Soumis par Revue Internationale le
En 1867, dans la préface de la première édition de son œuvre célèbre, Le Capital, Karl Marx faisait observer que les conditions économiques de l’Angleterre, premier pays industrialisé, étaient le modèle pour le développement du capitalisme dans les autres pays. Ainsi, la Grande-Bretagne était "le pays de référence" des rapports de production capitalistes. A partir de là, le système capitaliste en ascendance allait dominer le monde. Cent ans plus tard, en 1967, la situation en Grande-Bretagne prenait de nouveau une sorte de signification symbolique et prophétique avec la dévaluation de la livre sterling : cette fois, celle du déclin du monde capitaliste et de sa faillite grandissante. Les événements de l’été 2005 à Londres ont montré que la Grande-Bretagne est encore une fois une sorte de poteau indicateur pour le capitalisme mondial. L’été de Londres a été précurseur à la fois au niveau des tensions impérialistes, c’est à dire du conflit meurtrier entre les Etats nationaux sur la scène mondiale et au niveau de la lutte de classe internationale, c'est-à-dire du conflit entre les deux principales classes de la société : la bourgeoisie et le prolétariat.
Les attentats terroristes du 7 juillet à Londres ont été revendiqués par Al Qaida, en représailles vis-à-vis de la participation des troupes britanniques à l’occupation de l’Irak. Ce mardi matin là, les explosions qui ont eu lieu à une heure de pointe dans les transports en commun, ont brutalement rappelé à la classe ouvrière que c'est elle qui paie pour le capitalisme, non seulement par le travail de forçat et la pauvreté qu'il lui impose, mais aussi dans sa chair et son sang. Les 4 bombes dans le métro londonien et dans un bus ont tué dans l'horreur 52 1 ouvriers, jeunes pour la plupart, et en ont estropié et traumatisé des centaines. Mais les attentats ont eu un impact bien plus grand. Ils voulaient dire aussi que des millions d’ouvriers allaient désormais aller et revenir du travail en se demandant si leur prochain trajet, ou celui de leurs proches, ne serait pas le dernier. En paroles, il n'est pas possible d'exprimer plus de sympathie et de compassion que ne l'ont fait le gouvernement de Tony Blair, le maire de Londres, Ken Livingstone (représentant de l’aile gauche du parti travailliste), les media et les patrons. Mais derrière les mots d’ordre "nous ne céderons pas aux terroristes" et "Londres reste unie", la bourgeoisie faisait savoir que le business devait continuer comme si de rien n’était. Les ouvriers devaient courir le risque de nouvelles explosions dans le réseau des transports s'ils voulaient continuer à profiter "de leur mode de vie traditionnel".
L’impérialisme revient frapper au cœur du capitalisme
Ces attentats ont constitué l’attaque la plus meurtrière contre des civils à Londres depuis la Deuxième Guerre mondiale. La comparaison avec le carnage impérialiste de 1939-45 est entièrement justifiée. Les attentats de Londres, après ceux du 11 septembre à New York et de mars 2004 à Madrid, montrent que l’impérialisme "revient chez lui", dans les principales métropoles du monde.
C’est vrai qu'il n'a pas fallu attendre 60 ans pour voir revenir à Londres des attaques militaires contre ses habitants. La ville a aussi été la cible des bombes des "Provisionals" de l’Armée républicaine irlandaise 2 pendant à peu près deux décennies depuis 1972. La population a déjà eu un avant-goût de la terreur impérialiste. Mais les atrocités du 7 juillet 2005 ne sont pas simplement une répétition de ces expériences ; elles représentent une menace accrue, représentative de la phase actuelle beaucoup plus meurtrière de la guerre impérialiste.
Naturellement, les attentats terroristes de l’IRA constituaient une anticipation de la barbarie des attaques d’Al Qaida. D’un point de vue général, elles étaient déjà l’expression de la tendance à ce que le terrorisme contre les civils devienne, de plus en plus, une méthode favorite de la guerre impérialiste dans la deuxième moitié du 20ème siècle.
