Soumis par Révolution Inte... le
Depuis plusieurs années, la question de la réduction du temps de travail est un serpent de mer que les partis de gauche comme les syndicats tentent de vendre aux exploités comme la « solution miracle » : après « l’expérimentation » des 32 heures en Espagne et en Islande, sa mise au sein d’un nombre croissant d’entreprises de part le monde, ce fût au tour de Mélenchon et son programme « L’avenir en commun » de défendre les vertus de la réduction du temps de travail lors de la campagne présidentielle. (1)
À en croire ses promoteurs, qu’ils soient patrons, économistes, syndicalistes ou politiciens de gauche, une telle réduction du temps de travail aurait de multiples vertus : baisse du chômage, de la consommation d’énergie, de la pollution, de l’absentéisme, des maladies et soins liés au stress et à l’épuisement, amélioration du bien-être et de la santé mentale des salariés… et, surtout, hausse de la productivité ! Au Japon, lors d’une expérimentation des 32 heures de travail hebdomadaires sur 4 jours ouvrés sans baisse de salaire nominal durant le mois d’août 2019, la société Microsoft a tiré des résultats plus que concluants : augmentation de 40 % de la productivité tout en réalisant d’importantes économies d’énergie et de papier). En France, inspirée par ces résultats, l’entreprise LDLC a adopté depuis 2021 le même dispositif de réduction de temps de travail : « Le PDG Laurent de la Clergerie était sûr de lui, malgré quelques réticences : “Les manageurs ont mis deux mois pour se faire à l’idée, ils avaient peur que leurs équipes ne fassent rien en leur jour d’absence. Mais justement ces heures je ne leur ai pas données, je leur ai simplement évité de faire du présentéisme” non-productif ». (2) D’ailleurs, « sans avoir “besoin de recruter ni de faire des changements majeurs”, l’entreprise a en réalité… quadruplé son bénéfice net. “Aujourd’hui, finalement, les gens sont heureux, le bien-être est là, et l’entreprise gagne plus d’argent qu’avant, se réjouit-il. En fait, j’ai fait jackpot, je l’avais pas prévu… C’est presque une formule magique”. » (3)
La hausse de la productivité est en effet le principal aspect de la réduction du temps de travail qui intéresse les capitalistes. Lorsqu’en 1926, Henry Ford instaura dans ses usines la semaine de 40 heures de travail sur 5 jours ouvrés sans baisse de salaire nominal, c’était en premier lieu pour la raison que cette formule était la plus à même de favoriser l’exploitation maximale de ses ouvriers, qui devaient se reposer plus longtemps afin de pouvoir reconstituer leur force de travail en raison du travail à la chaîne et des cadences infernales imposées par l’organisation fordiste de l’exploitation capitaliste. C’est aussi l’augmentation de la productivité, notamment dans le secteur de l’armement, et l’embrigader idéologique les prolétaires pour la guerre, que la gauche française avait en vue lorsqu’elle mit en place, en 1936, sous le gouvernement de Front populaire, les lois sur la semaine de 40 heures de travail et les 2 semaines de congés payés, comme le reconnaîtra plus tard Léon Blum en personne : « Le rendement horaire, de quoi est-il fonction ? […] Il dépend de la bonne coordination et de la bonne adaptation des mouvements de l’ouvrier à sa machine ; il dépend aussi de la condition morale et physique de l’ouvrier.
Il y a toute une école en Amérique, l’école Taylor, l’école des ingénieurs Bedeau, que vous voyez se promener dans des inspections, qui ont poussé très loin l’étude des méthodes d’organisation matérielle conduisant au maximum de rendement horaire de la machine, ce qui est précisément leur objectif. Mais il y a aussi l’école Gilbreth qui a étudié et recherché les données les plus favorables dans les conditions physiques de l’ouvrier pour que ce rendement soit obtenu. La donnée essentielle c’est que la fatigue de l’ouvrier soit limitée…
Ne croyez-vous pas que cette condition morale et physique de l’ouvrier, toute notre législation sociale était de nature à l’améliorer : la journée plus courte, les loisirs, les congés payés, le sentiment d’une dignité, d’une égalité conquise, tout cela était, devait être, un des éléments qui peuvent porter au maximum le rendement horaire tiré de la machine par l’ouvrier ». (4)
C’est encore et toujours l’augmentation de la productivité, le prolétaire restant une bête de somme à exploiter, qui était l’objectif du gouvernement de la « gauche plurielle » de Lionel Jospin lorsque ont été mises en place à partir de 2000 les lois sur les 35 heures de travail. (5)
D’ailleurs, tout comme ce fut le cas pour les 40 heures en 1936, les 35 heures actuelles ne constituent qu’une moyenne théorique du temps de travail hebdomadaire et la flexibilité accrue des horaires de travail introduite avec ces lois aboutit à une durée réelle supérieure à celle affichée (39,1 heures hebdomadaires en moyenne pour les travailleurs salariés en 2018… soit plus que les 39 heures hebdomadaires en vigueur avant la mise en place des « 35 heures » !
En outre, le maintien annoncé du niveau des salaires ne relève que d’un effet d’annonce particulièrement mensonger. Ainsi, les lois Aubry ont permis de sortir du décompte du temps de travail des moments comme les pauses ou les temps de déplacement ou d’habillage jusque-là comptabilisés. De plus, elles ont permis non seulement la baisse du salaire indirect en réduisant les cotisations sociales versées par les entreprises passant aux 35 heures, mais aussi un blocage du salaire direct durant un an et demi en moyenne, ce qui signifie, en tenant compte de l’inflation, une baisse du salaire réel. Au final, quand la gauche annonce une réduction du temps de travail, c’est bien une hausse de la productivité du travail qu’elle fournit aux capitalistes et une forte intensification de son exploitation.
