La bourgeoisie face à la crise (2ème partie) - Centralisation du capital et des classes moyennes

Afficher une version adaptée à l'édition sur imprimante

La crise accélère la tendance vers une centralisation du capital aux dépens des secteurs les plus faibles du capital, ainsi que de Ta petite-bourgeoisie et des petits paysans. La part de la plus-value globale qui est à présent appropriée par ces éléments sera de plus en plus appropriée par le grand capital, qu’il se présente sous sa forme monopolistique ou d’État. L’exemple le plus flagrant de l’accélération de ce processus a été l’attaque récemment menée par les compagnies pétrolières contre les entreprises de raffinerie et de distribution indépendantes. L’approvisionnement en pétrole brut des raffineries indépendantes a été coupé et les stations-service indépendantes, en plus des ”restrictions” de pétrole, se sont vu concurrencer par les ventes à plus bas prix des compagnies qui tentaient ainsi de les ruiner. De cette façon, ces dernières espéraient s’emparer des 20% du marché de raffinerie et de détail qui leur échappaient jusqu’à présent. Le même phénomène se produit dans l’industrie des transports, où les camionneurs indépendants ont dû faire face à une vigoureuse attaque des grandes compagnies de transports routiers qui, pour faire face à la crise, ont tenté d’étendre leur emprise en poussant à la faillite leurs concurrents aux moyens plus limités .

Les politiques déflationnistes qui sont appliquées partout ont des conséquences particulièrement catastrophiques pour le petit capitaliste, le boutiquier et le petit paysan. Des impôts plus élevés et une politique du crédit restrictive, à travers lesquels le capital espère freiner l’inflation galopante, font des ravages dans leurs rangs. Aux USA, le taux d’intérêt est monté jusqu’au chiffre record de 11,5% en mai. Les économistes gouvernementaux ont admis que les ”petites entreprises payent à présent 14 à 16% sur des prêts à court terme et les banques leur refusent des extensions” (Newsweek,10 juin 1974). Incapables de financer leurs opérations, les petits capitalistes et les boutiquiers font faillite à un rythme accéléré. La somme totale des dettes des compagnies banqueroutières dépasse de loin $ 200 millions par mois, ce qui représente une augmentation de 50% par rapport à 1973. C’est évidemment le grand capital qui tirera profit de cette vaste opération de ”nettoyage".

Face à ces politiques gouvernementales, la petite bourgeoisie (boutiquiers, camionneurs indépendants, petites stations-service, etc.) a, contrairement aux propriétaires de petites et moyennes usines, démontré leur volonté de riposter par des formes violentes de lutte afin de défendre leurs privilèges de classe possédante.

En France, en Novembre 1973, à la suite de fortes augmentations d'impôts, les petits commerçants qui vendent au détail une grande part de la production agricole se sont mis en grève pour faire diminuer les nouveaux impôts qui venaient, menacer leurs profits. Partout en France les marchés de gros ont été fermés, et les supermarchés qui ne fermaient pas se sont vus attaqués ou entourés de piquets de grève; on crevait les pneus aux camions qui essayaient d'y livrer leur marchandise. A Paris, le 15 Novembre, presque tous les vendeurs au détail, les cafés et les restaurants, ont été fermés, et ceux qui refusaient d'observer le mot d'ordre de grève étaient menacés de violences.

Aux Etats-Unis, en Décembre 1973, des milliers de camionneurs indépendants se sont mis en grève contre la politique du gouvernement sur l'essence, qui les mettait en danger de faillite. Les autoroutes ont été bloquées et on tirait sur les camions qui continuaient à rouler. En Janvier, des propriétaires indépendants de stations d'essence de Long Island ont commencé une grève pour protester contre les restrictions sur l'essence. Les propriétaires qui gardaient leur station ouverte ont été menacés ou attaqués par les propriétaires en grève. La "gauche" a soutenu ces luttes de la petite bourgeoisie avec un enthousiasme effréné. En France, le P.C. et la C.G.T. ont soutenu inconditionnellement la lutte des petits commerçants. Les trotskystes de l'aile Mendel-Franck de la IV° Internationale (Rouge) ont suivi le P.C. en arguant que la petite bourgeoisie, comme la classe ouvrière est une victime des monopoles et donc l'alliée naturelle du prolétariat. Pris dans leur propre rhétorique ils sont allés jusqu'à affirmer que "les petits commerçants auraient tout à gagner dans un système de distribution socialiste où ils ne seraient plus à la merci du grand capital, où ils n'auraient plus à payer les conséquences des hasards de la vente".