Néanmoins, pendant la plus grande partie de la période durant laquelle les attentats de l’IRA se sont produits, le monde était encore divisé en deux blocs impérialistes sous le contrôle des Etats-Unis et de l’URSS. Ces blocs régulaient plus ou moins les conflits impérialistes secondaires isolés entre Etats en leur sein, comme celui entre la Grande-Bretagne et l’Irlande au sein du bloc américain qui ne pouvait tolérer ni permettre qu'un tel conflit prenne une ampleur qui soit de nature à affaiblir le front militaire principal contre l’URSS et ses satellites. En fait, l’ampleur des campagnes de l’IRA visant à éjecter la Grande-Bretagne de l’Irlande du Nord dépendait, et dépend encore en grande partie, du montant du soutien financier accordé par les Etats-Unis à l'IRA. Les attaques terroristes de l’IRA à Londres constituaient donc quelque chose de relativement exceptionnel à l’époque, dans les métropoles des pays avancés. Les principaux théâtres de la guerre impérialiste où les deux blocs s'affrontaient par nations interposées, se situaient en effet à la périphérie du système : au VietNam, en Afghanistan, au Moyen-Orient.
Bien que, parmi les victimes de l’IRA, aient figuré des civils sans défense, les cibles de ses bombes - en dehors d’Irlande du Nord - correspondaient en général à une logique impérialiste plus classique. Ce sont des sites militaires comme les Chelsea Barracks en 1981, ou Hyde Park en 1982 3 qui étaient choisies, ou encore des symboles du pouvoir économique comme Bishopsgate dans la Cité de Londres 4, ou Canary Wharf en 1996 5. Par contre, les attentats d’Al Qaida ciblant les transports publics bondés sont symptomatiques d’une situation impérialiste plus dangereuse au niveau mondial et plus typique des nouvelles tendances internationales résultant d'une situation où il n’y a plus de blocs impérialistes pour imposer un semblant d’ordre vis-à-vis du militarisme capitaliste. "Chacun pour soi" est devenu la devise principale de l’impérialisme, affirmée de la façon la plus violente et la plus cruelle par les Etats-Unis dans leur tentative actuelle de maintenir leur hégémonie sur la scène mondiale. La stratégie unilatérale de Washington, qu’on a vue en différentes circonstances et particulièrement lors de l’invasion et de l’occupation de l’Irak, n’a fait qu’exacerber le chaos militaire. Le développement de l’influence globale d’Al Qaida et des autres seigneurs de guerre impérialistes au Moyen-Orient est le produit de cette mêlée impérialiste générale que les principales puissances impérialistes, opérant les unes contre les autres, sont incapables d’empêcher.
Ainsi, les principales puissances, y compris la Grande-Bretagne, ont activement contribué au développement de la menace terroriste, l’ont utilisée et ont essayé de la manipuler à leur propre profit.
L’impérialisme britannique était déterminé à ne pas être tenu à l’écart de l’invasion américaine en Irak. Il entendait ainsi protéger ses propres intérêts dans la région et conserver son prestige en tant que puissance militaire significative. En créant de toutes pièces un prétexte pour rejoindre la "coalition" américaine avec le fameux dossier sur les armes de destruction massives imaginaires, l’impérialisme britannique a donc pleinement joué son rôle dans la plongée de l’Irak dans le chaos sanglant actuel. L’Etat britannique a contribué à alimenter la campagne terroriste d’Al Qaida contre l’impérialisme occidental. Cette campagne terroriste a certes commencé avant l’invasion de l’Irak, mais ce sont les grandes puissances qui lui ont pour ainsi dire donné le jour. En effet, la Grande-Bretagne, tout comme les Etats-Unis, a participé, pendant les années 1980, à l'entraînement et à l'armement de la guérilla de Ben Laden pour combattre l’occupation de l’Afghanistan par la Russie.
