Crise et décadence

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Un homme de cent ans est sans aucun doute un homme en déclin. Il est potentiellement en crise permanente. Ce­pendant il ne connaît de crise pouvant entraîner sa mort qu'à des moments précis. Il existe une différence entre cet état de sénilité irréversible et les convulsions violentes qui marquent régulièrement le déroulement de cette décadence.

Décadence et crise ouvertes du capitalisme sont au XXème siècle des phénomènes LIES mais DISTINCTS, NON IDENTIQUES mais DÉPENDANTS.

Notre objet ici n'est pas l'étude de ces moments de crise (1929, 1938 par exemple) ; il n'est pas de savoir si actuelle­ment le capitalisme commence ou non à connaître une situa­tion de ce genre. Nous nous attacherons à montrer que le capitalisme connaît un état de sénilité, de décadence depuis 1914 et que les magnifiques "taux de croissance" dont il se flatte, surtout depuis la Seconde Guerre Mondiale, cachent en fait l'agonie d'un système qui parvient de moins en moins à créer les conditions de sa reproduction.


LE CONCEPT DE DÉCADENCE

L'introduction nous a montré comment la réalité de l'histoire du capitalisme a vérifié l'explication générale que Marx a donné de l'ascendance et du déclin des différents modes de production. Une analyse détaillée nous montrerait comment se sont succédés les caractères d'expansion et de faillite des modes de production pré-capitalistes (esclava­giste, féodal).

On peut synthétiser cette loi historique de la façon sui­vante :

Contrairement à ce que pouvait laisser croire une conception évolutionniste de l'histoire, présentant le progrès de la société humaine comme un processus continu, ininter­rompu, toujours ascendant aucune société n'a disparu au moment de son apogée. C'est seulement à la suite d'une plus ou moins longue période de déclin que les sociétés pré-capi­talistes ont cédé la scène de l'histoire à de nouvelles formes d'organisation sociale.

L'apogée d'une société constitue bien une limite pour celle-ci. Il correspond en effet à cette période au cours de laquelle dans un cadre social donné, les hommes parviennent à obtenir un maximum de développement de leurs richesses matérielles avec le niveau de techniques existant. Il est ce degré de développement qui marque un certain point d'arrêt parce qu'il ne peut être dépassé sans l'utilisation de nouvelles techniques de travail, c'est à dire sans l'abandon des rapports de production prévalant jusqu'alors, et par conséquent, sans le bouleversement de l'ordre social fondé sur ces rapports. Il est ce zénith qui fait de l'avènement de la nouvelle société une nécessité objective à l'ordre du jour.

Si le cours de l'histoire était un processus harmonieux de constante évolution, c'est donc à la suite de ces apogées que les bouleversements sociaux auraient dû avoir lieu. Mais l'histoire est celle de la lutte de classes. La nécessité maté­rielle d'un bouleversement social se développe avec les forces productives, comme un processus objectif indépendant de la volonté des hommes. Mais le bouleversement lui-même est l'œuvre des hommes et plus exactement d'une classe sociale. Sa réalisation effective dépend par conséquent aussi des conditions objectives et subjectives qui déterminent la vo­lonté et la possibilité d'action de cette classe.

Or, ces conditions n'existent pas au moment de l'apogée d'une forme sociale. A la suite de leur apogée, avant de dis­paraître, toutes les sociétés passées ont connu une longue période de crises et de convulsions. Les vieilles structures se décomposent. Les nouvelles forces tentent de s'imposer. Cette période de désagrégation et de gestation, cette ère de barbarie et cette "ère de révolution sociale" est ce qui constitue la phase de décadence d'une société.


LES RAISONS DU PHÉNOMÈNE

Mais quels sont ces facteurs nécessaires à la révolution sociale dont l'inexistence à l'apogée du mode de production rend inéluctable la période de sa décadence ?

- Un ensemble de rapports sociaux ayant lié entre eux les hommes pendant des siècles n'est pas dépassé du jour au lendemain. L'homme n'abandonne pas l'outil dont il se sert avant d'avoir fait la preuve de son inutilité. Une forme so­ciale ne peut prouver son "inutilité", son obsolescence histo­rique que par la misère et la barbarie que son maintien peut provoquer. Il a fallu des années de famine, d'épidémies, de guerre et d'anarchie pour que les hommes aient été forcés de commencer à abandonner l'esclavagisme et le féodalisme. Seuls de tels évènements, engendrés par la décadence de la société, parviennent à bout de siècles de coutumes, d'idées, de traditions. La conscience collective retarde toujours sur la réalité objective qu'elle vit.