Aux Etats-Unis pendant la grève des camionneurs indépendants, la Spartakist League trotskyste a signalé la nécessité de "gagner la direction des classes moyennes" en "donnant des garanties aux petits commerçants en lutte" (Workers' Vanguard. 4 Janvier 1974). Ceux d'international Socialism ne se sont pas contentés d'affirmer que la petite bourgeoisie est l'alliée naturelle du prolétariat dans la lutte pour le socialisme, ils ont aussi décidé d'incorporer la petite bourgeoisie dans la classe ouvrière.' Dans ses écrits sur la grève des camionneurs indépendants, International Socialism a fièrement proclamé qu'on ne saurait voir une image plus vivante du pouvoir des ouvriers américains” (Workers' Power n°88).

L'image d'un "socialisme" sécurisant les classes moyennes, d'un front unique de toutes les victimes des monopoles (petits capitalistes, professions libérales, petite bourgeoisie, paysans, ouvriers) et même la démagogie avec laquelle la petite bourgeoisie est transformée en "ouvriers", sont des caractéristiques de l'aile gauche du capital. Derrière ces alliances multi-classistes et ces programmes populistes, l'aile gauche de la bourgeoisie se prépare d'abord à dévier le prolétariat de l'assaut révolutionnaire contre l'État capitaliste pour ensuite paver le chemin du massacre des ouvriers.

La question des classes moyennes et des rapports du prolétariat envers celles-ci est extrêmement complexe et demande un développement bien plus détaillé que celui que nous pouvons faire ici. Nous pouvons cependant énoncer certains points fondamentaux. La "protection" des classes moyennes présuppose la survie du système capitaliste. L'existence même des classes moyennes est directement liée à la perpétuation du système de production de marchandise, du marché et de la loi de la valeur. Le socialisme ne "protège" pas les classes moyennes et ne leur garantit aucune "stabilité". Il représente leur destruction en tant que couches distinctes ayant des privilèges et des propriétés.

C'est vrai que les classes moyennes sont victimes de la tendance centralisatrice du capital. Cependant, il n'existe pas de mode de production correspondant à la domination de la petite bourgeoisie. Les classes moyennes ne peuvent pas avoir un pouvoir étatique correspondant à leurs propres intérêts de classe. En effet, la petite bourgeoisie ne peut pas lutter contre le capitalisme sans se suicider en tant que classe possédante. Afin de préserver ce qui leur reste de privilèges et de propriété, les classes moyennes ne peuvent que se tourner vers les représentants du grand capital dans sa forme monopoliste ou étatique.

Si la centralisation du capital condamne la petite bourgeoisie à une destruction progressive, le désordre et le trouble social qu’apporte le réveil d’une insurrection prolétarienne constituent une menace bien plus grande et immédiate à la sécurité et la stabilité des classes moyennes. Face à la menace de la révolution prolétarienne, las classes moyennes apportent leur soutien au capitalisme dans ses formes d’oppression les plus brutales, dans l’espoir de débarrasser la société de l’insécurité que représente un prolétariat militant.

Cela ne veut pas dire que des éléments des classes moyennes ne peuvent pas être gagnés par la lutte pour le socialisme. Cependant, la petite bourgeoisie rejoint le mouvement prolétarien non pas pour défendre ses intérêts de classe, mais avec la conscience que la révolution socialiste veut dire l’élimination de la petite bourgeoisie non pas en tant qu’individus, mais en tant que classe distincte et privilégiée.

