« LA GAUCHE COMMUNISTE EN ALLEMAGNE (1918-21)» : AUTHIER-BARROT AU-DESSUS DE LA MELEE

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Le prolétariat, en ressurgissant sur la scène historique, après un terrible et tragique écrasement tant par sa durée que par l'ampleur de ses conséquences, se trouve confronté à un grand vide, presque à un néant : une brisure sans précédent avec son passé. Cette coupure est avant tout le résultat du passage dans le camp adverse de l'ensemble de ses organisations, créées pourtant au prix d'une lutte acharnée entre prolétariat et capital, de la sclérose ou de la décomposition, quand ce n'est pas de la disparition pure et simple de celles qui, peu nombreuses et au prix d'une formidable résistance à la pression de l'idéologie bourgeoise, ont tant bien que mal défendu les acquis historiques de la classe et ainsi participé à la préparation de son nouvel assaut.

Le poids de cette rupture organique s'est et se fait encore concrètement ressentir lorsque, après la réémergence du prolétariat à un niveau mondial depuis 68, le premier obstacle a été pour les minorités révolutionnaires sécrétées par ce mouvement, de se percevoir comme le produit d'une lutte entamée déjà depuis plus d'un siècle.

On peut diviser en deux grandes catégories les falsifications produites autour de l'élan révolutionnaire des ouvriers allemands : la première, celle du stalinisme et de son soutien critique : le trotskysme. En France, elle est représentée principalement par Badia et Broué. Chez Badia, en dehors des spartakistes érigés, à l'image du mausolée de Lénine, en totem du panthéon socialiste, c'est tout simplement le traitement du silence Infligé aux principales organisations communistes à côté du PC officiel (KAPD, AAUD) qui, pourtant, regroupent un moment la majorité des communistes et de la classe en lutte, et représenteront la meilleure tentative de la classe de continuer la marche de la révolution et de résister au reflux de celle-ci.

Chez Broué, si celui-ci fait référence dans son ouvrage monumental aux "gauchistes" allemands, il réduit les faiblesses et l'échec du mouvement à la crise de la direction révolutionnaire et à l'absence d'une pratique systématique de front unique.

La deuxième grande catégorie des mystifications produites par la chape de plomb de la contre-révolution est d'autant plus dangereuse qu'elle est le fait de groupes produits du combat de la classe ouvrière contre la dégénérescence de ses organisations (l'IC et les différents partis communistes), mais qui, ayant subi toute la pression énorme de la défaite, ont entamé un lent processus de dégénérescence, rendant par là-même, confuses ou même contre- révolutionnaires leurs positions sur bien des points.

Ainsi, nous avons la version bordiguiste selon laquelle la gauche allemande des années 20, bien qu'étant un courant authentique de la classe, une réaction saine de celle-ci, serait foncièrement minée dès le début par l'anarchisme ("Programme Communiste", n°58), la rendant ainsi impropre à toute effective action de classe, et justifiant donc, malgré ces erreurs, l'attitude du PC officiel (KPD), lui, foncièrement communiste.

A l'opposé de cette vision, et pourtant en parfaite symétrie avec elle, nous avons le purisme conseilliste. Pour lui, l'enseignement du mouvement révolutionnaire allemand des années 20 étant essentiellement réductible aux conseils ouvriers, il rejette par là tout l'immense apport du mouvement sur la question du parti, son rôle, sa relation avec les conseils, etc., et en arrive ainsi au fétichisme d'une forme qui, sans contenu révolutionnaire n'est rien et ne représente en soi aucune garantie contre le reflux de la révolution. Cette vision le rend incapable d'apprécier justement le rôle de l'organisation des révolutionnaires et les

épigones conseillistes actuels qui tendent à nier tout rôle à celle-ci, ne font par-là que répéter les erreurs du passé, produits avant tout du reflux (Rühle et les AAUE).

