Soumis par Revue Internationale le
LES LUTTES OUVRIERES EN POLOGNE 70 SONT ENCORE VIVANTES. AUJOURD'HUI, LES OUVRIERS EN POLOGNE ONT SU TIRER, DANS LEURS LUTTES, LES LEÇONS DE LA LUTTE QUI LES AVAIT OPPOSE A L'ETAT DANS L'HIVER 70-71.
DANS UN CONTEXTE INTERNATIONAL BEAUCOUP PLUS FAVORABLE, LES OUVRIERS NOUS MONTRENT COMMENT LA CLASSE AVANCE DANS SA PREPARATION AUX AFFRONTEMENTS DECISIFS DE DEMAIN.
Dans la grève de 1980, une chose est certaine : la position de force des ouvriers, la masse, la cohésion, la détermination de leur mouvement, MALGRE 1'Eglise, MALGRE les "syndicats libres", MALGRE le KOR.
A première vue, certaines faiblesses sont apparues plus clairement qu'en 70 : les illusions sur la "démocratie" et le nationalisme en particulier.
En 70, les ouvriers en Pologne ont ATTAQUE les centres de l'Etat, en réponse à la répression, force contre force. En s'attaquant aux syndicats, la police, au parti, ils mettaient au clair la nature de l'affrontement entre la classe ouvrière et l'Etat : deux intérêts antagoniques qui ne peuvent plus se faire de concessions. En 80, les syndicats libres paraissent avoir occulté un temps le vrai problème en le posant en termes de conciliation dans le cadre de la patrie commune.
Il y a 10 ans, les ouvriers ne chantaient pas l'hymne national, et quand le drapeau polonais apparaissait dans une manifestation, c'était trempé dans le sang des ouvriers tués lors des affrontements. Cet été, certains chantaient l'hymne national, et les drapeaux polonais flottaient sur des autobus en grève.
Mais les apparences ne suffisent pas. Profondément, les illusions ne pèsent pas plus sur le mouvement qu'elles ne pesaient en 70, et les mouvements actuels marquent une plus grande force, une plus grande maturité que ceux de l'hiver 70-71, y compris sur la question de l'affrontement avec l'Etat. Les évènements actuels sont UNE CONTINUATION de 70, un pas en avant dû à 1'expérience.
Les illusions sur l'Etat iront fait que diminuer.
Les ouvriers aujourd'hui n'ont pas encore incendié de local du parti, pas pendu de bureaucrates. Pourtant, ils n'ont pas plus d'illusions sur ceux qui les gouvernent. Ils savent qu'il faudra les affronter.
Les ouvriers en Pologne n'ont guère d'illusions sur le "coude à coude" avec la classe dirigeante. Nous sommes loin de la liesse avec laquelle avait été accueilli Gomulka en arrivant au pouvoir en 56, arrivée ressentie comme la victoire d'une tendance "ouvrière" dans 1'Etat.
En 70, la rupture était déjà nette : la répression, ils ne l'attendaient pas non plus de Gomulka, et ils l'ont eue... Bien que les concessions de Gierek soient soi-disant "sans précédent" (discuter avec des comités de grève, promettre qu'aucune répression ne sera exercée), c'est avec méfiance que les ouvriers ont accueilli ses promesses et ses tirades quand il déclarait à Szczecin : "Nous sommes de la même pâte et nous avons le même but." D'autant que, lorsqu'il s'est rendu aux chantiers de Szczecin pour "négocier", l'armée encerclait les chantiers, des renforts étaient, mobilisés dans tout le pays, l'eau et les vivres étaient coupées. L'épreuve de force était claire.
Aujourd'hui, cette rupture n'a fait que se renforcer. Gierek, le "mineur de Silésie" avait promis l'augmentation du niveau de vie... les ouvriers ont eu le travail du dimanche, les cadences renforcées, pour en arriver à la situation d'aujourd'hui : plus de viande, plus de lait, plus de beurre, plus de chauffage; Gierek avait promis de ne pas réprimer, et les ouvriers grévistes ont été pourchassés un par un, traqués comme des lapins. La classe ouvrière ne croit plus aux promesses de la bourgeoisie. Kanya a remplacé Gierek dans l'indifférence la plus totale.