- Parallèlement à cet élément, deux facteurs objectifs, né­cessaires à la réalisation du passage à la nouvelle société, font aussi défaut au moment de l'apogée de l'ancienne : l'af­faiblissement du pouvoir de la classe dominante d'une part, l'apparition du projet nouveau et des forces sociales pour le réaliser d'autre part.

- Le pouvoir de la classe dominante et l'attachement de celle-ci à ses privilèges sont de puissants facteurs de conser­vation d'une forme sociale. Mais le pouvoir de cette classe prend ses racines dans l'efficacité du système qu'elle domine. L'existence des classes est le résultat d'une certaine division du travail nécessaire à un moment donné du développement des techniques de production. La force de leur pouvoir, les classes dominantes la puisent donc en premier lieu dans le caractère unique et indispensable des rapports de production existants sous leur domination. L'apogée d'un système éco­nomique est aussi celui de la stabilité du pouvoir de la classe dominante. Réciproquement, l'effondrement de ce pouvoir ne peut se réaliser définitivement qu'avec celui des rapports de production, c'est à dire au cours de la phase de décadence du système. Toutes les tentatives pour maintenir ce pouvoir artificiellement par l'étatisme et le totalitarisme politique (tentatives qui, comme nous le verrons, n'ont jamais manqué de se réaliser et constituent de ce fait un symptôme significa­tif) ne traduisent en fait que la décomposition de ce pouvoir.

- Enfin troisièmement, un homme n'abandonne pas défini­tivement un outil qui lui est indispensable avant d'en avoir trouvé un autre pour le lui substituer. Pour qu'un type de rapports de production soit abandonné (alors qu'il est celui qui a permis jusqu'alors la subsistance de la société) il faut qu'il se dégage au sein de l'ancienne société le projet et les forces indispensables à l'établissement de nouveaux rapports. Or dans les sociétés passées, la classe porteuse du nouvel ordre n'existe pas (ou seulement de façon embryonnaire) tant que la société n'est pas encore entrée dans sa phase de déca­dence. (Les grandes propriétés féodales ne se développent vraiment dans la Rome Antique que sous le Bas Empire ; de même sous le féodalisme, la bourgeoisie ne prend un réel essor qu'à partir du 14ème siècle).

Ces trois éléments principaux apportés par le déclin d'un système, ne sont certainement pas les seuls à rendre compte des raisons qui ont provoqué une période de décadence pour les sociétés féodale et esclavagiste : Ils permettent cependant de comprendre le pourquoi de l'inévitabilité d'une période de décadence pour les sociétés passées. Il nous restera à voir si ces mêmes raisons subsistent sous le capitalisme.

Mais il faut d'abord rappeler ce qu'ont été les manifesta­tions des périodes de décadence.


LES MANIFESTATIONS DE LA DÉCADENCE

Toutes ces manifestations peuvent se résumer en un état de crise généralisée atteignant tous les domaines et toutes les structures de la vie sociale.

1.- au niveau économique (infrastructure de la société) la production se heurte de façon croissante à des entraves qui ne sont autres que les rapports sociaux de production eux-mê­mes. Le rythme de développement des forces productives se trouve ralenti, voire arrêté. La société connaît des crises économiques dont la gravité et l'étendue s'amplifient à cha­que occasion.

2.- au niveau des superstructures : la subsistance matérielle ayant été dans toutes les sociétés jusqu'à présent le premier problème social, il en découle que,"en dernière instance", ce sont toujours les rapports de production qui ont déterminé la forme et le contenu des différentes structures sociales. Lors­que ces rapports se sont effondrés, ils ont entraîné dans leur mouvement tout l'édifice qui reposait sur eux. Lorsqu'un tel état de crise se développe au niveau économique, tous les autres domaines de la vie sociale sont obligatoirement at­teints.

C'est ici qu'il faut chercher la véritable racine des fameu­ses "crises de civilisation". Les visions idéalistes se perdent en études sur les "relâchements moraux", sur les "méfaits de l'abondance", sur l'influence néfaste ou bénéfique de telle philosophie ou religion, bref, elles cherchent dans le domaine des idées, de la pensée existante, les raisons de ces crises. Sans nier l'influence certaine des idées sur le cours des évé­nements, il est cependant certain que, comme le dit Marx

"On ne juge pas un individu sur l'idée qu'il a de lui-même. On ne juge pas une époque de révolution d'après la cons­cience qu'elle a d'elle-même. Cette conscience s'expliquera plutôt par les contrariétés de la vie matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives sociales et les rapports de production".