Le prolétariat confronté à la nouvelle période

Le livre[1]  de Authier-Barrot sur la gauche communiste en Allemagne est le bienvenu, dans la mesure où il tend à renouer ce fil rompu avec l'histoire de la classe, oubliée, falsifiée, dénaturée par 50 ans de contre-révolution. Le livre, en se plaçant globalement sur un terrain de classe, s'attaque aux différents mythes attachés à cet épisode fondamental du mouvement ouvrier dont quelques-uns des plus tenaces, des plus crapuleux, sont énoncés plus haut. Il essaie également d'aborder d'une manière critique les questions posées par deux des principales fractions communistes qui ont lutté contre la dégénérescence de l'IC, contre le reflux, les gauches italienne et allemande.

Il tend à voir comment ces deux fractions ont exprimé la conscience que le prolétariat prenait de cette période de bouleversement incessant de "guerres et révolutions", des tâches impliquées par elle, et aussi la difficulté, les obstacles, en particulier en Allemagne à cette prise de conscience.

"La gauche allemande, à la différence des bolcheviks, s'est trouvée directement confrontée aux tâches de la révolution dans les pays les "plus avancés", elle en a reconnu lucidement quelques-unes, elle a fait une tentative très intéressante de les résoudre que la révolution future doit absolument dépasser" (Barrot).

Cette tentative est appuyée par un travail important, bien que parfois un peu universitaire. A travers une documentation très fournie et souvent peu accessible, il part des origines et de la situation du capitalisme et de la classe ouvrière en 14 pour aller jusqu'au reflux définitif du mouvement révolutionnaire après 23, en passant par les étapes fondamentales de ce mouvement, tels l'écrasement de la Commune de Berlin et l'assassinat de Luxembourg et de Liebknecht en janvier 19, ou encore la fondation du parti communiste allemand (KPD) puis du parti communiste ouvrier (KAPD).

Le livre est toutefois plus axé sur la gauche communiste proprement dite, c'est-à-dire sur ce qui va s’opposer à la dégénérescence de l'IC et des partis communistes et synthétiser le degré de compréhension du prolétariat de ses nouvelles tâches, celles-là même que Lénine va stigmatiser du nom de "gauchistes" dans la "Maladie infantile".

Malheureusement, le seul cadre permettant de voir clair dans cette vague incessante de flux et de reflux que fut le combat mortel entre prolétariat et capital en Allemagne, c'est-à-dire :

  • une classe ouvrière gangrénée, chloroformée, par des années de paix sociale, de réformisme, confrontée brusquement avec la première boucherie mondiale, à l'ampleur de ses tâches historiques ; -l'isolement rapide, rendu vite tragique par la première grande défaite du prolétariat allemand en janvier 1919 du bataillon avancé de la révolution mondiale, la révolution russe, isolement ayant facilité la tâche du capitalisme, battre la classe par petits paquets ;
  • un assaut prolétarien issu d'une guerre : 1*insurrection allemande éclate avec le mot d'ordre de la paix et du pain";
  • enfin, reflet de cette situation, l’immaturité des organisations révolutionnaires et le retard avec lequel celles-ci se regroupent sur des bases non équivoques (le parti communiste allemand qui se constitue trois mois après le déclenchement de la révolution allemande) est, soit absent de ce livre, soit dilué dans tout un tas de conceptions confuses.

Ainsi les faiblesses et erreurs de l'IC et des différents partis communistes sont certes bien mises en évidence, mais perçues uniquement comme une somme mécanique, leur énonciation n'échappe pas dès lors à une certaine complaisance, tout au long des chapitres, sans jamais voir le fond du problème, alors qu'il est clairement exprimé dans le programme de la Ligue Spartakus : "...cette révolution est survenue après quatre années de guerre, après 4 ans au cours desquels, grâce à l'éducation que lui ont fait subir la social-démocratie et les syndicats, le prolétariat allemand a révélé une dose d'infamie et de reniement de ses tâches socialistes.. Que, si l'on se situe sur le terrain du développement historique, on ne peut s'attendre à voir surgir soudain une révolution grandiose, animée par la conscience de classe et des objectifs clairs à atteindre" (Luxembourg).