Sans surprise, les entreprises qui sont déjà allées au-delà en passant aux 32 heures de travail hebdomadaires l’ont fait pour des raisons similaires. Ce fut par exemple le cas de Bosch Rexroth à Vénissieux, comme le reconnaît, en cherchant à nous enfumer avec le mythe du « gagnant/gagnant », un responsable local de la CGT : « On a profité de la loi Aubry I et de cette possibilité de négociation pour passer à trente-deux heures payées trente-neuf. En contrepartie, il n’y a pas eu d’augmentation de salaire pendant trois ans. Cela a permis une quarantaine d’embauches, principalement dans la production, sur six cents salariés environ. Sur les services supports (logistique, qualité, etc.), où il n’y a pas eu de création de postes, ça a un peu intensifié la charge de travail. En échange, les cadres et les techniciens en forfait jours ont pu obtenir jusqu’à vingt-trois jours de RTT. Grâce aux trente-deux heures, nous sommes parvenus à un certain confort pour les salariés. Le patron y a retrouvé ses petits ; il a dit que c’était rentable pour lui ». (6)
Une telle mesure peut également servir à réduire le nombre de chômeurs en répartissant le temps chômé dans toute la classe ouvrière, ce qui permet de baisser les coûts liés à l’assurance-chômage et donc d’optimiser encore l’exploitation de la force de travail. Ainsi, selon un rapport parlementaire de 2014, « les lois Aubry ont coûté, par an, 2 milliards d’euros aux entreprises et 2,5 milliards d’euros aux administrations publiques, soit un peu plus de 12 800 euros par emploi créé, à comparer avec l’indemnisation nette moyenne d’un chômeur, qui s’élèverait à 12 744 euros par an en 2011. C’est la politique en faveur de l’emploi la plus efficace et la moins coûteuse qui ait été conduite depuis les années 1970 ». (7)
Et qu’en est-il de ce motif de plus en plus évoqué, à savoir qu’une telle mesure contribuerait à la protection de l’environnement ? « Il faut d’une part réduire le temps de travail pour en améliorer le partage et d’autre part modérer la croissance, voire annuler l’augmentation de la production en transférant les gains de productivité, non pas sous forme de revenus, mais sous forme de temps libre. Et tout cela est acceptable si on met bien l’accent sur ce qu’on gagne (du temps) par rapport à ce qu’on perd : une consommation qui n’est pas tant que cela synonyme de plaisir et de bonheur ». (8) Ce ne serait donc pas le capitalisme qui détruit la planète dans sa soif inextinguible de profit, mais les travailleurs salariés qui, mus non par la nécessité mais par une quête hédoniste de davantage de « loisirs », produiraient et consommeraient trop sans vraiment se soucier des conséquences de leurs actes pour la planète !
La pilule pouvant se révéler difficile à avaler pour ces mêmes travailleurs dont les conditions de vie ne cessent de se dégrader, il s’agirait donc de savoir bien leur présenter les choses : « Réduire le temps de travail représente un premier pas qui permet de rendre acceptable la limitation de la consommation et de la production. Cela pourrait servir de levier pour un changement de mentalité et de société, en accompagnant la transition énergétique tout en aidant à partager le travail. […] L’impératif de réduction des émissions de gaz à effet de serre repose de manière plus urgente encore une vraie question de société : sommes-nous prêts à travailler, à produire et à consommer moins pour vivre plus équitablement ensemble ? » (9) En voilà un vibrant appel à se serrer la ceinture… « pour le bien de la planète » ! Et c’est ainsi que la paupérisation est repeinte en vert. Il faut donc nous attendre à ce qu’on nous serve ce genre de propagande écologiste pour justifier les baisses de salaire ou l’augmentation des prix, comme c’est déjà le cas pour le prix des carburants, du gaz ou de l’alimentation afin d’« inciter les consommateurs à renoncer au pétrole » et au « gaspillage d’énergies ». Un vrai bourrage de crâne basé sur la culpabilisation des exploités !
On le voit, les mesures de « réduction du temps de travail », qu’elles soient effectives ou non, ne constituent en rien un cadeau du patron bienveillant ou un acte généreux de la part d’un gouvernement de gauche. Aujourd’hui comme hier, derrière les justifications sociales ou environnementales, elles accentuent la précarité et ont en réalité pour seul objectif d’optimiser l’exploitation capitaliste en l’adaptant aux conditions de la crise économique. Le prolétariat ne devra pas s’illusionner si la bourgeoisie tente de lui faire accepter ce type de « lendemains qui chantent ». Il s’agit au contraire de résister à ces nouvelles attaques en préparation, à ce surcroît d’exploitation que tente de déguiser en « cadeau » (empoisonné) la bourgeoisie.
DM, 26 avril 2022
1 Voir : « La France Insoumise encore et toujours au service du capitalisme » sur le site internet du CCI.
2 « La semaine de quatre jours, positive pour les salariés… et pour l’employeur », Le Monde (26 janvier 2022).
3 « Salariés “contents de venir au travail”, bénéfices quadruplés pour cette entreprise… la semaine de quatre jours serait-elle la formule magique ? », France Info (20 janvier 2022).
4 Cité dans notre article « 1936 : Fronts populaires en France et en Espagne : comment la bourgeoisie a mobilisé la classe ouvrière pour la guerre », Revue internationale n° 126 (3e trimestre 2006).
5 Voir à ce sujet notre article « 35 heures : une loi qui sert les intérêts de la bourgeoisie », Révolution internationale n° 327 (octobre 2002).
6 « Ressentiment tenace contre les lois Aubry », Le Monde diplomatique (juin 2021).
7 Ibid.
8 « Travailler moins pour polluer moins », Le Monde diplomatique (juin 2021).
9 ibid.