Dans le domaine idéologique : la conservation du sys­tème devient une absurdité trop criante et permet de moins en moins la survie de l'idéologie qui le justifie. L'idéologie se décompose, les anciennes valeurs morales s'écroulent, la création artistique stagne ou prend des formes contestataires, l'obscurantisme et le pessimisme philosophique se dévelop­pent.

Dans le domaine des rapports sociaux, la décadence se manifeste par :

1) Le développement des luttes entre différentes fractions de la classe dominante. Les conditions d'extraction et la quantité même du profit deviennent de plus en plus difficiles à main­tenir ; les nantis qui veulent assurer leur subsistance doivent (abandonnant toute possibilité de coopération) le faire aux dépens des autres membres ou fractions de leur classe.

2) Le développement des luttes entre classes antagonistes˚:

- Lutte de la classe exploitée, qui ressent d'autant plus sa misère que l'exploitation est portée à son comble par la classe exploiteuse aux abois.

- Lutte de la classe porteuse de la nouvelle société (dans les sociétés passées, il s'est toujours agi d'une classe distincte de la classe exploitée) qui se heurte aux forces de l'ancien ordre social.
    Dans le domaine politique : face à cet état de crise, la classe dominante ne parvient plus à assurer son pouvoir politique comme auparavant, l'appareil de l'ordre, l'État, cristallisation ultime des intérêts de l'ancienne société, tend à se renforcer et à étendre son emprise à tous les domaines de la vie sociale.


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Cet ensemble de phénomènes a existé à la fin de l'escla­vagisme romain et de l'époque féodale. Ces manifestations étaient les caractéristiques inéquivoques de la décadence de ces sociétés. Mais est-ce que la stagnation du capitalisme depuis 1914 s'accompagne de ce mûrissement des conditions de la révolution sociale typique d'une période de décadence


LA DÉCADENCE DU CAPITALISME

Mais peut-on pour autant définir une décadence du capi­talisme ?

Des symptômes analogues ne permettent de diagnostiquer une même maladie chez des individus différents, qu'à condi­tion que ces derniers soient de même espèce ou de mime nature. Vis-à-vis des caractéristiques qui apparaissent au cours des décadences passées, peut-on mettre le capitalisme sur le même plan que ces sociétés? Les anciens symptômes et causes restent-ils valables?

Sur le plan de la production matérielle, l'asservissement du système social au développement des forces productives est une loi qui reste valable pour le capitalisme.

Tant que l'humanité vivra dans "le règne de la nécessité", tant qu'elle ne sera pas parvenue au stade de l'abondance permettant l'élimination des problèmes de subsistance maté­rielle, ou du moins leur relégation à un second plan, ce dont l'humanité est encore loin, la première fonction d'un système économique demeure le développement des forces producti­ves. Qui plus est, en généralisant l'économie concurrentielle de marché, le capitalisme, ce système où tout capital qui ne se développe pas est condamné à disparaître ou à passer en d'autres mains, a rendu plus contraignante encore cette obli­gation de développement.

Il est donc certain que pour le capitalisme, tout comme pour le féodalisme ou l'esclavagisme, le développement in­suffisant des forces productives représente historiquement un arrêt de mort.

Mais peut-il ou doit-il pour autant -si cette condition se réalisait- connaître comme eux une phase de décadence ?

La société capitaliste demeure, premièrement, une société divisée en classes, deuxièmement une société où les hommes continuent de vivre dominés par leurs besoins économiques, et subissent par conséquent inconsciemment leurs structures sociales. Aussi retrouve-t-on sous le capitalisme certains des traits essentiels des sociétés passées, et en particulier ceux qui rendent inévitable l'apparition d'une période de déca­dence :

Retard de la conscience collective sur la réalité qu'elle vit, dépendance du pouvoir politique de la classe dominante par rapport à l'efficacité des rapports de produc­tion, poids et inertie des coutumes et habitudes correspondant à l'ancienne société, impossibilité de passer à une nouvelle forme sociale tant que l'ancienne n'a pas fait les preuves de son obsolescence, et qu'un nouveau projet n'a pu commencer à germer au sein de la société. On est donc en droit d'affirmer que tout comme les sociétés qui l'ont précédé, le capitalisme peut et doit connaître une phase de décadence.

