Les anarchistes et la guerre: Entre internationalisme et “défense de la nation”

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La diversité de la réponse des organisations anarchistes au massacre impérialiste en Ukraine était assez prévisible. Dès sa naissance, l’anarchisme était marqué par une profonde révolte contre l’exploitation capitaliste, par une véritable résistance au processus de prolétarisation dans l’artisanat. Par la suite, en laissant de côté son rôle au sein de la petite bourgeoisie radicale, l’anarchisme a eu une influence sur une partie du prolétariat, apportant avec lui une vision qui tendait à osciller en permanence entre la bourgeoisie et le prolétariat.

De ce fait, l’anarchisme a toujours été divisé en toute une série de tendances, allant de ceux qui sont devenus une partie de l’aile gauche du capital, comme ceux qui ont rejoint le gouvernement républicain pendant la guerre de 1936-39 en Espagne, à ceux qui ont clairement défendu des positions internationalistes contre la guerre impérialiste, comme Emma Goldman pendant la Première Guerre mondiale. En ce qui concerne la guerre en Ukraine, la réponse de l’anarchisme est extrêmement dispersée : elle va des va-t-en-guerre affichés aux défenseurs de la solidarité internationale et de l’action unie contre la guerre. Aux moments cruciaux de l’histoire, comme peuvent l’être les révolutions et les guerres impérialistes, les éléments authentiquement prolétariens se démarquent des suppôts du capital entraînés dans l’Union sacrée et le nationalisme. Seuls les éléments prolétariens de l’anarchisme sont capables d’adopter une ligne internationaliste et doivent être soutenus. En tant que communistes de Gauche, nous dénonçons donc clairement les positions gauchistes ou bourgeoises, mises en avant par divers anarchistes, mais en même temps nous soutenons les tentatives de groupes tels que le KRAS en Russie (1) (dont nous avons déjà publié la déclaration dans ce numéro), Anarcho-syndicalist initiative (ASI) en Serbie (2) et l’Anarchist communist group (ACG) en Grande-Bretagne (3) pour intervenir dans la situation avec une position internationaliste claire.

Entre internationalisme…

L’ACG a adopté une position fondamentalement internationaliste dès le début de la guerre. (4) En même temps, cette déclaration contient un certain nombre de revendications confuses, telles que le « démantèlement de l’OTAN », et « l’occupation massive des propriétés des oligarques russes en Grande-Bretagne et leur conversion immédiate en logements sociaux ». Qu’en est-il des propriétés des oligarques ukrainiens ? On peut rencontrer la même vision immédiatiste dans la déclaration du groupe ASI de Belgrade qui, malgré une certaine clarté sur la nature de ce que signifie la « paix » dans le capitalisme, déclare : « Transformons les guerres capitalistes en une révolution ouvrière ! ». Cet appel à l’action révolutionnaire est totalement irréaliste étant donné le faible niveau de la lutte des classe aujourd’hui. Mais ces confusions n’effacent pas les fondements internationalistes des réponses de ces groupes à la guerre.

Une déclaration internationaliste commune avait déjà été publiée, signée par 17 groupes autour de la Coordination Anarkismo, le 25 février, dont l’ACG. Elle affirme clairement que « … notre devoir révolutionnaire et de classe nous dicte l’organisation et le renforcement du mouvement internationaliste, anti-guerre et anti-impérialiste de la classe ouvrière. La logique d’un impérialisme plus agressif ou plus progressiste est une logique qui mène à la défaite de la classe ouvrière. Il ne peut y avoir de voie impérialiste favorable au peuple. Les intérêts de la classe ouvrière ne peuvent pas être identifiés avec ceux des capitalistes et des puissances impérialistes ». (5) Sur le site de l’ACG, on trouve également une forte dénonciation des groupes et publications anarchistes défendant le nationalisme, comme le groupe Freedom à Londres. (6)

… et positions ouvertement bourgeoises

Mais les déclarations des différents courants anarchistes doivent être lues avec attention et de manière critique. Par exemple, la section francophone de la Fédération anarchiste internationale, dans un tract publié le 24  février, proclame : « Nous appelons également, dans le monde entier, à lutter contre le capitalisme, le nationalisme, l’impérialisme ainsi que l’armée […] qui nous poussent toujours vers de nouvelles guerres ». (7)

Au même moment, dans la même Fédération anarchiste internationale, nous pouvons voir un appel ouvert à la participation à la guerre : un appel de soutien aux Comités de Résistance en Ukraine, luttant pour la « libération » du pays. Différents groupes anarchistes en uniforme et armés sont présentés comme des « combattants de la liberté », souvent en référence à l’Armée noire de Makhno pendant la guerre civile en Russie. Il y a donc clairement un très large éventail de positions dans le milieu anarchiste d’aujourd’hui qui va des appels à l’internationalisme à un appel à la participation à ce conflit qui s’intensifie, en tant qu’adjoints de l’armée ukrainienne sous la bannière des Comités de résistance. (8) De même, des anarchistes biélorusses vivant en Ukraine rejoignent les forces de l’État ukrainien.