La maturation de la force de la classe ouvrière contre l'Etat.
Les ouvriers ne provoquent pas un affrontement sans se sentir assez forts pour le faire. En 1970, ils ne l'ont pas PROVOQUE. Ce fut une réponse à la répression, la seule : force contre force. Pourtant, le mouvement n'était pas prêt au départ à une telle épreuve de force. A Szczecin sûrs du caractère pacifique de leur manifestation, les manifestants avaient placé en tête femmes et enfants. La police était là, elle a tiré. A Slupsk, c'est sur une manifestation pacifique aux cris de “nous voulons du pain", que la police a tiré. La rapidité de réaction de la classe n'en a été que plus impressionnante.
Aujourd'hui, aucune délégation n'a été arrêtée, aucun coup de feu n'a été tiré, comme ce fut le cas en 70. Les ouvriers, au mois d’août, y étaient prêts : par mesure de précaution, les délégations ne sortaient pas de l'usine, et des milices avaient été organisées. Mais sans répression la classe ouvrière a choisi de se RENFORCER, de préparer sa cohésion : géant auquel les syndicats libres tâchent d'attacher des menottes trop petites.
Aujourd'hui, les ouvriers ont tiré les leçons de 70 : on n'affronte pas l'Etat en ordre dispersé. En 70, pendant la répression, il n'y avait aucun lien entre les villes, tout juste entre les usines. Ce n'est qu'à la fin de la grève que ces liaisons ont commencé à apparaître. A Szczecin, en 70, le rétablissement des liaisons entre les villes venait en 18ème condition de "revendications non reconnues par le gouvernement". En août, ce fut le PREALABLE imposé par les ouvriers : d'abord, l'extérieur, la circulation des informations, permettre une organisation la plus large de la force ouvrière.
En 70, des pas énormes, y compris dans l'organisation de la lutte, ont été faits. Il est manifeste que la rapidité d'organisation de la classe cette fois-ci puise ses racines dans l'expérience antérieure. En 70, par exemple, il est clair que ce sont les comités de grève qui ont organisé les manifestations : en réponse à l'arrestation de leur délégation, les ouvriers partent en manifestation devant le parti, manifestation grossie par la population. La police est là, et lors des affrontements, les manifestants reculent... pour se diviser immédiatement en 3 chercher la solidarité : vers les chantiers encore au travail, vers les universités, vers la radio : le rendez-vous est le soir même une attaque du local du parti qui se terminera par un incendie. A Krakov, Varsovie, Wroclaw, et dans bien d'autres villes, les ouvriers agissent comme une force autonome et décidée. L'importance du noyau fort de l'usine est encore plus manifeste quand on voit l'exemple de Gdynia, où la bourgeoisie a pu faire une répression sans précédents : alors que dans les autres villes, l'armée, même après avoir reconquis la rue, ne put pas rentrer dans les usines, à Gdynia, elle a commencé par investir les usines AVANT que les évènements ne prennent un tour violent. Après, elle a PROVOQUE un affrontement en tirant sur des ouvriers isolés se rendant à l'usine le matin. La bataille qui s'en suivit fut la plus meurtrière de toute la Pologne : aveuglées de colère, des masses inorganisées et sans cohérence se battaient dispersées, dans les rues, les gares. Ce fut plus un massacre qu'un affrontement. En 80, les ouvriers ne l'ont pas oublié : la fermeture des usines correspondait aussi à l'affirmation de la classe ouvrière en tant que telle.
Par la suite, en 70, l'organisation des ouvriers se développa. A Szczecin, en janvier 71, la force ouvrière était telle que "la ville s'est transformée en une véritable république ouvrière, où tous les pouvoirs étaient exercés par le comité de grève... la grève ne prit fin que lorsque le comité de grève reçut l'assurance de l'immunité complète pour tous." A ce stade-là, des liaisons existent un peu partout, entre la Baltique, Poznan, Ursus, Varsovie...