Cependant, à côté de ces traits, communs à toutes les so­ciétés d'exploitation, le capitalisme possède des caractéristi­ques qui le distinguent aussi radicalement de l'esclavagisme que du féodalisme.

D'autre part, le système qui constitue la négation et le dé­passement du capitalisme, n'est plus lui-même un système d'exploitation.

Aussi, la décadence du capitalisme connaît-elle des spé­cificités nouvelles par rapport à celles des autres systèmes.

Le socialisme est le premier système dans l'histoire qui ne surgit pas au sein de la société qu'il est appelé à dépasser. Les rapports économiques féodaux sont nés au sein du Bas-Em­pire dans de grandes propriétés qui parvenaient plus ou moins à se rendre indépendants du pouvoir central; le capi­talisme naît dans les bourgs puis les villes dans la société féodale. Dans les deux cas, la future classe dominante se substitue à l'ancienne progressivement.

Le prolétariat par contre n'a aucune possibilité de cons­truire une nouvelle société au sein du capitalisme. Classe exploitée, source directe du profit de la classe dominante, il ne peut avancer dans son projet sans se débarrasser totale­ment du pouvoir de cette dernière. Contrairement au passé, la coexistence des deux systèmes est ici exclue. Le capitalisme étant le premier système à avoir intégré toute la production mondiale dans un même circuit, ceci est vrai à l'échelle de la planète : le socialisme dans un seul pays est impossible.

Il en découle que la décadence du capitalisme doit être une décadence plus "nette", plus violente.

Le féodalisme a pu vivre en France, même si ce n'est que sous sa forme monarchique, jusqu'au I8ème siècle, grâce à la prospérité de la bourgeoisie qui permettait de satisfaire par­tiellement aux besoins économiques que le féodalisme ne parvenait plus à assumer. Rien de tel pour le capitalisme, celui-ci s'achemine seul vers sa mort. Son fossoyeur n'est pas un concurrent éventuellement utile et dont on peut s'accom­moder ne fut-ce que provisoirement, mais un ennemi mortel engendré par des siècles d'oppression et avec qui tout partage est impossible. Toutes les conséquences de la décadence capitaliste s'abattent sur la société, sans qu'elles puissent être amorties. Aussi peut-on conclure dans un premier temps d'une part au caractère plus intense de cette décadence, d'au­tre part à la plus grande brièveté de celle-ci, la violence des effets étant plus grande, le temps de réaction se trouve abrégé.

Le prolétariat : à l'inverse des autres classes révolution­naires de l'histoire, le prolétariat n'apparaît pas au cours de la phase de décadence mais dès le début du système. Lorsque la société capitaliste a atteint son apogée, le prolétariat est déjà pleinement développé comme classe économique ; lorsque le système commence à entrer en décadence, son fossoyeur est déjà dans toute sa force numérique. La fin du capitalisme ne devra pas attendre comme par le passé que son artisan naisse et se développe dans le fumier du vieux monde en déclin.

Deux autres facteurs contribuent à l'écourtement de la dé­cadence :

I°: La faible importance des rapports idéologiques. Il n'existe sous le système du salariat et du capital aucun rapport reli­gieux, politique ou personnel pour médiatiser le rapport d'exploitation (contrairement à ce qui se produit dans l'escla­vage et le servage). Il en découle un lien plus direct entre la vie sociale et la vie proprement économique de la société, et donc une réaction plus rapide sur le plan social, aux diffi­cultés économiques qui caractérisent la période de décadence.

2°: Enfin et surtout, ne vivant que dans et pour la concur­rence (à l'échelle nationale et internationale) le capitalisme ne peut vivre sans développement.

Aucune société dans le passé, il est vrai n'a pu exister sans assurer d'une façon ou d'une autre un certain dévelop­pement des forces productives. Mais dans le passé, ce déve­loppement n'a jamais été véritablement intrinsèque aux rap­ports de production existants. Les profits et privilèges des membres de la classe dominante ne dépendaient pas directe­ment de leur capacité à assurer leur propre expansion éco­nomique. Le profit qu'ils extirpaient du travail des serfs ou des esclaves était consacré à leur consommation personnelle et au luxe. Ce n'est qu'accessoirement qu'il servait à dévelop­per la production. Aussi lorsque ces systèmes commençaient à se heurter à leurs contradictions économiques, on pouvait assister à un ralentissement de la croissance, voire à la sta­gnation sans que, dans l'immédiat, les classes dominantes en fussent précipitées dans la faillite et la misère, sans que la vie économique de la société ne fût paralysée.