Après le 7 juillet, les principaux "alliés" de la Grande-Bretagne (ses rivaux, en réalité) n’ont pas manqué de faire remarquer que la capitale du pays pouvait être vue comme "Londonistan" - c’est-à-dire un refuge pour les différents groupes islamistes radicaux liés aux organisations terroristes du Moyen-Orient. L’Etat britannique a permis la présence sur son sol de certains individus qu'elle allait jusqu'à protéger, dans l’espoir de pouvoir les utiliser au service de ses intérêts propres au Moyen-Orient, aux dépens d'autres grandes puissances "alliées". Par exemple, la Grande-Bretagne a résisté pendant dix ans aux demandes de l’Etat français concernant l’extradition de Rachid Ramda, suspect dans les attentats à la bombe du métro parisien ! Lui renvoyant la pareille, la direction centrale française des Renseignements généraux (selon le International Herald Tribune, 09/08/05) n’a pas communiqué à ses collègues britanniques le rapport de ses services, écrit en juin, prévoyant que des sympathisants pakistanais d’Al Qaida préparaient un attentat à la bombe en Grande-Bretagne.
La politique impérialiste de la Grande-Bretagne - qui observe les mêmes "principes" que ses rivaux : "faites-le aux autres avant qu’ils ne vous le fassent" - a contribué à ce que des attaques terroristes se déroulent sur son propre sol.
Dans la période actuelle, le terrorisme n’est plus l’exception dans la guerre entre Etats et proto-Etats mais est devenu la méthode privilégiée. Le développement du terrorisme correspond en partie à une absence d’alliances stables entre les puissances impérialistes et est caractéristique d’une période dans laquelle chaque puissance essaie de saper et de saboter le pouvoir de ses rivales.
Dans ce contexte, nous ne devons pas sous-estimer le rôle croissant des opérations secrètes et de guerre psychologique menées par les principales puissances impérialistes sur leur propre population de façon à discréditer leurs rivaux et à fournir un prétexte à leurs initiatives militaires. Ainsi, même en l'absence d'une confirmation officielle qui - sauf coup de théâtre - n'arrivera jamais, il existe de fortes présomptions pour que l’attentat des Twin Towers, ou celui contre les appartements de Moscou, qui ont ouvert la voie à des aventures militaires majeures menées respectivement par les Etats-Unis et la Russie, aient été l’œuvre des services secrets de ces mêmes Etats. L’impérialisme britannique n’est en aucun cas innocent à cet égard. Son engagement camouflé des deux côtés du conflit terroriste en Irlande du Nord est bien connu, de même que la présence de plusieurs de ses agents dans les rangs de la "Real IRA", l’organisation terroriste responsable de l’attentat d’Omagh 6. Plus récemment, en septembre 2005, deux membres du SAS (forces spéciales britanniques) étaient arrêtés à Bassorah par la police irakienne, alors qu’ils étaient, selon certains journalistes, en mission pour exécuter un attentat terroriste 7. Ces exécutants en sous-main ont été ensuite libérés grâce à un assaut de l’armée britannique contre la prison qui les détenait. Sur la base d’événements comme ceux-ci, il est raisonnable de penser que l’impérialisme britannique est lui-même impliqué dans le carnage terroriste quotidien en Irak : probablement pour permettre de justifier sa présence "stabilisatrice" en tant que force d’occupation. C'est l'impérialisme britannique lui-même, en tant qu'ancienne puissance coloniale, qui a mis au point, le premier, le principe sous-jacent du "diviser pour régner" qu’on retrouve en Irak derrière ces tactiques de terreur.
La tendance croissante à l'usage du terrorisme au sein des conflits impérialistes porte l’empreinte de la période finale du déclin du capitalisme, la période de décomposition sociale où c'est l’absence de perspectives à long terme qui domine la société sur tous les plans.