Le contenu réel du programme de l’aile gauche de la bourgeoisie, quoique celle-ci puisse bien dire, n’est pas la protection des classes moyennes. Si la gauche sauve les classes moyennes de la domination des monopoles privés, ce n’est que pour les assujettir au contrôle total et à la domination du capitalisme d’État. Les petites et moyennes entreprises qui ne sont pas nationalisées seront organisées et réglementées par l’État à travers son appareil de planification. Les producteurs indépendants seront organisés dans un réseau de ”coopératives” sous le contrôle total de l’État. Tandis que l’appareil de planification déterminera la répartition des matières premières, contrôlera les prix et les profits etc., les institutions du "crédit public" placeront les fonds dans ces entreprises déterminant ainsi les conditions de leur existence, leur taille etc. La base du programme de la gauche est la subordination stricte des plus petites entreprises et des producteurs indépendants les plus insignifiants aux besoins et aux diktats du grand capital

Dans le moment présent, les monopoles privés et leurs représentants dans le pouvoir d’État se trouvent devant un dilemme par rapport aux classes moyennes. À mesure que la crise s'approfondit, les monopoles ont besoin de se saisir de la part globale de plus-value que les classes moyennes s'approprient sous une forme ou une autre. Pour lutter contre l’inflation galopante, le grand capital a besoin d'une politique de restriction des crédits qui hâtera la destruction des petits capitalistes et de la petite bourgeoisie. Cependant, les politiques déflationnistes que requiert La conjoncture économique présente ont des ramifications politiques dangereuses dans la mesure où elles affectent les classes moyennes. La hausse des impôts et les restrictions de crédit peuvent provoquer des soubresauts violents de la petite bourgeoisie à une époque où le grand capital a besoin du soutien des classes moyennes contre le prolétariat. Pour pouvoir utiliser les classes moyennes contre le prolétariat, le grand capital doit au moins faire semblant de protéger leurs intérêts. La division dans les rangs du grand capital sur la question des classes moyennes (entre ceux qui suggèrent une vaste politique déflationniste et ceux qui parlent de la nécessité de protéger les classes moyennes) ne porte en fait que sur les moyens de s’attaquer aux couches moyennes. Face à la faillite économique, la grande bourgeoisie devra s’attaquer directement aux classes moyennes, même au risque de perdre leur soutien politique. Si la situation économique se stabilise, ne fût-ce que pour une courte période, le grand capital pourra se satisfaire d'une attaque indirecte sur les classes moyennes, ce qui permettrait la continuation du processus de centralisation sans entrave majeure, tout en essayant de garder le soutien politique de la petite bourgeoisie grâce aux promesses de protection du gouvernement.

La centralisation du capital, que la crise est en train d’accélérer, est aussi en train d’affecter le grand capital lui-même. À mesure que la crise s'approfondit, la tendance vers le capitalisme d'État se prononce de plus en plus. Dans les années à venir, la balance entre capital privé et capital d'État penchera de plus en plus en faveur de ce dernier. Il ne sera plus seulement question de nationaliser les industries qui marchent à perte, mais de nationaliser bon nombre d’industries les plus profitables. La perspective est à la fusion et non à une lutte violente entre les représentants du capital privé et d’État. Cependant, ce sera la force ou la faiblesse relative du capital national dans le marché mondial qui déterminera le nouveau point d'équilibre entre capital privé et étatisé. C'est la lutte entre les différentes fractions du capital pour un repartage du marché mondial, la nécessité de se préparer pour une guerre impérialiste mondiale, qui est à la base de la tendance inexorable vers le capitalisme d'État.

La "gauche" officielle est le véhicule de base des fractions de la bourgeoisie qui défendent le système capitaliste d'État le plus achevé. La "gauche" ne représente pas seulement l’aile la plus étatiste, elle représente aussi la plus nationaliste. Alors que l'aile "modérée" du Parti Travailliste anglais (Wilson, Healy) était le reflet fidèle des intérêts de la City et entretenait les relations les plus étroites possibles avec le capital américain, la "gauche" travailliste (Tony Benn, The Tribune Group) est le reflet d'une tendance grandissante à une; économie nationaliste et autarcique. Ainsi, la "gauche" travailliste est décidée à retirer l'Angleterre du Marché Commun et à utiliser le National Enterprise Board prévu pour, selon les mots mêmes de M.Benn "s'opposer aux multinationales et empêcher les industries anglaises d'investir outre-mer". Les nationalisations, les accords de planification, le N.E.B., les contrôles sur les échanges etc. voilà les instruments dont la "gauche" espère se servir pour conduire le capital britannique dans la voie de l'autarcie.