Sous le capitalisme, si l'accumulation croissante du capi­tal ne peut être assurée, c'est le profit en entier puis le proces­sus de production en lui-même qui s'en trouvent bloqués. C'est là un des traits essentiels de la nature du système capi­taliste.

Or, la principale caractéristique de la décadence d'un système est l'impossibilité croissante dans laquelle se trouve la société d'assurer un développement économique sans abandonner les rapports de production existants. Encore une fois donc on peut difficilement croire à un capitalisme connaissant une longue période de décadence.


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On peut donc affirmer sans grande crainte d'erreur que :

- "La décadence" d'une société est un phénomène histori­que réel dont les causes et les manifestations principales peuvent être suffisamment précisées.

- Que tout comme les sociétés qui l'ont précédé, le capita­lisme peut connaître un phase de décadence.

- Que les manifestations de celle-ci demeurent pour le ca­pitalisme d'une nature analogue à celle des sociétés précé­dentes.

- Que de divers point de vue, cette décadence semble de­voir être plus brève et plus intense qu'elle ne le fut pour les autres systèmes.


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Ceci dit, il faut maintenant confronter l'analyse à la ré­alité du capitalisme.


LA THÉORIE DE LA DÉCADENCE ET LA RÉALITÉ DU CAPITALISME MONDIAL

On pourra peut-être dire qu'il aurait fallu commencer dès le débat par là. Rien de moins certain. Le concept de déca­dence d'une société n'a véritablement pu intéresser les révo­lutionnaires qu'à partir de la période de la première guerre mondiale, c'est à dire tout naturellement à partir de l'entrée du capitalisme dans sa phase de déclin. La rupture entre la deuxième et la troisième internationale au cours de la pre­mière guerre mondiale s'est faite sous le signe de la discus­sion sur la fin de la période ascendante du capitalisme et son entrée dans la période de "guerre ou révolution". Cependant depuis lors, pendant les 50 années environ de contre révolu­tion triomphante, et à cause d'elle, la théorie révolutionnaire n'a connu ni l'essor ni l'approfondissement qui auraient été nécessaires pour rendre compte des transformations que subissait la réalité mondiale. Aujourd'hui à la sortie de ce tunnel idéologique, c'est malheureusement trop souvent que les différents courants se revendiquant du mouvement révo­lutionnaire prolétarien, se partagent encore d'un côté entre un goût excessif pour les "nouvelles applications" de la "ré­alité nouvelle" ("le marxisme est dépassé" ... ) et de l'autre côté l'attachement religieux aux vieux textes et aux vieilles idées par dépit contre la première tendance (cf. les "bordi­guistes" P.C.I., et leur "rien de nouveau sous le soleil" ou leur "invariabilité du programme révolutionnaire" depuis 1848 ). Entre les deux pôles et tombant simultanément dans les deux travers, on trouve les trotskystes attachés à la moindre lettre du "programme de transition" de Trotsky mais prêts à suivre toute théorie à la mode : (autogestion, néocapitalisme, tiers-mondisme) du moment que cela peut permettre de "gagner quelques recrues".

Il en résulte que le concept de "décadence", à peine ébauché par Marx, reste encore une idée trop floue, et prêtant à trop de confusions dans le contexte révolutionnaire pour que nous ayons pu éviter de reprendre au début de cette étude sa définition.


LES SUPERSTRUCTURES

Il peut sembler peu logique de commencer cette "confrontation avec la réalité" par l'analyse des superstructu­res (idéologie, politique, luttes sociales...) et non par celle de l'économie, les premières n'étant, "en dernière instance" qu'un produit de cette dernière. C'est cependant cet ordre que nous utiliserons pour la facilité de l'exposé. En effet, alors qu'il est en général facile de reconnaître dans le capitalisme actuel les manifestations superstructurelles d'une phase de décadence (tout moraliste moderne se sent obligé de parler sporadiquement de "crise de civilisation", etc.), il est cepen­dant beaucoup moins fréquent de rencontrer une lucidité vis à vis du processus économique.

Par là même la plupart des explications de ces "crises de civilisation" ne dépassent pas le niveau de l'empirisme idéa­liste.