Significatif de cette situation est le fait que les attentats du 7 juillet ont été l’œuvre de kamikazes nés et élevés en Grande-Bretagne. Ainsi, les pays du cœur du capitalisme sont tout autant capables que ceux de la périphérie du système d'engendrer parmi les jeunes cette sorte d’irrationalité qui conduit à l’autodestruction la plus violente et la plus odieuse. Savoir si l’Etat britannique lui-même était impliqué dans les attentats, c’est encore trop tôt pour le dire.
L’horreur arbitraire de la guerre impérialiste revient donc au cœur du capitalisme où vivent les secteurs les plus concentrés de la classe ouvrière. Elle n’est plus désormais réservée au Tiers-Monde mais frappe de plus en plus les métropoles industrielles : New York, Washington, Madrid, Londres. Les cibles ne sont plus désormais expressément économiques ou militaires : elles sont choisies de façon à causer le maximum de victimes civiles.
L’ex-Yougoslavie avait déjà constitué, dans les années 90, une expression de cette tendance au retour de la guerre impérialiste dans les pays centraux du capitalisme. Aujourd’hui, après l'Espagne, c’est la Grande-Bretagne.
La terreur de l’Etat bourgeois
Les londoniens n'ont cependant pas eu affaire qu'à la seule menace mortelle des attentats terroristes en juillet 2005. Le 22 juillet, un jeune électricien brésilien, Jean-Charles de Menezes, a été exécuté alors qu'il se rendait au travail, par 8 balles tirées par la police à la station de métro Stockwell. La police prétend qu'elle l'avait pris pour un kamikaze. La Grande-Bretagne, célèbre pour l’image d’intégrité de Scotland Yard et de son sympathique "bobby" local qui aide les vieilles dames à traverser la rue, a toujours essayé de faire croire que ses policiers étaient au service de la communauté démocratique, qu'ils étaient les protecteurs des droits légaux des citoyens et les garants de la paix. En cette occasion, ce qui est clairement apparu, c’est que la police britannique n’est pas fondamentalement différente de la police de n’importe quelle dictature du Tiers-Monde qui utilise ouvertement ses "escadrons de la mort" pour les besoins de l’Etat. Selon le discours officiel de la police britannique, l’exécution de Jean-Charles a été une erreur tragique. Cependant, à partir du 7 juillet, les détachements armés de la police métropolitaine avaient reçu la directive de "tirer pour tuer" toute personne suspectée d’être un kamikaze. Même après le meurtre de Jean Charles, cette politique a été défendue et maintenue énergiquement. Etant donné la quasi-impossibilité d’identifier ou d’appréhender un kamikaze avant qu’il ne déclenche le détonateur, cette directive donnait effectivement à la police toute latitude pour tirer sur n’importe qui, pratiquement sans aucun avertissement. A tout le moins, la politique mise en place au plus haut niveau permettait de telles "erreurs tragiques", considérées comme d'inévitables effets secondaires du renforcement de l’Etat.
Nous pouvons donc supposer que ce meurtre n’était guère accidentel, en particulier quand nous considérons que la fonction de l’Etat et de ses organes de répression n’est pas celle qu’elle prétend être : un protecteur au service de la population, qui doit souvent faire des choix difficiles entre la défense du citoyen et la protection de ses droits. En réalité, la tâche fondamentale de l’Etat est tout autre : défendre l’ordre existant dans l’intérêt de la classe dominante. Cela veut dire avant tout que l’Etat doit préserver et exhiber son monopole de la force armée. C’est particulièrement vrai en temps de guerre quand il est nécessaire et vital de montrer sa force et d'exercer des représailles. En réponse à des attaques terroristes comme celles du 7 juillet, la première priorité de l’Etat n’est pas de protéger la population – tâche qui, de toutes façons, ne peut être accomplie, excepté pour un très petit nombre de hauts fonctionnaires – mais d'exhiber sa puissance. Réaffirmer la supériorité de la force de l’Etat est alors une nécessité pour maintenir la soumission de sa propre population et inspirer le respect aux puissances étrangères. Dans ces conditions, l’arrestation des vrais criminels est secondaire ou n’a rien à voir avec l’objectif principal.