En France, aux récentes élections présidentielles, François Mitterrand, le candidat des partis Socialiste, Communiste et Radical de gauche a clairement fait savoir son intention de limiter les activités des compagnies multinationales, et de protéger l'"indépendance" du capital français. En réponse à un questionnaire de la revue "Entreprise", organe de pointe de l'aile "moderniste" du patronat, Mitterrand affirme :

  • "Je veux préserver notre indépendance dans trois domaines essentiels :

Vis-à-vis des investissements étrangers dans les secteurs-clé.

  • Technologiquement, surtout dans les industries de pointe (ordinateurs, énergie nucléaire).
  • En tenant compte des approvisionnements en énergie et en matières premières.

C'est dans cet esprit que ces mesures envers les multinationales seront étudiées et votées." (Entreprise n°975)

Mitterrand voit aussi les nationalisations comme un moyen de sauvegarder les "intérêts nationaux" français :

  • "Dans certains cas (les nationalisations) sont aussi une solution pour éviter que certaines compagnies ne tombent sous le contrôle étranger. Si Roussel-Uclaf avait été nationalisé, comme nous l'avons proposé en 1973, cela lui aurait évité de passer entre les mains du capital étranger. [1]" (Idem).

Comme l'indépendance du capital français ou anglais est une illusion, et que la seule alternative à la domination américaine est de se tourner vers le capital russe, la dégradation de la situation économique va renforcer l'influence de la fraction de gauche du capital, aussi sûr que la nationalisme et l'étatisme sont deux manifestations de l'orientation grandissante vers la guerre.

Les solutions de la bourgeoisie

Intensification du travail, blocage des salaires, programmes d'austérité et déflation servent à reporter la crise sur le prolétariat et à abaisser les salaires. Les énormes investissements en capital fixe sont de moins en moins en mesure d'aider le grand capital, entraîné, dans une crise qui s'approfondit, face à la saturation des marchés, à augmenter la productivité du travail. La baisse des profits, les taux d'intérêt élevés, les taxes qui augmentent rapidement ont d'ores et déjà entamé la capacité du capitalisme à faire de nouveaux investissements importants. Ainsi en Mai en Angleterre, la Confédération de l'industrie britannique "affirmait qu'il y avait eu un effondrement sans précédent dans les perspectives du capital" (Financial Times 4/6/74 Pour relever le taux de profit, la bourgeoisie devra de plus en plus utiliser la bonne vieille méthode d'intensification du travail, avec ses conséquences Inévitables: épuisement, maladies, accidents et mort précoce qui seront le sort des ouvriers qui auront encore du travail. Cette augmentation du taux d'exploitation entraînera dans son sillage un chômage massif, puisque moins de travailleurs produisent plus de plus-value.

La lutte pour les marchés s'intensifiant, chaque fraction nationale de la bourgeoisie doit tenter de réduire ses coûts de production. Pour renforcer sa compétitivité et élever son taux de profit, la bourgeoisie essaie aujourd'hui de diminuer ses frais salariaux, de réduire le coût de travail à son strict minimum, jusqu'à payer les ouvriers en-dessous de la valeur de leur force de travail.