En nous attaquant en premier lieu aux "superstructures", non seulement nous facilitons l'exposé en "commençant par le plus simple", mais en outre nous développons le premier argument important pour la solution du problème économi­que, à savoir l'impératif scientifique d'une cohérence.


1 - Dans le domaine idéologique

On ne peut développer ici l'étude que méritent les liens existants entre l'idéologie dominante et la vie du capitalisme des dernières décades. Nous constaterons simplement la décomposition de l'idéologie dominante.

L'idéologie proprement capitaliste est assez difficile à cerner dans toute sa spécificité : D'une part parce qu'elle reprend à son compte le long héritage idéologique commun à toutes les sociétés d'exploitation depuis des millénaires, D'autre part parce que sous le système du machinisme aveu­gle, la dépendance des rapports sociaux vis à vis des moyens de production est telle que l'idéologie en tant que moyen de conservation de ces rapports a pu jouer un rôle moindre que par le passé, même s'il demeure encore important.

On peut toutefois affirmer que "le culte du travail", "la glorification de l'ascension sociale", "la confiance et le res­pect des institutions", ou "la foi dans l'avenir capitaliste" constituent des éléments clés de l'idéologie dominante. Or tous ces éléments ont été violemment érodés depuis 50 ans par la simple action des atrocités de la vie du capitalisme.

Il est de plus en plus difficile de continuer à chanter les louanges, les gloires et les valeurs d'un société, lorsqu'elle connaît en 50 ans près de cent millions de morts, pour cause de guerres dont l'inutilité apparaît de plus en plus clairement; lorsqu'elle s'avère incapable de permettre à deux hommes sur trois de se procurer leur subsistance élémentaire, alors que les deux plus grandes puissances économiques dépensent uniquement en armes l'équivalent du revenu d' un tiers de l'humanité; lorsque dans la partie privilégiée de la planète il faut payer le droit à ne pas mourir de faim de la plus cruelle déshumanisation de la vie quotidienne.

Le recours aux gigantesques opérations idéologiques, style Hitler, Mussolini, Staline, Mao, (phénomènes qu'il faut rapprocher du développement du culte et de la divination aussi bien de l'empereur sous le Bas-Empire romain que de la monarchie absolue à la fin du féodalisme) les crises de l'église, les difficultés du capitalisme à abandonner son an­cienne méthode d'enseignement devenue depuis longtemps inadaptée à ses besoins techniques, ainsi que les crises de l'université (1), principal centre de l'idéologie dominante, expriment dans toute son acuité ce premier symptôme de décadence qu'est la décomposition de l'idéologie.

Cette décomposition est apparue de façon spectaculaire depuis une dizaine d'années en particulier au sein de la jeu­nesse. Le dégoût des dernières générations pour le monde actuel, ses différentes tentatives de fuite par un certain "mar­ginalisme", son aspect "contestataire" ont fait mille fois la une des journaux. Ce "sursaut" est d'abord l'expression d'un cer­tain retard (plus de 50 ans après 1914 et la révolution de 17-23). Et ce retard peut trouver une explication, entre autres, dans le décalage constant avec lequel les formes idéologiques suivent l'évolution de la réalité socio-économique. Il aura fallu attendre une génération qui n'ait ni fait la seconde guerre mondiale, ni subit les contrecoups violents de la contre révolution qui a suivi la vague révolutionnaire de 17-23. D'autre part, ce retard s'explique par la stabilité économi­que de près de 25 années qu'a connu le système grâce à la période de reconstruction après la deuxième guerre. Les premiers signes de faiblesse de cette expansion ne toucheront la société et en particulier la jeunesse qu'à la fin des années 60.

Philosophiquement, il y a de moins en moins de place pour les idées d'épanouissement dans "l'harmonie existante". Les penseurs du temps se veulent ou bien révolutionnaires, ou bien désabusés, pessimistes et indifférents à l'extrême. L'obscurantisme et le mysticisme connaissent de nouvelles vogues.

Sur le plan artistique, la décadence se manifeste particu­lièrement violemment, et il y aurait long à écrire sur l'évolu­tion de l'art s'il ne stagne pas dans une éternelle répétition des anciennes formes, se veut contestataire, souvent l'expres­sion d'un cri d'horreur.

Lorsque le monde des idées connaît de tels bouleverse­ments c'est que quelque chose s'effondre dans celui de la production matérielle


2 - Dans le domaine social

- Développement des luttes entre fractions de la classe do­minante.

