Soumis par CCI le
De par leur scission avec les mencheviks en 1903, les bolcheviks montraient clairement qu’ils se situaient à l’aile révolutionnaire de la Seconde Internationale. Malgré cela, leur position sur la question nationale était celle du centre de la social-démocratie : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes restait inscrit dans leur programme de 1903. Malgré les oppositions qui s’exprimaient tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du Parti, les bolcheviks ont conservé leur position avec un acharnement qui ne s’expliquait que par le fait que la Russie tsariste restait le représentant par excellence de l’oppression nationale (“la prison des peuples”) ; et en tant que parti principalement “grand russe” (géographiquement parlant), ils pensaient que soutenir les peuples opprimés par la Russie à faire sécession était la meilleure politique pour gagner leur confiance. Bien que cette position fût erronée (l’histoire nous l’a prouvé), elle restait basée sur une perspective de classe. Dans cette période où les “sociaux impérialistes” allemands, russes et autres plaidaient contre la lutte de libération nationale des peuples opprimés par les impérialismes allemand et russe, les bolcheviks mettaient en avant le slogan “d’autodétermination nationale” comme moyen de miner ces impérialismes et créer les conditions de l’unification de tous les ouvriers.
Ces positions trouvent leur expression la plus claire dans les textes de Lénine de cette période et jusque pendant la guerre (la position de Lénine était toujours la position officielle des bolcheviks). Mais avant et après 1917, il y eut une importante opposition à cette question dans la gauche du parti et notamment de la part de Boukharine, Dzerzkinsky et Piatakov. Boukharine, en particulier, basait sa position sur une analyse de l’économie mondiale et de l’impérialisme qui, disait-il, rendaient l’autodétermination nationale utopique et incompatible avec la dictature du prolétariat. Comme Marx et Engels, Lénine voyait le caractère bourgeois des luttes de libération nationale ; et de plus, il reconnaissait la nécessité d’une approche historique de ce problème.
Dans le “Droit des nations à l’autodétermination”, il affirmait que pour les partis révolutionnaires des pays occidentaux développés, cette revendication était devenue inutile car la bourgeoisie y avait déjà achevé ses tâches d’unification et d’indépendance nationale. I1 utilisait pour ces pays la méthode que Marx avait appliquée par rapport au capitalisme du XIXe siècle :
“C’est parce que la Russie et les pays voisins traversent cette époque, et uniquement pour cela, qu’il nous faut dans notre programme un paragraphe relatif au droit des nations à disposer d’elles-mêmes” (« Du Droit des nations à disposer d’elles-mêmes », 1914).
Selon Lénine, les mouvements de libération nationale qui florissaient dans les colonies à cette époque avaient un contenu progressiste par le fait qu’ils étaient le fondement d’un développement capitaliste indépendant et par conséquent contribuaient à la formation d’un prolétariat. Dans ces pays, la lutte contre les structures sociales pré-capitalistes créait les conditions pour une lutte de classe “normale” entre bourgeoisie et prolétariat ; et c’est en ce sens que Lénine se prononçait pour la participation critique de la classe à ses luttes :
“Dans tout nationalisme bourgeois d’une nation opprimée, il existe un contenu démocratique général dirigé contre l’oppression ; et c’est ce contenu que nous appuyons sans restrictions, tout en le séparant rigoureusement de la tendance à l’exclusivisme national, en luttant contre la tendance du bourgeois polonais à écraser le juif, etc.” (ibidem).
Une telle position implique évidemment que la bourgeoisie est encore capable de lutter pour les libertés démocratiques et donc que le prolétariat peut participer à ces luttes tout en défendant sa propre autonomie politique. En d’autres termes, la révolution bourgeoise était encore à l’ordre du jour dans ces régions. Le prolétariat des régions arriérées devait soutenir de tels mouvements parce qu’ils pouvaient garantir les libertés démocratiques nécessaires à la lutte de classe, et parce qu’ils contribuaient au développement numérique du prolétariat mondial. De leur côté, les ouvriers des pays développés et oppresseurs devaient soutenir ces luttes dans la mesure où elles contribuaient à affaiblir leur “propre” nation et à leur gagner la confiance des masses des pays opprimés (sur cette question, une stratégie réciproque fut envisagée selon laquelle les révolutionnaires de ces nations ne préconisaient pas la sécession mais insistaient plutôt sur la nécessité de l’union avec les ouvriers des pays oppresseurs).