Un autre exemple, relevant à l’évidence d’une position complètement bourgeoise, est donné par la déclaration des anarchistes russes du groupe Anarchist fighter : « ce qui se passe actuellement en Ukraine va au-delà de cette simple formule, et du principe selon lequel tout anarchiste doit se battre pour la défaite de son pays en guerre ». (souligné par nous). Ils affirment également que « la défaite de la Russie, dans la situation actuelle, augmentera la probabilité que les gens se réveillent, de la même manière que cela s’est produit en 1905 [lorsque la défaite militaire de la Russie face au Japon a conduit à un soulèvement en Russie], ou en 1917 [lorsque les difficultés de la Russie dans la Première Guerre mondiale ont conduit à la Révolution russe] en ouvrant les yeux sur ce qui se passe dans le pays… Quant à l’Ukraine, sa victoire ouvrira également la voie au renforcement de la démocratie de base. Après tout, si elle se réalise, ce ne sera que par l’auto-organisation populaire, l’entraide et la résistance collective. Ce sont là les réponses aux défis que la guerre lance à la société ». (9)

Pendant la guerre de 1914-18 et par la suite, les internationalistes authentiques comme Lénine ont utilisé le terme de « défaitisme révolutionnaire » pour insister sur le fait que la lutte de classe devait se poursuivre même si cela signifiait la défaite militaire de son « propre » pays, mais cela allait de pair avec une dénonciation claire des deux camps rivaux. Dans les mains de l’aile gauche du capital, qu’elle s’appelle « léniniste » ou anarchiste, l’appel à la défaite d’un pays va de pair avec le soutien à son rival impérialiste, comme c’est manifestement le cas avec le groupe des Combattants anarchistes. Cela n’a absolument rien à voir avec l’internationalisme prolétarien.

Des secteurs significatifs de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme, tout en se référant à leur forte tradition antimilitariste, ont une fois de plus exprimé leur soutien à la guerre nationaliste – tout comme ils l’ont fait, avec la social-démocratie, au début de la Première Guerre mondiale. Mais la différence était que, tandis que les sociaux-démocrates trahissaient leurs principes internationalistes, les anarchistes suivaient une certaine logique, comme nous l’avons souligné dans notre article sur « L’anarchisme et la guerre impérialiste » en 2009 : « le ralliement à la guerre impérialiste et à la bourgeoisie de la plupart des dirigeants anarchistes internationaux lors de la Première Guerre mondiale ne constitue pas un faux pas mais l’aboutissement logique de leur anarchisme, conformément à leurs positions politiques essentielles.

Ainsi, en 1914, c’est au nom de l’anti-autoritarisme, parce qu’il est inadmissible “qu’un pays soit violenté par un autre” que Kropotkine justifie sa position chauvine en faveur de la France. En fondant leur internationalisme sur “l’autodétermination” et “le droit absolu à tout individu, toute association, toute commune, toute province, toute région, toute nation de disposer d’eux-mêmes, de s’associer ou de ne point s’associer, de s’allier avec qui ils voudront et de rompre leurs alliances”  (D. Guérin, l’Anarchisme) les anarchistes épousent les divisions que le capitalisme impose au prolétariat. Au fond, cette position chauvine prend racine dans le fédéralisme qui se trouve à la base même de toute la conception anarchiste. En admettant la nation comme un “phénomène naturel”, “le droit de toute nation à l’existence et au libre développement”, l’anarchisme, jugeant que le seul danger dans “l’existence des nations c’est leur propension à céder au nationalisme instillé par la classe dominante pour séparer les peuples les uns des autres”, est naturellement amené, dans toute guerre impérialiste, à opérer une distinction entre “agresseurs/agressés” ou “oppresseurs/opprimés”, etc., et donc à opter pour la défense du plus faible, du droit bafoué, etc. Cette tentative de baser le refus de la guerre sur autre chose que les positions de classe du prolétariat laisse toute latitude pour justifier le soutien en faveur de l’un ou de l’autre belligérant, c’est-à-dire, concrètement, à choisir un camp impérialiste contre un autre ». (10)

Aujourd’hui, la « famille » anarchiste est déchirée par la contradiction fondamentale entre internationalisme et soutien à la guerre impérialiste. Aujourd’hui, plus que jamais, la Gauche communiste doit assumer ses responsabilités et agir comme un pôle de référence et de clarté face à toute cette confusion. Pour la Gauche communiste, qui s’inscrit dans la tradition marxiste, l’internationalisme prolétarien ne repose pas sur des idéaux abstraits tels que la liberté des individus, des régions ou des nations, mais sur les conditions réelles de l’existence prolétarienne : « L’internationalisme est fondé sur les conditions universelles qui lui sont imposées par le capitalisme au niveau mondial c’est-à-dire l’exploitation la pire possible de sa force de travail, dans tous les pays et sur tous les continents. Et c’est au nom de cet internationalisme qu’est née, du mouvement ouvrier lui-même, la Première Internationale. L’internationalisme a pour point de référence que les conditions de l’émancipation du prolétariat sont internationales : par-delà les frontières et les fronts militaires, les “races” et les cultures, le prolétariat trouve son unité dans la lutte commune contre ses conditions d’exploitation et dans la communauté d’intérêt pour l’abolition du salariat et pour le communisme ». (11)

Edvin

 

1) Groupe affilié à l’Association internationale des travailleurs (AIT, anarcho-syndicaliste).

2) « Let’s turn capitalist wars into a workers’ revolution ! » sur le site de l’AIT.

3) « Take the side of the working class, not competing imperialist states ! », sur le site de l’ACG.

4) « Prenez le parti de la classe ouvrière, pas des intérêts impérialistes concurrents », sur le site de l’ACG (27 février 2022).

7) « Face à l’invasion russe, solidarité internationale ! Stop à la guerre ! ». La suite de cet appel n’est qu’une contorsion hypocrite naviguant entre pacifisme et défense de l’Ukraine

11) Idem.

 

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