Si l'exacerbation de la concurrence entre capitaux d'une même nation s'est parfois résolue par des concentrations allant jusqu'à la prise en main de toute la production par l'État, cette concurrence a atteint un degré de démence entre les différentes fractions du capital mondial.

1914-18 : 20 millions de morts.

1939-45 : 50 millions de morts.

Depuis lors, par mouvements de libération nationale in­terposés, la guerre entre différents blocs capitalistes n'a ja­mais cessé et a apporté des millions de morts sur l'autel du partage du monde. Un monde dont les capitalistes ne par­viennent plus à tirer suffisamment de profit pour pouvoir se le partager en parfaite collaboration. La décadence des so­ciétés passées a provoqué la désolation de pays entiers ; au­jourd'hui, c'est la planète dans sa totalité qui se trouve mena­cée.

- Développement des luttes de la classe exploitée

Au XIXème siècle les luttes de la classe ouvrière se can­tonnent la plupart du temps au terrain des réformes, c'est-à-dire à la recherche d'un aménagement du système. (La Commune de Paris, en ce qu'elle eut d'authentiquement ré­volutionnaire, fut plus un "accident de l'histoire" qu'un véri­table signe des temps).

Avec la première guerre mondiale ces combats connais­sent une transformation radicale aussi bien dans leur ampleur que dans leur contenu. Le mouvement qui se développe n'est plus celui de quelques usines, ni même d'une ville. C'est l'Eu­rope entière qui est ébranlée par le plus puissant mouvement prolétarien de tous les temps. Son contenu n'est plus la ré­forme du système mais son bouleversement radical. "La frac­tion russe du prolétariat mondial" parvient à détruire l'appa­reil d'État bourgeois et à se hisser momentanément au pou­voir.

Dès lors tout devait et allait changer sur le terrain "so­cial" du capitalisme.

La vague révolutionnaire de 17-23 fut écrasée, et la ré­volution russe, isolée, mourut étouffée.

Mais, malgré le poids de la défaite et la confusion que sema pendant des décades l'expérience soviétique, la "me­nace prolétarienne" loin d'avoir disparue est devenue une constance de la vie sociale capitaliste. Rappelée sporadique­ment par des soulèvements prolétariens isolés et par des luttes quotidiennes de la classe, elle marque de tout son poids les 50 dernières années d'histoire : tous les États du monde se sont dotés d'organismes spécifiques pour la "défense des travailleurs" c'est à dire pour assurer l'encadrement strict de la classe révolutionnaire. Les vieilles formes d'organisation ouvrière, les syndicats, sont devenues des rouages essentiels de cette intégration.

Et si la "prospérité" qui suivit la Seconde Guerre Mon­diale a fait croire momentanément, à certains, que "la lutte des classes est terminée", le nouvel élan que connaissent les luttes ouvrières depuis 1968 aux cinq coins de la planète, est venu rappeler violemment son existence et annoncer ce qui sera probablement la plus importante vague révolutionnaire de l'histoire.


3 - Dans le domaine politique : le renforcement de l'Etat

Il est une des manifestations les plus frappantes de la dé­cadence des sociétés passées. Il est aussi une des principales caractéristiques du capitalisme depuis 1914.

Le capitalisme d'État, la forme la plus sénile du système mais que les capitalistes et bureaucrates du monde entier se plaisent à définir comme "Socialisme", n'est que l'aboutisse­ment ultime de cette tendance.

L'État a joué un rôle important dans les premiers temps du capitalisme industriel, lors de l'accumulation primitive du capital. Ceci a fait dire à certains que l'étatisme actuel, en particulier dans les pays sous-développés, était le signe d'un nouveau développement du capitalisme mondial. La moindre lucidité historique permet cependant de constater que l'éta­tisme de notre temps n'a rien à voir avec les interventions ponctuelles de l'État bourgeois du XVIIIème ou XIXème siècle.

L'étatisme de ce siècle n'est plus un à-côté provisoire, mais un processus continu et irréversibles Ses fondements n'ont plus leurs racines dans la lutte contre les restes de sys­tèmes pré-capitalistes féodaux, mais dans la lutte contre les propres contradictions internes du système.