Dans les textes de Lénine sur la question nationale, il y a un curieux manque de clarté sur le fait de savoir si la révolution bourgeoise se fait avant tout contre le féodalisme autochtone ou contre l’impérialisme étranger. Dans bien des cas ces deux forces étaient également ennemies du développement capitaliste national, et même parfois l’impérialisme maintenait délibérément des structures pré-capitalistes au dépens du capitalisme indigène (à dire vrai la plupart de ces structures pré-capitalistes n’étaient pas du tout féodales mais des variantes du despotisme asiatique). Par ailleurs, les classes dominantes pré-capitalistes s’opposaient souvent violemment au capitalisme occidental qui les menaçait de disparition. Cela n’empêchait pas Lénine de conclure dans l’Impérialisme stade suprême du capitalisme (1916) que les révolutions bourgeoises étaient encore possibles dans les colonies.
Pour Lénine, l’impérialisme est, par essence, un mouvement des pays développés pour compenser la baisse intolérable du taux de profit due à la composition organique élevée du capital dans les métropoles. Dans “l’Impérialisme”, Lénine aborde le phénomène de l’impérialisme de façon surtout descriptive et ne parvient pas à poser clairement la question de l’origine de l’expansion impérialiste. Mais l’idée que les capitaux des métropoles sont obligés de s’étendre aux colonies à cause de leur composition organique élevée est inscrite en filigrane : dans ses concepts de “surabondance de capitaux” et de “super-profits” obtenus par l’exportation de capitaux dans les colonies. La caractéristique de l’impérialisme est donc l’exploitation de capital dans les colonies en vue d’obtenir un taux de profit plus élevé dans la mesure où la main-d’œuvre y est moins chère et les matières premières abondantes. Les pays capitalistes avancés étaient ainsi devenus les parasites des colonies dont ils tiraient des “super-profits” et de l’exploitation desquelles dépendaient leur survie même – ainsi s’explique l’affrontement impérialiste mondial pour conserver la possession et conquérir des colonies. Comme on le voit, une telle vision divise le monde en nations opprimantes et impérialistes et en nations opprimées dans les régions colonisées. La lutte mondiale contre l’impérialisme requérait non seulement les efforts révolutionnaires du prolétariat des pays développés mais aussi les mouvement de libération nationale qui, en réalisant leur indépendance nationale et en brisant le système colonial, pouvaient porter un coup fatal à l’impérialisme mondial.
I1 est bien clair que Lénine n’a jamais adhéré aux idioties “tiers-mondistes” de ceux qui se réclament de lui aujourd’hui, et selon lesquels les luttes de libération nationale provoqueraient par “l’encerclement” des métropoles capitalistes le soulèvement révolutionnaire du prolétariat de ces métropoles, les mouvements de libération nationale ayant en eux-mêmes un caractère “socialiste” d’après les maoïstes, les trotskistes ‘mandéliens’ et autres.
Cependant dans les textes de Lénine sur l’impérialisme on trouve les germes d’une telle confusion : en effet, pour lui, “l’aristocratie ouvrière” représentait une couche du prolétariat métropolitain “achetée” par les “super-profits” coloniaux dans le but de trahir sa classe ; cette idée peut facilement se transformer en une conception tiers-mondiste selon laquelle la classe ouvrière “occidentale” toute entière aurait été intégrée au capitalisme par l’exploitation impérialiste du tiers-monde (l’important regain des luttes ouvrières, depuis 1968, a apporté un démenti cinglant à cette “superbe” théorie). De plus, l’idée que les luttes de libération nationale peuvent affaiblir l’impérialisme de façon fatale a été reprise de plus belle par ceux qui, aujourd’hui, veulent justifier leur soutien aux mouvements nationalistes et staliniens du tiers-monde. Mais plus grave encore que ces monstruosités engendrées par la théorie de Lénine, est le fait qu’elle a servi de base à la politique des bolcheviks une fois au pouvoir, politique qui, comme nous le verrons, devait contribuer activement à la défaite du prolétariat mondial à cette époque.