Ici, une autre comparaison avec la campagne d’attentats de l’IRA est utile. En réponse aux attentats contre des pubs à Birmingham et Guildford 8, la police britannique avait arrêté 10 suspects irlandais, leur avait arraché de fausses confessions, avait fabriqué de toutes pièces des témoignages contre eux et les a condamné à de longues peines de prison. Ce n’est que quinze ans plus tard que le gouvernement a admis qu’une "tragique erreur judiciaire" avait eu lieu. N’étaient-ce pas plutôt des représailles contre la population "étrangère" et "ennemie" ?
Le 22 juillet 2005 a révélé la réalité de ce qui se cache derrière la façade démocratique et humanitaire de l’Etat, construite de façon si sophistiquée en Grande-Bretagne. Le rôle essentiel de l’Etat en tant qu'appareil de coercition n’est pas d’agir pour ou à la place de la majorité de la population, mais contre elle.
Ceci a été confirmé par tout une série de mesures "anti-terroristes" proposées dans la foulée des attentats par le gouvernement Blair pour renforcer le contrôle de l’Etat sur la population en général, mesures qui ne peuvent en aucun cas arrêter le terrorisme islamique. Des mesures telles que l’introduction de la carte d’identité, l’introduction, pour un temps indéterminé, de la politique de "tirer pour tuer", les ordres de contrôle restreignant les déplacements des citoyens, la politique d’écoute téléphonique et de surveillance d'Internet qui doit être officiellement reconnue, la détention de suspects sans accusation pendant trois mois, la mise en place de cours spéciales où les témoignages sont faits à huis clos et sans jury.
Ainsi pendant l’été, l’Etat, comme il l’a déjà fait auparavant, a utilisé le prétexte des attaques terroristes pour renforcer son appareil répressif afin de se préparer à l’utiliser contre un ennemi bien plus dangereux : le prolétariat qui resurgit.
La réponse ouvrière
Le 21 juillet après les attentats manqués à Londres qui ont marqué cette journée, seules les lignes Victoria et Metropolitan du métro étaient officiellement fermées (le 7 juillet, tout le réseau avait été fermé). Mais les lignes Bakerloo et Northern furent aussi fermées ce jour-là à cause des actions ouvrières. Les conducteurs de métro avaient refusé de prendre les trains du fait de l’absence de sûreté et de garanties de sécurité. Ce que cette action a exprimé, même ponctuellement, c'est la perspective de la solution à long terme à cette situation intolérable : la prise en main par les ouvriers de leur propre situation. Cependant, les syndicats ont réagi à cette étincelle d’indépendance de classe aussi vite qu’avaient réagi les services d’urgence aux attentats. Sous leur direction, les conducteurs ont dû retourner au travail en attendant la conclusion des négociations entre syndicats et direction. Ils ont assuré néanmoins qu'ils soutiendraient tout conducteur qui refuserait de conduire, c'est-à-dire qu'ils l’abandonneraient à son propre sort.
Durant les premières semaines d’août, la résistance de la classe ouvrière allait avoir un plus grand impact. Une grève sauvage à l’aéroport de London Heathrow était déclenchée par des employés de la firme Gate Gourmet qui fournit les repas pour les vols de British Airways. Elle a immédiatement suscité une action de solidarité de la part des bagagistes de l’aéroport employés par British Airways ; quelques 1000 travailleurs en tout. Les vols de British Airways ont été cloués au sol plusieurs jours et des images de passagers laissés en plan et de piquets de masse étaient diffusées dans le monde entier.
Les media britanniques ont dénoncé avec fureur l’insolence des ouvriers qui avaient renoué avec la tactique prétendument démodée des grèves de solidarité. Apparemment, les ouvriers auraient dû réaliser que tous les experts, les juristes et autres spécialistes des relations industrielles avaient relégué les actions de solidarité aux livres d’histoire et, pour faire bonne mesure, les avaient rendues illégales 9. Les media essayèrent de dénigrer le courage exemplaire des ouvriers en s’attardant sur les conséquences néfastes de leur action pour les passagers.