Les causes directes du renforcement de l'État capitaliste à notre époque traduisent toutes les difficultés dues à l'inadap­tation définitive du cadre des rapports capitalistes au développement atteint par les forces productives. En effet, l'État a accru l'étendue et l'emprise de son pouvoir parce qu'il s'est avéré la seule entité capitaliste capable de :

- réaliser la centralisation et la "rationalisation" économique qu'impose à chaque nation l'exacerbation de la concurrence internationale dont le champ est devenu trop étroit ;

- assurer toutes les tâches de guerre et de"préparation de guerre" devenues une nécessité de premier ordre pour la subsistance de chaque nation ;

- assurer la cohésion des mécanismes sociaux dont les structures tendent constamment à se désagréger.

Quant au capitalisme d'État dans les pays sous-développés il n'y traduit pas moins la sénilité du système mondial que dans les pays industrialisés. Ces pays ne sont pas de "jeunes capitalismes" mais les secteurs faibles du capitalisme mondial. Aussi ressentent-ils plus violemment que les autres les contradictions internes du capitalisme mondial ; aussi doivent-ils recourir plus rapidement et plus énergiquement aux formes étatiques du système.

Le cas de l'Union Soviétique ne dément pas non plus le caractère décadent du capitalisme étatisé. Ici comme ailleurs c'est l'étroitesse du cadre capitaliste et les conditions draconiennes qu'il impose à chaque nation pour survivre dans le concert international, qui ont été à la base du renforcement de l'État. Ici comme ailleurs c'est la faiblesse de l'économie nationale, et donc l'incapacité du capital privé à soutenir la concurrence qui ont été les principaux accélérateurs du processus. Le fait que ces deux facteurs principaux aient résulté, dans le cas précis de la Russie, de la situation exceptionnelle engendrée par l'échec d'une révolution prolétarienne ne modifie en rien les fondements réels du problème. Ces particularités n'expliquent qu'une chose : les raisons qui ont fait de l'URSS le PREMIER PAYS à concrétiser ce qui était devenu une tendance générale à l'échelle de la planète.

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Décomposition de l'idéologie, des valeurs dominantes; déshumanisation des rapports sociaux à tous les niveaux : les antagonismes atteignant leur paroxysme périodiquement aussi bien au sein de la classe dominante que dans les rapports de celle-ci avec la classe exploitée; renforcement de l'appareil de coercition, l'État, et intégration de toute vie sociale à son contrôle direct... On retrouve dans le capitalisme actuel tous les traits de la décomposition d'une civilisation, toutes les caractéristiques de la période de décadence d'un système au niveau de ses superstructures sociales.

Mais qu'en est-il au niveau de l'infrastructure ? Au niveau de la production matérielle ?

Comme nous l'avons montré, jamais de tels phénomènes de crise ne se sont produits auparavant sans avoir été accompagnés d'une décadence économique. Du point de vue marxiste ils ne traduisent "en dernière instance" qu'une crise au niveau de la production matérielle.

De 1914 à 1939, les statistiques, nous le verrons, sont claires et peu nombreux sont ceux qui prétendent nier qu'il s'agit là d'une période de stagnation. Cependant, depuis la fin de la Seconde guerre le cours de l'histoire semblerait avoir changé profondément : les symptômes d'une décadence "superstructurelle" continuent à se développer mais - toujours selon les statistiques existantes - le capitalisme connaîtrait une phase de croissance, jamais égalée auparavant.

Le Marxisme a-t-il péri dans la barbarie de la Seconde Guerre ? Sommes-nous en présence d'un "NEO-CAPITALISME" ? Ou bien ces manifestations de crise ne sont-elles que les signes prémonitoires d'une décadence encore lointaine ?

De 1953 à 1969, le produit national brut des Etats-Unis (calculé en volume et par habitant) est multiplié par 1,4, celui de l'Italie et de l'Allemagne le sont par 2,1, celui de la France a doublé, celui du Japon est multiplié par 3,8 ... Où est donc la "décadence" ?

Même si une grande partie de cette production est utilisée uniquement à des fins militaires, même si l'écart entre pays développés et pays sous-développés ne fait que se creuser, force est de constater que "les forces productives n'ont pas cessé de croître". Même si l'évolution des structures politiques, la décomposition des valeurs dominantes témoignent tous d'une "crise de civilisation", d'un déclin du capitalisme au niveau des superstructures, il apparaît difficile et hasardeux à certains marxistes de parler, en de telles conditions "d'expansion économique", de "décadence du système capitaliste".

(RI N°2. Février 197).


1  cf : "Le mouvement étudiant" et "critique" dans RI n°3 (ancienne série)

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