Cette conscience de la nécessité de se renforcer face au pouvoir en étendant la lutte, les ouvriers aujourd'hui ne l'ont pas oublié : d'emblée, ils se sont affirmés en dehors des secteurs d'industrie, et se sont organisés en 4 organisations régionales ayant pour base les délégués d'assemblées générales.
L'étendue de la force qu'ils peuvent avoir sur la société, ils ne l'ont pas oublié non plus : c'est au siège du comité de grève central, devant le chantier Lénine, que la population s'est massée, c'était là le cœur de l'action. La façon dont les ouvriers ont su organiser transports, hôpitaux, ravitaillement, n'expriment pas une tentative d'autogestion, mais la conscience de la nécessité de maintenir certaines fonctions vitales aux ouvriers et à la grève même : le début d'une concrétisation de la possibilité qu'a la classe ouvrière de prendre la direction de la société.
En 70, les ouvriers avaient conscience qu'il leur restait des pas à faire : "Nous reprenons le travail. C'est au moins ce que nous savons faire de mieux, car nous ne savons pas encore faire grève." (président du comité de grève de Szczecin ). En 80, les ouvriers ont su organiser une grève de masse à l'échelle du pays. Ils ont mis en action la conscience tirée de 70 qu'une organisation plus étendue de la classe ouvrière était nécessaire pour lutter contre l'Etat.
En 80, la classe ouvrière ne s'est pas jetée les mains nues contre les chars. Mais elle a étendu sa puissance jusqu'à faire trembler tous les remparts de la société bourgeoise. C'est de cette force là que la classe ouvrière a besoin contre l'Etat, contre l'armée. L'affrontement ne suffit pas. Il faut encore le gagner.
La dynamique de dépassement du nationalisme
Dans les pays de l’Est, plus encore qu'à l'ouest, c'est une entrave énorme. Le sentiment viscéral anti-russe, vu le degré d'exploitation qu'impose sa mainmise sur la Pologne amène le prolétariat à penser en termes de "nation" à affirmer contre l'URSS... ce qui empêche de voir l'URSS en termes de classe ouvrière russe.
En 70, cet aspect était occulté par la violence de l'affrontement entre Etat national et classe ouvrière. Une bourgeoisie qui massacre les ouvriers peut difficilement faire appel au “patriotisme", avec ses allures "démocratiques" et "syndicalistes". Bien que l'opposition syndicaliste ait quand même fait un bon travail de barrage, en 80, travail rendu plus facile par l'absence de répression, cette conscience de la rupture entre l'Etat national et les ouvriers n'a pas disparu. L'expérience est là, et les ouvriers n'ont aucune raison concrète d'avoir confiance dans le langage des "efforts pour le bien national", même dans une nation "rénovée".
Mais pour que l'illusion d'une possibilité de changement dans le cadre national disparaisse, cela ne dépend pas que de la Pologne. Un mouvement de grève en Russie ferait plus avancer la question que 10 affrontements en Pologne.
Et, du point de vue international, les conditions ont évolué depuis 70. Ce qui avait pu être ignoré de la Pologne en 70, en Europe de l'ouest notamment (où la grande affaire d'alors était "Puig Anti ch", tentative antifasciste vite oubliée), n'est plus possible à cacher en 80. Les ouvriers polonais aujourd'hui SAVENT que le monde les regarde. Et les grèves en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Allemagne, plus directement encore que celles qui se sont développées de par le monde, sont autant de feux de reconnaissance de la classe ouvrière internationale.
Du point de vue international, les conditions vont dans le sens d'un dépassement du nationalisme. En Pologne même, il reste aux ouvriers à apprendre que, de la même façon qu'une grève ne peut prendre sa force que dans la généralisation à d'autres secteurs, une grève de masse doit chercher sa prochaine force dans la lutte de classe internationale. L'issue de la lutte, répression ou renforcement, dépend d'elle. Malgré un regain d'illusions dû au matraquage de "l'opposition" sur les réformes nationales, la classe ouvrière en Pologne a créé aujourd'hui un ébranlement de l'Etat pire que 70. Et ébranler l'Etat dans ses fondements, même en chantant l'hymne polonais, porte une dynamique qui dépasse même ceux qui la font.
D.N.