Les media ont cependant pris aussi un ton plus conciliant, mais tout aussi hostile à la cause des ouvriers. Ils ont déclaré que la grève résultait de la tactique barbare des propriétaires américains de Gate Gourmet qui avaient annoncé par mégaphone aux ouvriers les licenciements massifs. La grève aurait été une erreur : le résultat inutile d’un management incompétent, une exception à la conduite normale et civilisée des relations industrielles, entre syndicats et direction et grâce à laquelle les actions de solidarité ne sont pas nécessaires. Mais la cause première de la grève n’était pas l’arrogance du petit employeur. En réalité, la tactique brutale de Gate Gourmet n’avait rien d’exceptionnel. Tesco, par exemple, la chaîne de supermarchés la plus grande et la plus rentable en Grande-Bretagne, a récemment annoncé l'entrée en vigueur de la suppression du paiement des jours de maladie de ses employés. Les licenciements massifs ne sont pas non plus le fruit typique de l’absence d’implication des syndicats. En effet, selon le International Herald Tribune (19/08/2005), la porte-parole de British Airways, Sophie Greenyer, "a dit que la compagnie a réussi par le passé à réduire les emplois et les coûts grâce à sa coopération avec les syndicats. BA a supprimé 13 000 emplois au cours des trois dernières années et réduit ses coûts de 850 millions de livres sterling. "Nous avons été capables de travailler de façon raisonnable avec les syndicats pour atteindre ces économies", a-t-elle dit."
C'est la détermination de BA à réduire constamment les coûts opérationnels qui a conduit à pressuriser les salaires et les conditions de vie des ouvriers de Gate Gourmet. A son tour, Gate Gourmet a fait des provocations délibérées pour pouvoir remplacer la main d’œuvre actuelle par des employés d’Europe de l’Est, à des conditions et à des salaires encore pires.
Les réductions de coût auxquelles BA procède sans relâche, ne sont guère inhabituelles, que ce soit dans les transports aériens ou ailleurs. Au contraire, l'intensification de la concurrence sur des marchés de plus en plus saturés est la réponse normale que le capitalisme apporte à l'aggravation de la crise économique.
La grève d’Heathrow n’était donc pas un accident mais un exemple de lutte des travailleurs, contraints de se défendre contre les attaques sauvages croissantes de la bourgeoisie dans son ensemble. La volonté de lutte des ouvriers n’a pas été le seul aspect significatif de la grève. Les actions illégales de solidarité des autres ouvriers de l’aéroport sont d'une importance encore plus grande. En effet, ces employés couraient le risque de perdre leurs propres moyens d’existence en élargissant ainsi la lutte.
Cette expression de solidarité de classe – même brève et embryonnaire – a constitué un souffle d’air dans l’atmosphère suffocante de soumission nationale créée par la bourgeoisie au lendemain des attaques terroristes. Elle a rappelé que ce n'est pas "l’esprit du Blitz" de 1940 qui domine la population de Londres, contrairement à cette époque où elle supportait passivement les bombardements de nuit par la Luftwaffe dans l’intérêt de l’effort de guerre impérialiste.
Au contraire, la grève de Heathrow se situe en continuité avec tout une série de luttes qui ont eu lieu dans le monde depuis 2003, telles que l’action de solidarité des travailleurs d’Opel en Allemagne et l’action solidaire des ouvriers de Honda en Inde 10.
La classe ouvrière internationale resurgit lentement, de façon presque imperceptible, d’une longue période de désorientation après l’effondrement du bloc de l’Est en 1989. Elle avance maintenant à tâtons vers une perspective de classe plus claire.
Les difficultés pour développer cette perspective se sont vite révélées à travers le sabotage rapide effectué par les syndicats de l’action de solidarité à Heathrow. Le Transport and General Workers Union a rapidement mis fin à la grève des bagagistes ; alors les ouvriers licenciés de Gate Gourmet sont restés à attendre le sort que leur réservait l'issue des négociations prolongées entre les syndicats et les patrons.