Lors de la dernière grande crise économique des années 30, la bourgeoisie avait deux politiques de base qu'elle pouvait utiliser alternativement dans ses assauts contre le niveau de vie du prolétariat : la déflation, qui entraîna une réduction directe des salaires (Allemagne, Italie, Flandin et Laval en France) l'inflation, qui, elle, entraîna une baisse indirecte du pouvoir d'achat dû à la dépréciation de la valeur de la monnaie (Etats-Unis, Angleterre, Blum en France). Dans la mesure où les prix étaient tombés depuis cinq ans à un niveau sans précédent, et où le lourd fardeau des dettes (les crédits bancaires qui ont financé la reconstruction d'après-guerre) condamna bien des capitaux à l'oisiveté, le grand espoir de la bourgeoisie résidait dans une politique inflationniste comme celle de Roosevelt aux Etats-Unis, qui cherchait à relever les prix et à délivrer les capitalistes du poids de leur endettement grâce à la dévaluation de la monnaie. Les répercussions sur le prolétariat ne furent pas moins désastreuses que celles de la politique déflationniste allemande. D'après William Green, président de l'A.F.L., le revenu des ouvriers a augmenté de 7,5% entre Avril 1933 où le Dollar avait été dévalué et Février 1934, alors que le prix des produits alimentaires de base augmentait de 16,7% et les prix des vêtements et autres marchandises de 27,5%. "Il y eut une hausse du salaire nominal mais une baisse du salaire réel" (Lucien Laurat "Cinq Années de Crise Mondiale", Paris 1934, p.74).

L'actuelle crise mondiale bien que caractérisée par une chute de production et une augmentation du chômage (quoiqu'à un niveau différent de celui qui a suivi le krach de 1929) ne se manifeste pas par une chute vertigineuse des prix mais au contraire par l'inflation galopante. Le palliatif temporaire de politique inflationniste qu'avait utilisé le New Deal américain et le Front Populaire français dans les années 30 est aujourd'hui impossible. Les tentatives de renflouer l'économie à travers, soit la diminution des taxes, soit les mesures destinées à faciliter le crédit (mesures prônées par The Economist en Angleterre ou Keyserling aux Etats-Unis) entraîneraient une sur-inflation à côté de laquelle l'actuel chiffre d'inflation semble modeste et un risque d'effondrement économique. En Occident, la bourgeoisie a opté pour une politique déflationniste dans l'espoir d'enrayer l'inflation. Aux Etats-Unis, Arthur Burns, le président du Fédéral Reserve Board, a affirmé "l'inflation où elle en est risque de saper les fondements de notre société...l'avenir de notre pays est en danger". Le taux d'intérêt aux Etats-Unis s'est élevé à un niveau record de 11,5% et la bourgeoisie semble déterminée à sa politique d'argent cher, malgré la menace très réelle d'une crise des liquidités et d'une vague de banqueroutes. En Italie, Guido Carli, le gouverneur de la Banque d'Italie insiste sur la nécessité de prendre "de sévères mesures pour limiter le crédit", pour enrayer le déficit des paiements qui s'amorce et éviter la banqueroute nationale. En Italie, le taux d'intérêt est monté jusqu'à 15,5% en Juin ! En France, Wormser qui était le gouverneur de la Banque de France jusqu'en Juin, appelait à une "déflation orthodoxe',' seul moyen de sauver la France de la ruine économique. Sa politique semble avoir gagné l'accord du nouvel occupant de l'Élysée puisque le nouveau gouverneur de la Banque Centrale, B. Clappier a annoncé le 20 Juin que la Banque de France avait augmenté son taux d'escompte de 2%, la plus grande augmentation de l'histoire du pays (ce taux atteint le niveau sans précédent de 13%). Bien que la déflation ne signifie pas que l'État bourgeois va permettre l'effondrement des grandes banques et entreprises par manque de crédits (comme la théorie orthodoxe le recommanderait) rien ne dit que la bourgeoisie soit prête à accepter et supporter la dépression économique et le taux de chômage, impensables il y a quelques années dans un effort désespéré d'arrêter le cycle d'inflation. Entre la sur-inflation (style Weimar), d'un côté, et une crise des liquidités accompagnée d'une chute massive de la production de l'autre, la bourgeoisie a un champ de manœuvre restreint.

