Décès de Bernard Tapie, le “Bel-Ami” du mitterrandisme

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L’hommage « spontané » des supporters de l’OM au « boss », Bernard Tapie, aura donc été le point d’orgue des surréalistes commémorations de la bourgeoisie à l’un des siens. Tous ont encensé « l’homme aux mille vies » et sa « capacité hors norme à rebondir après chaque défaite ». « Nanard » s’était en effet régulièrement recyclé en homme d’affaire, acteur, pilote de course, chanteur, politicien, présentateur de télévision, patron de presse, dirigeant de club de football, écrivain… Mais derrière ses mille et un masques de carnaval, le « boss » aura conservé sa vie durant le même visage, celui d’une sorte d’escroc opportuniste et sans scrupule, écrasant tout sur son passage. Avant même que son destin ne l’appelle, le jeune Bernard Tapie avait déjà mené une longue carrière de bonimenteur et de spéculateur véreux. Ses prédispositions ne le quitteront jamais.

Comme on ne dit pas du mal des morts (sauf quand ils menacent l’ordre établi), la presse française a donc multiplié les contorsions et les euphémismes pour ne pas prononcer les mots qui fâchent, parlant plutôt de la « part sombre » du personnage ou de son côté « filou ». Mais, après plusieurs décennies de péripéties juridico-politiques, les innombrables magouilles de Tapie ont tout de même refait surfaces : les châteaux de Bokassa en 1981, l’affaire OM-VA en 1995, l’affaire Testut en 1996, celles du Phocéa en 1997, les comptes de l’OM en 1998, l’interminable affaire Tapie-Crédit Lyonnais… pour ne citer que les plus emblématiques.

Le « redresseur » d’entreprise

Il y a cependant un aspect central de la carrière du « boss » que la presse a quasiment passé sous silence (probablement pour ne pas gâcher l’émouvant adieu du « peuple phocéen reconnaissant ») : la spécialité de l’affairiste marseillais, l’appropriation d’entreprises en dépôt de bilan. Car derrière le « redresseur » de boites en difficulté, se cachait bien difficilement le négrier spécialiste du « dégraissage » et de l’exploitation sauvage des ouvriers.

Après quelques années de tambouille et d’investissements de gagne-petit, le premier « gros coup » de Tapie fut la tentative de rachat de l’entreprise de vente par correspondance, Manufrance, en 1980. Les promesses de relance et de « sauvegarde de l’emploi » font rapidement place à la dure réalité : après un plan de restructuration et le démantèlement de la société, Manufrance est liquidé en 1985. La même année, Tapie achète pour une bouchée de pain les 250 boutiques de l’enseigne bio, La Vie Claire. Après la fermeture de la moitié des magasins et le licenciement du personnel qui va avec, « Nanard » revend finalement à bon prix une société au bord de la faillite. En 1981, c’est au tour de Terraillon, fabriquant de pèse-personne, de faire les frais de sa « capacité hors norme à rebondir » : cinq fois moins de salariés plus tard, il revend les usines avec un bénéfice de 33 millions de francs. En 1983, le « boss » rachète Look Cycle pour 1 franc symbolique et lui administre le même traitement de choc : il revend la société pour 260 millions. Rebelote en 1984 avec les piles Wonder : il ferme sans ciller quatre usines et licencie 600 salariés pour empocher 470 millions de francs. Bon appétit, Monsieur Tapie !

Mais c’est en 1990 que « Nanard » espère réaliser « l’affaire de sa vie » avec l’achat du fabriquant de vêtements de sport, Adidas, au bord du gouffre. Il restructure l’entreprise à la sulfateuse et envoie une partie de la production en Asie pour « comprimer les coûts de fabrication ». En clair : les gamins asiatiques, ça coûte beaucoup moins cher !

L'affaire tourne court : Adidas et Tapie s’endettent avec une perte, en 1992, de 500 millions de francs. Surtout, le Parti socialiste au pouvoir a décidé de lancer le « golden boy français » en politique. Pressenti au ministère de la Ville, Tapie ne peut pas s’encombrer d’un tel fardeau. Il revend donc Adidas au Crédit Lyonnais (alors banque publique) dans des conditions plus que troubles : sans avoir investi un seul centime, il revend pour 2 milliards de francs une entreprise en déroute à la banque qui lui avait prêté, sans jamais être remboursée, 1,6 milliards de franc pour son achat. L’opération étant bien entendu réalisée sous l’autorité de François Mitterrand, protecteur de Bernard Tapie et chef de l’État qui contrôlait le Crédit Lyonnais.