Par leur refus de tout ce qui peut leur rappeler le léninisme, ils en arrivent à l'incompréhension fondamentale du rôle de l'organisation révolutionnaire. Cette incompréhension culmine dans la non-reconnaissance du rôle actif joué par celle-ci dans la généralisation et la clarification de la conscience que la classe prend d'elle-même et de son but historique : le communisme.

Cela les amène ainsi à nier l'un des enseignements majeurs de l'histoire de la gauche allemande : prise de court par le tourbillon de la période révolutionnaire, elle n'a pu approfondir à temps suffisamment toutes les questions suscitées par l'ouverture du cycle de guerre et de révolution (exergue du 1er Congrès de l'IC) et, donc, se regrouper sur des bases programmatiques claires.

En résumé, les auteurs ne tirent pas, pour aujourd'hui, les conséquences de cette tragique expérience du prolétariat allemand, à savoir l'extrême importance du regroupement des révolutionnaires, parallèlement à l'approfondissement politique, avant que la classe n'ait déjà engagé ses combats décisifs, de même qu'ils sont incapables de comprendre l'immense apport de la gauche allemande sur la question du parti. Le KAPD fut pendant presque deux ans une démonstration éclatante de qu'est-ce qu'un parti vivant, anti-pyramidal, anti-hiérarchique ; bref, un centralisme effectif.

Les lunettes du modernisme

Cet ensemble d'erreurs et de confusion ont toute leur origine dans le modernisme de leurs auteurs.

Cette vision qui prend naissance dans la période de reconstruction (qui s'achève au début des années 60) se caractérise dans une volonté de dépasser le marxisme explicitement comme l'a fait "Socialisme ou Barbarie", ou inconsciemment en opposant l'ancien mouvement ouvrier au nouveau.

Elle exprime deux choses essentielles :

  • une réaction saine mais balbutiante, écrasée encore par 50 ans de contre- révolution, de la classe ouvrière qui, renouant avec son être, se heurte violemment au monstre stalinien et à ses différentes formes ;
  • le résultat de la pression permanente de la bourgeoisie afin de désarmer, démoraliser idéologiquement son ennemi mortel.

Cette opposition entre "ancien" et "nouveau" mouvement ouvrier se manifeste chez nos auteurs, par une sorte d'attitude de juges de l'histoire. Du haut de leur chair, forts de l'expérience accumulée pendant cinquante ans, ils décernent les bons et les mauvais points. Ainsi, l'immaturité, la confusion qui règne dans la gauche allemande et dans l'ensemble du mouvement ouvrier d'alors tend à être mesurée à l'aune d'un radicalisme abstrait, les faiblesses et confusions de la conscience de classe sont confrontées à un programme communiste que l'on n'appliquerait pas et les défaites peuvent pâtre ainsi imputées à un "manque de communisme".

Enfin, le confusionnisme de cette vision conduit à un rejet des conseils -ils étaient valables en 1920 parce que "l'usine, le lieu de travail, n'était pas encore conquis par le capital". Là encore, on retrouve l'ambiguïté présidant à l'analyse des auteurs. S'il est absolument correct d'affirmer, comme ils le font ensuite que "la prise en main de l'ensemble de l'appareil productif par les conseils ouvriers n'a rien de révolutionnaire si les ouvriers se contentent de gérer...", et d'insister sur le danger de l'usinisme, (la tâche fondamentale de la révolution sera bien sûr son extension), il est faux à partir de là d’en conclure à un rejet, par le fait même que les usines, les lieux de production présentent la base à partir de laquelle peut s'affirmer le prolétariat en lutte.

En conclusion, on peut dire que ce livre, quoique intéressant à lire, souffre fondamentalement des conceptions encore modernistes de Authier-Barrot, et de leur attitude académique, "au- dessus de la mêlée", ou du pur regard radical jeté sur le passé. En effet, il n'y a qu'une seule manière effective de dépasser l'apport limité, mais cependant essentiel de la gauche allemande, c'est tout simplement de poursuivre leur œuvre en participant, dans une optique de continuité-dépassement, à la préparation de la reconstruction d'un parti communiste qui, désormais, ne pourra être que mondial.

R. N.

 

[1] Publié chez Payot.

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Histoire de la Gauche allemande