L'effet le plus désastreux de la politique déflationniste en sera les conséquences pour la classe ouvrière. C'est le prolétariat qui devra faire les sacrifices nécessaires pour rendre chaque capital national à nouveau compétitif sur le marché mondial, pour arrêter la baisse des profits . Les blocages de salaires, les politiques de revenus, et les "contrats sociaux" pour empêcher la hausse des salaires et par là-même pour amener une baisse du salaire réel. Plus encore, il est important de constater que la part du capital variable destiné à payer les salaires directement aux ouvriers décroît, contrairement à ce qui se passait à l'époque du capitalisme "libéral" (19° siècle.) Une part croissante des coûts destinés à entretenir et assurer la reproduction de la force de travail .des ouvriers est prélevée directement par l'État (le représentant du capital national global) grâce à des taxes directes ou indirectes, et ainsi ne passe pas dans les mains du patron individuel et n'apparaît pas dans la paye des ouvriers. Dans ces coûts sont inclus, en partie ou en totalité, le logement, l'éducation, les transports, l'hygiène, la sécurité sociale, etc. Ainsi les salaires ou les coûts d'entretien des ouvriers peuvent être largement réduits par l'action de l'État, sans que cela prenne la forme d'une réduction du salaire nominal directement payé aux ouvriers. Cette réduction peut prendre la forme d'une réduction de "services sociaux" ou d'une élévation de facto. De telles réductions de "salaires" ne peuvent être combattues au niveau de l'entreprise et demandent une réponse politique immédiate de la classe ouvrière. Enfin, la bourgeoisie se servira aussi du chômage massif pour baisser les salaires.

Les secteurs dirigeants de la bourgeoisie sont à présent engagés dans une politique déflationniste, mais l'application de cette politique s'avère difficile. Dans les années 30, la bourgeoisie affrontait un prolétariat physiquement vaincu ou dominé idéologiquement par les partis contre-révolutionnaires social-démocrates et staliniens. Le chemin était alors laissé libre à la bourgeoisie d’imposer ses solutions à la crise (d'abord Inflation ou déflation, ensuite guerre mondiale impérialiste). Aujourd'hui elle affronte un prolétariat qu'il reste encore à vaincre par la terreur ou l'affrontement armé, et qui n'est plus soumis au strict contrôle idéologique de la gauche officielle Les cinq dernières années ont vu un essor des luttes ouvrières caractérisé par une combativité accrue et une indépendance vis-à-vis des syndicats et des partis de "gauche". La tentative d'imposer son programme d'austérité est lourde de dangers pour la bourgeoisie, d'autant plus qu'elle risque de provoquer une forte explosion sociale et un affrontement armé avec le prolétariat, pour lequel les capitalistes ne sont pas encore préparés. Le problème pour la bourgeoisie est de trouver un cadre dans lequel elle puisse sans danger lancer son assaut contre la classe ouvrière. Les changements dans les gouvernements occidentaux, qui ont pris des proportions démesurées cette année (Angleterre, Belgique, Danemark, France, Italie ainsi que les difficultés de Tanaka au Japon et de Nixon aux U. S. A) sont les symptômes d'une crise politique de la bourgeoisie. La participation active des syndicats et des partis de "gauche" au gouvernement, que ce soit dans un gouvernement d’"Unité nationale" ou par la formation d’un bloc politique de gauche est la plus sûre garantie de la bourgeoisie pour imposer sa politique, calmer les ouvriers et préparer le massacre du prolétariat. Les trotskistes, maoïstes et autres gauchistes qui apportent leur "soutien critique" à la fraction de gauche du capital ne font que révéler une fois de plus leur participation active à la contre-révolution.

Le nouveau gouvernement travailliste anglais a proposé un budget déflationniste digne d'un Enoch Powell. Il a essayé de divertir la classe ouvrière par une brusque augmentation des taxes sur la part de plus-value consommée individuellement par les capitalistes, mais il agit d'une façon strictement orthodoxe (très appréciée dans les milieux financiers internationaux) en imposant une élévation des taxes sur l'industrie pour obtenir un effet de déflation sur l'économie. Plus important toutefois est le coup porté au prolétariat par le budget de Healy présenté au parlement. D'abord, il y a une série d'augmentations exorbitantes des prix des services sociaux de base, pour pallier au déficit énorme qui entrave les industries nationalisées. L’électricité à usage domestique augmentera de 30% (le budget d’origine parlait de 60% pour les tarifs de nuit, mais il a été modifié depuis). Le charbon à usage domestique, les chemins de fer et le téléphone augmenteront de 12 à 15%. Les impôts directs sur les revenus (même pour les bas salaires) augmenteront de 30 à 33% par rapport à leur taux actuel. La T.V.A a été étendue aux confiseries, boissons non-alcoolisées et au pétrole, tandis que la taxe à la vente a augmenté sur les cigarettes, la bière, le whisky et les paris. Comme toutes les taxes à la vente, c'est sur la classe ouvrière qu'elles pèseront plus lourd.

