus grande représentation dans l’appareil d’État de façon à pouvoir sauvegarder leurs intérêts. Elles ont profité de l’appauvrissement général pour agiter l’épouvantail de l’exclusion sociale sur la base de la race ou de la région d’origine, de la « démocratie seulement pour quelques-uns ». La Direction nationale du renseignement (DINI) et le ministère de l’Intérieur ont déclaré que ces mobilisations « sont financées par l’exploitation minière illégale, le trafic de drogue et d’autres agents qui cherchent à semer la peur ». En outre, il accuse des organisations politiques et syndicales, telles que le Movadef (Mouvement pour l’Amnistie et les Droits Fondamentaux), la Fenate (Fédération Nationale des Travailleurs de l’Éducation) et des factions du Sentier Lumineux, la CUNARC (Central Única Nacional de Rondas Campesinas del Perú), SUTEP (Syndicat Unitaire des Travailleurs de l’Éducation du Pérou), ainsi que la Fédération régionale des producteurs agricoles et de l’environnement.

De leur côté, les secteurs de la bourgeoisie traditionnelle et leurs partis ont également profité de la situation pour brandir la bannière de la lutte contre le communisme, afin d’éviter que « le terrorisme ne resurgisse dans le pays », ce qui leur a donné l’excuse parfaite pour déclencher la répression et la terreur d’État. Ils ont ainsi fait d’une pierre deux coups en criminalisant les protestations et en présentant toute revendication sociale comme une menace pour l’ordre public. Le gouvernement de Dina Boluarte a déployé 11 000 policiers pour contrôler les manifestations dans la ville et, le 21 janvier, a ordonné une intervention à l’Université Nationale Majeure de San Marcos, la principale université publique du pays, à l’aide d’un important contingent de policiers. Les forces de l’ordre ont enfoncé la porte principale avec un véhicule blindé, utilisant également des drones et des hélicoptères et ont arrêté environ 200 personnes qui, pour la plupart, venaient d’autres régions et passaient la nuit dans l’établissement, envoyant ainsi un message clair au secteur étudiant qu’il accuse de préparer des actions terroristes. Au-delà du fait que les organisations politiques et syndicales de la petite bourgeoisie et des factions de gauche soient à l’origine de ces mobilisations et qu’il puisse exister un financement provenant d’activités illicites, cela ne change en rien l’attitude que les ouvriers doivent adopter face à cette situation, laquelle illustre l’impact de la décomposition du capitalisme sur la vie la bourgeoisie péruvienne.

Par ailleurs, les différentes factions de la bourgeoisie attaquent aussi idéologiquement le prolétariat à travers une campagne dans laquelle le nationalisme, la défense de la démocratie et de la nation sont exaltés. Cela reflète une autre dimension de la crise politique, comme les actions dans lesquelles se manifeste la concurrence impérialiste dans la région.

Le 23 janvier, le ministère péruvien des Affaires étrangères a publié un communiqué rejetant les déclarations du président bolivien, Luis Arce, lequel exprimait son « soutien à la lutte du peuple péruvien pour récupérer sa démocratie et aussi pour récupérer le droit d’élire un gouvernement qui le représente ». (3) Il faut rappeler que le président du Conseil des ministres du Pérou a accusé Evo Morales d’ « encourager l’insurrection […] et d’introduire des armes au Pérou depuis la Bolivie ». Les intentions de Pedro Castillo de permettre à la Bolivie l’accès à la mer ont été rejetées par la droite péruvienne et soutenues par d’autres gouvernements de gauche de la région. Cette situation a conduit le gouvernement péruvien à interdire à Evo Morales et huit autres fonctionnaires boliviens, l’entrée sur son territoire.

De même, le ministère péruvien des affaires étrangères a rejeté les déclarations du président colombien Gustavo Petro sur les événements qui se sont déroulés sur le campus de l’Université Nationale Majeure de San Marcos. L’une des questions qui préoccupait le plus les factions de droite péruviennes était celle des relations avec les autres gouvernements de gauche de la région et qui auraient pu affecter les intérêts historiques en commun des bourgeoisies américaine et péruvienne, bien qu’il semble que Castillo n’ait eu le temps de concrétiser quoique ce soit. L’ambassadrice américaine, Lisa Kenna, a d’ailleurs rappelé ces mêmes intérêts en réitérant « le plein soutien de son pays aux institutions démocratiques du Pérou et aux actions du gouvernement constitutionnel pour stabiliser la situation sociale ». Le patriotisme est un poison idéologique dont les différentes bourgeoisies du monde se servent en permanence. Dans le cas du Pérou, il ne faut pas oublier que tant la guerre du Pacifique avec le Chili (1879-1884), au cours de laquelle il a perdu la province côtière de Tarapacá, que la guerre du Cenepa (1995), concernant la délimitation de la frontière dans la haute-vallée de la Cenepa, continuent d’être des éléments récurrents dans l’élaboration d’un récit historique exaltant le sentiment national.

En résumé, la situation actuelle montre que la bourgeoisie péruvienne, comme l’ont fait par le passé les autres bourgeoisies de droite et de gauche de la région, n’a pas hésité à déchaîner la répression et à maintenir ses intérêts par tous les moyens possibles, en envoyant un message clair pour insuffler la peur dans les rangs du prolétariat. Il est difficile de savoir si ces manifestations et ces barrages routiers vont se prolonger ; ce qui est clair, c’est que la bourgeoisie péruvienne semble être convaincue que la seule façon de parvenir à une certaine stabilité politique et à un contrôle de la situation sera d’appliquer la « violence légitime » de l’État envers la population et la purge de son appareil politique, comportement qui n’est pas étranger à celui que bourgeoisie mondiale a adopté pendant la période de la décadence du capitalisme et qui continue à s’approfondir dans sa phase actuelle de décomposition. Comme nous le disions dans notre article de décembre 2022 : « Ce qui se passe actuellement au Pérou n’est pas une expression ou une réaction prolétarienne se situant sur le terrain de la lutte des classes. C’est, au contraire, une lutte pour des intérêts purement bourgeois, où l’une des deux factions opposées de la bourgeoisie finira par prendre le contrôle de l’État afin de poursuivre l’exploitation des travailleurs. […] Le terrorisme exercé par les bourgeoisies des deux camps continue de faucher des vies humaines. Les méthodes d’incendie et de violence aveugle utilisées sont à l’opposé de celles par lesquelles la classe ouvrière renversera le capitalisme et qui seront fondées davantage sur la capacité à construire une organisation capable d’incorporer le reste des couches non-exploitantes dans son programme, en dirigeant les actions politiques de transformation contre les classes dominantes. La terreur déchaînée par la bourgeoisie et de ses deux camps en pleine ébullition constitue une attaque contre la conscience de la classe ouvrière ». (4)

La section du CCI au Pérou, février 2023.

 

1« Perú : la clase trabajadora se encuentra en el fuego cruzado de las facciones burguesas enfrentadas », disponible sur le site web du CCI en espagnol, (décembre 2022).

2F. Durand, Les douze apôtres de la démocratie péruvienne (2017).

3La Chancellerie a remis une note de protestation à l’ambassadeur de Bolivie pour les déclarations du président Luis Arce.

4« Perú : la clase trabajadora se encuentra en el fuego cruzado de las facciones burguesas enfrentadas », disponible sur le site web du CCI en espagnol, (décembre 2022).

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Manifestations au Pérou