Néanmoins, la manifestation en Grande-Bretagne de ce resurgissement difficile de la lutte de classe est particulièrement significatif. La classe ouvrière anglaise, après avoir atteint des sommets dans ses luttes avec la grève massive du secteur public en 1979 et la grève des mineurs de 1984/85, a particulièrement souffert de la défaite de cette dernière, défaite que le gouvernement Thatcher a exploitée au maximum, notamment en rendant illégales les grèves de solidarité. C’est pourquoi la réapparition de telles grèves en Grande-Bretagne est plus que bienvenue.
La Grande-Bretagne n’a pas seulement été le premier pays capitaliste ; elle a aussi été témoin de la naissance des premières expressions de la classe ouvrière mondiale et de ses premières organisations politiques, les Chartistes ; elle a hébergé le Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs. La Grande-Bretagne n’est plus désormais l’axe de l’économie mondiale, mais elle joue toujours un rôle clef dans le monde industrialisé. L’aéroport d’Heathrow est le plus grand du monde. La classe ouvrière britannique a toujours un poids significatif pour la lutte de classe mondiale.
Pendant l’été, c'est en Grande-Bretagne que les enjeux de la situation mondiale ont été mis à nu : d’un côté, la tendance du capitalisme à s’enfoncer dans la barbarie et le chaos, dans une mêlée générale où toutes les valeurs sociales sont détruites ; de l’autre, la grève de l’aéroport de Londres a révélé de nouveau, pendant un bref instant, l’existence de principes sociaux complètement différents basés sur la solidarité illimitée des producteurs, le principe du communisme.
Como
1 Ceci n’inclut pas les 4 kamikazes qui se sont fait exploser
2 Les "Provisionals" de l’IRA s’appelaient ainsi afin de se distinguer de la dite "Official IRA" socialisante, dont ils furent une scission ; l'"Official IRA" ne joua aucun rôle significatif dans la guerre civile qui secoua l’Irlande du Nord à partir des années 1970.
3 Chelsea Barracks est une caserne, située en plein centre de Londres, qui hébergeait à l’époque le régiment des Irish Guards. L’attentat de Hyde Park était dirigé contre une parade militaire de la garde royale.
4 La Cité de Londres est en fait le district financier, une zone d’environ un km2 en plein Central London, qui lui même est une zone du Grand Londres. Canary Wharf est un gratte-ciel emblématique du nouveau quartier d’affaires bâti sur l'emplacement des anciens docks londoniens.
5 On signalera qu’un des attentats les plus meurtriers - contre le centre commercial d’Arndale, en plein centre de Manchester en 1996 - correspondait plutôt à une époque où l’IRA servait d’instrument à la bourgeoisie américaine dans sa campagne d’intimidation contre les vélléités britanniques d’action impérialiste indépendante, et fait donc plutôt partie de la nouvelle époque de chaos qui a vu le surgissement d’Al Qaida.
6 Le "Real IRA" était une scission de l’IRA qui se réclamait de la poursuite du combat contre les britanniques. Le groupe fut responsable d’un attentat à la bombe dans la ville d’Omagh (Irlande du Nord) qui tua 29 civils le 15 août 1998.
7 Voir le site "prisonplanet.com": https://www.prisonplanet.com/articles/september2005/270905plantingbombs.htm
8 La justification de ces attentats, en 1974, était que les pubs ciblés étaient surtout fréquentés par des militaires.
9 Les grèves de solidarité sont effectivement illégales en Grande-Bretagne – une loi à cet effet fut adoptée par le gouvernement Thatcher dans les années 1980 et reconduite par le gouvernement travailliste de Blair.
10 Voir à ce propos, sur notre site, l’article publié par la section du CCI en Inde: https://en.internationalism.org/icconline/2005_hondaindia