Le « missile » politique du Parti socialiste

En 1987, Mitterrand est en campagne. Il cherche à se faire réélire pour un second septennat. L’heure est à « l’ouverture à la société civile » et l’homme d’affaire médiatique, propriétaire de l’OM, est parfait pour le rôle. D’autant que le PS, discrédité par cinq années d’attaques économiques infligées au prolétariat, cherche à faire gonfler les scores du FN pour, non seulement, affaiblir le parti de droite, mais aussi se présenter en « rempart de la démocratie » face au « péril fasciste ». Dans cette mise en scène électorale, Mitterrand fera jouer à Tapie un de ses plus cyniques numéros.

Côté pile, « Nanard » va jouer les durs face à l’extrême droite pour mieux la crédibiliser, sermonnant les militants du FN à Orange ou affrontant Le Pen-père dans deux shows télévisés dans lesquels le « Menhir » a, une fois n’est pas coutume, asséné une vérité indiscutable à propos de son adversaire, l’accusant de n’être qu’un « matamore, un tartarin, un bluffeur ».

Car, en effet, côté face, Tapie se révèle aussi être une pièce d’importance dans la connivence entretenue entre le PS et le FN. Les témoignages venus de la coulisse sont accablants, en particulier celui d’un proche collaborateur de Le Pen, Lorrain de Saint Affrique. (1) En 1989, il affirme qu’il y a « entre les dirigeants de la fédération départementale des Bouches-du-Rhône du Front et l’entourage de Bernard Tapie des contacts permanents pour examiner ensemble tel ou tel cas, se coordonner, s’épauler. Avec la bénédiction de Le Pen ». À l’occasion de l’élection de Tapie aux législatives de 1993, il affirme également que « Le Pen, en bureau politique, va s’abriter derrière la consigne générale : maintenir partout les candidats qui ont atteint la barre des 12,5 % requise par le code électoral pour être présent au second tour. Tapie est élu [grâce à une triangulaire qui a affaibli le candidat de droite]. Au Front, où Tapie figure parmi les têtes de Turc […], les militants vivent très mal ce maintien et les conditions dans lesquelles Le Pen a pris sa décision. Ils flairent quelque chose. […] On parle d’un accord, d’un volet financier, d’une rencontre sur le Phocéa, le yacht de Tapie ». L’ancien attaché parlementaire de Tapie, Marc Fratani, confirmera également l’existence de telles rencontres sous la protection du « milieu » corso-marseillais, et au moins un rendez-vous entre les deux hommes au domicile de Le Pen pour mettre au point des arrangements électoraux. (2)

Tapie a également servi de pion à Mitterrand pour contrecarrer les prétentions de Michel Rocard, son principal rival au sein du PS. N’appartenant pas au sérail socialiste, n’ayant pas pris la peine de franchir tous les échelons de la nomenklatura, Tapie a tout de même été catapulté ministre. À la mort de son protecteur Mitterrand, la lutte de succession au sein du PS s’engage. Alors que les barons socialistes cherchent à lui faire payer très cher sa réussite de parfait parvenu, il leur coupe l’herbe sous le pied en abdiquant toute forme de prétention politique nationale. L’affaire OM-VA (dans laquelle il est convaincu de corruption lors d’un match de foot truqué) achèvera de couper court à ses ambitions politiques.

Mais celui qui se demandait, à la fin des années 1980, s’il valait mieux être de gauche ou de droite pour conquérir la mairie de Marseille, ne cessera de manger à tous les râteliers : se plaçant sous la protection de Sarkozy en 2007, il a bénéficié d’un arbitrage totalement frauduleux dans l’affaire Adidas, empochant au passage 400 millions d’euros. En 2012, il se tourne à nouveau vers ses « amis socialistes » pour que Claude Bartolone (l’ex-président de l’Assemblée nationale) et François Hollande interviennent en sa faveur dans le rachat du journal La Provence… journal qui eut donc l’insigne honneur de subir en 2020, les ultimes licenciements du « boss ». On ne se refait pas !

EG, 9 octobre 2021


1 Dans l’ombre de Le Pen (1998).

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Bernard Tapie