Pour maintenir les salaires à un bas niveau, le gouvernement travailliste a établi son fameux contrat social avec le T.U.C, avec l'accord des syndicats :

  • ne pas renégocier tout de suite les contrats signés au cours de la "phase trois” de Heath.
  • un écart de douze mois entre deux négociations
  • "Les prochaines mesures permettront seulement aux salaires de rattraper les prix”. -"Il devra y avoir aussi peu de grèves que possible”.

Le contrat social doit encore être mis à l'épreuve, mais la perspective n'est pas bonne pour la bourgeoisie. Les syndicats ont réussi à détourner la lutte de classe dans des chemins corporatistes et sectoriels, mais ils risquent de perdre leur contrôle sur les ouvriers s'ils tentent d'étouffer les grèves qui revendiquent des augmentations de salaire. La stratégie de Wilson consiste à reporter la crise sur les ouvriers par le biais des réductions des services sociaux et une augmentation des taxes, tout en comptant sur l'impact dégrisant de la menace du chômage pour désamorcer la lutte de classe.

La réaction du prolétariat à cette érosion constante de son niveau de vie apparaîtra clairement en automne, lors de la nouvelle vague de grèves prévue. Si Wilson et les syndicats ne peuvent contenir la classe ouvrière grâce au contrat social et à la menace du chômage , l'actuel gouvernement travailliste aura échoué. Face à la sur-inflation, au déficit spectaculaire des paiements et à la chute raide de la production, la bourgeoisie doit trouver une nouvelle politique pour éviter le désastre économique et social. La tentation s va devenir forte de recourir à une série de mesures protectionnistes pour réduire les importations à leur strict minimum. La voie sera alors ouverte à la gauche travailliste qui réagira à la crise en se retirant du Marché Commun et en réorganisant l’économie sur une base autarcique. Benn et le "Tribune Group” sont persuadés qu’ils pourront imposer une telle politique aux ouvriers qui devront faire les sacrifices nécessaires à une Angleterre socialiste.

Il y a une autre alternative possible pour la bourgeoisie. Si la sur-inflation domine le contexte social, la bourgeoisie peut s'apprêter à se tourner vers Enoch Powell. En plein désastre social (entraîné par une inflation type Weimar), Powell pourrait mobiliser les classes moyennes, le lumpen-prolétariat, les petits capitalistes, etc. En imposant un chômage massif (la base de son programme économique) comme le dernier reste d'effort pour sauver la Grande-Bretagne et rendre à l’économie sa santé.

En Italie les différentes fractions de la bourgeoisie se sont aujourd’hui accordées sur la base d’un programme d'austérité. La bourgeoisie a déjà imposé de sévères restrictions sur les importations et une politique monétaire rigoureuse, et a décidé après la dernière crise politique du gouvernement, de la nature des sacrifices que les travailleurs seront obligés de faire. Les dépenses en services sociaux vont subir une réduction vertigineuse. Les prix des transports urbains et de l'électricité, du gaz et de l’eau vont être augmentés-sans parler de l’augmentation de l’essence. Les taxes sur les revenus et à la vente vont être relevées, de telle sorte que les propriétaires de voiture devront payer une taxe supplémentaire. Les nouvelles taxes sont destinées à soutirer au moins cinq milliards de dollars sur le pouvoir d'achat dans l'espoir de combattre l’inflation et de freiner ensuite les augmentations. La plus grande partie de ces cinq milliards de dollars seront enlevés de la poche des travailleurs.

Premier Mariano Rumor en plus de s’être de longue date engagée dans la consultation des leaders syndicaux en matière de politique économique, a été requis pour la coalition gouvernementale par ses partenaires socialistes, pour assurer une consultation régulière du PC avant toute décision importante. C’est le premier pas vers la coalition de "sécurité nationale’’ proposée par les syndicats. Bien que le PC ne soit pas encore au gouvernement, l’appel à un "compromis historique que Berlinguer a lancé aux démocrates-chrétiens montre que le PC est déjà prêt à prendre ses ’’responsabilités’’ pour assurer la mise en place du programme d’austérité. Giovanni Agnelli, la tête du gigantesque empire de Fiat et le nouveau président de la ”Confindustria" (l’association des patrons) a récemment fait savoir son adhésion à une telle ouverture "à gauche". Le nouveau programme d’austérité sera mis à l’épreuve dans les mois à venir, ainsi que la capacité que pourront avoir les syndicats comme la gauche de le faire accepter à la classe ouvrière.

En France, en Belgique et au Danemark, la bourgeoisie élabore désespérément de nouveaux programmes d’austérité qui seront dévoilés dans les semaines à venir. D’un bout de l’Occident à l’autre, de l’Angleterre et d’Italie au Japon, à l’Allemagne de l’Ouest et aux USA, la bourgeoisie s’est engagée dans une politique de déflation à l’intérieur et d’exportations accrues, pair tenter de résoudre la crise. Ces mesures déflationnistes, qui assaillent brutalement le prolétariat, ne peuvent pas arrêter l’inflation galopante. La réduction la plus énergique des coûts d’entretien des ouvriers, n’aura pas d’effet sur la croissance démesurée des dépenses improductives qui sont indispensables à la survie du système capitaliste dans sa phase de décadence[2]. Ces dépenses, qui sont la véritable cause de l’inflation dévastatrice qui est aujourd’hui en train de saper les bases du système capitaliste, s’étendront au fur et à mesure que la crise s’approfondira et que l’appareil productif sera consacré, de plus en plus, à la production de moyens de destruction. Les barrières de douane se dressant partout dans le monde et l’heure étant à l’économie nationale et à l’autarcie, les espoirs que la bourgeoisie met dans un boom des exportations pour enrayer les déficits grandissants du commerce et des paiements, se révéleront illusoires.

De même qu’il était impossible à la bourgeoisie dans les années 30 de résoudre la crise par de sévères mesures inflationnistes ou déflationnistes, de même aujourd’hui, ni la déflation, ni l’effort d’exportation ne constituent une porte de sortie à la bourgeoisie pour se libérer de la crise . Il n’y a qu’une solution capitaliste à la crise : la guerre mondiale impérialiste. La signification réelle des différentes mesures que prend la bourgeoisie en période de crise, c’est la préparation à la guerre. Cette préparation implique la forme la plus extrême de centralisation du capital -le capitalisme d’État- qui met en place les structures économiques nécessaires à la guerre. Les attaques contre le prolétariat sont le pendant indispensable de la préparation de la bourgeoisie à la guerre.

  • "La destruction de la conscience de classe du prolétariat par la mystification idéologique et son écrasement physique par la terreur, sont les moyens employés tour à tour et simultanément pour obtenir l’adhésion ou tout au moins la passivité docile de la classe ouvrière, condition indispensable permettant au capitalisme d’aller à la guerre." (R.I. Bulletin d’étude et de discussion n° 5)

Que la bourgeoisie n’ait qu’une issue ne signifie pas que la perspective est à une guerre impérialiste mondiale. L’intensification de la lutte de classe montre à quel point le prolétariat peut barrer la route à la guerre. Les prochaines années seront décisives. Il dépend aujourd’hui de la réaction du prolétariat à la crise que la bourgeoisie puisse ou non imposer sa solution.

Mac Intosh.


[1] Roussel-Uclaf, une des compagnies pharmaceutiques françaises de pointe tombée récemment sous le contrôle de Hoechst, trust géant allemand de la chimie.

[2] Pour une analyse des causes fondamentales de l’inflation, voir "Surproduction et Inflation". Révolution Internationale n° 6

Questions théoriques: 

Heritage de la Gauche Communiste: 

Rubrique: