La critique des bolcheviks par Rosa Luxembourg

Afficher une version adaptée à l'édition sur imprimante

La critique de Rosa Luxembourg des luttes de libération nationale en général, et de l’attitude des bolcheviks en particulier par rapport à cette question, est de loin la plus clairvoyante à cette époque car elle s’appuie sur une analyse de l’impérialisme mondial beaucoup plus profonde que celle développée par Lénine. Dans des textes comme l’Accumulation du capital (1913) et la Brochure de Junius (1915), elle montre que l’impérialisme n’est pas simplement une forme de pillage commis par les pays développés au dépens des nations arriérées mais qu’il est l’expression de l’ensemble des rapports capitalistes mondiaux :

La politique impérialiste n’est vas l’essence d’un pays ou d’un groupe de pays. Elle est le produit de l’évolution mondiale du capitalisme à un moment donné de sa maturation. C’est un phénomène international, un tout inséparable qu’on ne peut comprendre que dans ses rapports réciproques et auquel aucun État ne saurait se soustraire” (Brochure de Junius).

Pour Rosa Luxembourg, la baisse du taux de profit n’est pas la cause principale de la crise historique du capitalisme ; en effet, prise isolément, cette baisse est constamment compensée par l’augmentation de la compétitivité. Pour elle, donc, la raison principale doit être recherchée au niveau de la réalisation de la plus-value. Dans l’Accumulation et dans l’Anti-critique, elle démontre que la totalité de la plus-value extraite de l’ensemble de la classe ouvrière ne peut être réalisée uniquement à l’intérieur des rapports sociaux capitalistes car les ouvriers, dont les salaires ne représentent pas la totalité de la valeur créée par leur force de travail, ne peuvent racheter toutes les marchandises qu’ils produisent. En même temps l’ensemble de la classe capitaliste (y compris dans ce cas toutes les couches payées avec les revenus capitalistes) ne peut se permettre de consommer toute la plus-value puisqu’une partie de celle-ci doit servir à la reproduction élargie du capital et donc être échangée. Par conséquent, le capital global est constamment obligé de trouver des acheteurs en dehors des rapports sociaux capitalistes. Dans les premières étapes du développement du capitalisme, il existait de nombreuses couches non capitalistes à l’intérieur même des aires géographiques où il se développait (paysans, artisans, etc.) qui pouvaient servir de base à une expansion normale du capital ; mais déjà à cette époque, il y avait une tendance constante à rechercher des marchés à l’extérieur de ces aires : en Grande-Bretagne, la révolution industrielle fut stimulée dans une large mesure par la demande provenant des colonies. Mais lorsque les rapports de production capitalistes furent complètement généralisés au sein des pays industriels d’origine, l’avancée de la production capitaliste en direction du reste du monde s’est accélérée. A partir de ce moment-là, la concurrence entre capitaux privés dans le cadre du marché intérieur fut peu à peu reléguée au second plan par rapport à la concurrence entre nations pour la conquête des dernières régions pré-capitalistes du globe. C’est là que réside le fondement de l’impérialisme qui est simplement l’expression d’une concurrence capitaliste “normale” sur une échelle “inter-nationale” mais qui possède une caractéristique distinctive à savoir qu’elle est prise en charge par le pouvoir d’État. Tant que le développement impérialiste était limité à quelques pays développés vers un secteur non-capitaliste encore considérable sur la planète, la concurrence demeurait relativement pacifique, abstraction faite du point de vue des peuples pré-capitalistes qui furent complètement dépouillés par les cartels impérialistes (comme en Chine et en Afrique). Mais dès que les rapports capitalistes se furent étendus au monde entier et que les marchés furent totalement répartis, la concurrence a pris inévitablement un caractère violent et ouvertement agressif. Aucune nation, qu’elle fût développée ou arriérée, n’a pu rester à l’écart des tourbillons de la concurrence puisque chacune avait été entraînée irrésistiblement dans le panier de crabes de la concurrence et ce dans un marché mondial saturé.

Rosa Luxembourg a décrit un processus historique global, un processus unifié, parce qu’elle a compris en fin de compte que tout est déterminé par le développement du marché mondial ; elle a été capable de voir qu’on ne pouvait diviser le monde en parties historiquement différentes : d’un côté un capitalisme sénile, de l’autre un capitalisme jeune et dynamique. Le capitalisme est un système global qui connaît une apogée et un déclin en tant qu’unité dont les différentes relations en son sein sont entièrement interdépendantes. L’erreur fondamentale de Lénine était d’affirmer que, dans certaines parties du monde, le système peut encore être “progressiste” et même révolutionnaire alors qu’il se décompose ailleurs. La conception léniniste selon laquelle le prolétariat aurait des tâches différentes selon l’aire géographique dans laquelle il se trouve part d’une vision du monde divisé en nations isolées ; nous retrouvons le même cadre erroné dans la conception de l’impérialisme.

C’est en partant du développement du marché mondial que Rosa Luxembourg a pu comprendre pourquoi les luttes de libération nationale n’étaient plus possibles dans un monde divisé en nations impérialistes. En effet, il ne pouvait plus y avoir d’expansion réelle du marché mondial (la première guerre impérialiste mondiale l’a prouvé définitivement), mais seulement une redistribution violente des marchés existants. Sans la révolution socialiste, la logique de ce processus est l’effondrement de la civilisation. Dans ce contexte, il était impossible à tout nouvel État d’apparaître sur le marché mondial de façon indépendante où de mener à bien le processus de l’accumulation primitive en dehors de cette barbarie générale. Donc, comme le dit Rosa Luxembourg, “dans le monde capitaliste contemporain, il ne peut y avoir de guerre de défense nationale” (Brochure de Junius).

La seule possibilité pour une nation, petite ou grande, de se “défendre” était de s’allier à un impérialisme contre les attaques d’un autre impérialisme et d’avoir elle-même une attitude impérialiste vis-à-vis de nations plus faibles, et ainsi de suite. Tous ces “socialistes” qui ont appelé pendant la Seconde Guerre mondiale à une quelconque défense nationale n’ont en fait servi que d’apologistes et d’agents recruteurs à la bourgeoisie impérialiste.

Bien que Rosa Luxembourg ait eu certaines confusions quant à la possibilité d’autodétermination nationale après la révolution socialiste et bien qu’elle n’ait jamais pu développer complètement sa position, tous ses efforts visaient à démontrer que les forces productives étaient entrées, violemment et définitivement, en conflit avec les rapports de production capitalistes, y compris aussi avec le cadre national devenu trop étroit. Les guerres impérialistes étaient le signe évident de ce conflit insurmontable et du déclic irréversible du mode de production capitaliste. C’est pour cela que les guerres de libération nationale, qui étaient auparavant une expression de la bourgeoisie révolutionnaire, ont perdu leur contenu progressiste et se sont transformées de surcroît en guerres impérialistes féroces menées par une classe dont l’existence est devenue un obstacle au progrès de l’humanité.

La capacité de Rosa Luxembourg à comprendre le fait que toute la bourgeoisie nationale ne pouvait agir qu’à l’intérieur du système impérialiste l’amena à critiquer sévèrement la politique nationale menée par les bolcheviks après 1917. Dans l’intention de gagner les masses de Finlande, l’Ukraine, la Lituanie, etc., à la révolution, les bolcheviks ont accordé l’indépendance à ces pays ; et Rosa Luxembourg a montré qu’en réalité c’est le contraire qui s’est produit :

L’une après l’autre, ces “nations” ont utilisé la liberté qu’on venait de leur offrir pour s’allier en ennemies mortelles de la Révolution russe à l’impérialisme allemand et pour transporter sous sa protection en Russie même le drapeau de la contre-révolution” (la Révolution russe, 1918).

I1 était en effet purement utopique de penser qu’à l’ère de la révolution prolétarienne, qui plus est aux frontières mêmes du bastion de la révolution, il puisse y avoir convergence d’intérêts entre le prolétariat et la bourgeoisie, d’autant plus qu’aucune des deux classes ne pouvait plus tirer un quelconque bénéfice de “l’indépendance nationale”. A l’heure de la lutte finale, à l’heure de la lutte à mort, le mot d’ordre du “droit des peuples à disposer d’eux-mêmes” présentait un immense danger dans le fait qu’il servait de justification idéologique à la bourgeoisie pour défendre ses intérêts, c’est-à-dire à cette époque pour écraser le prolétariat révolutionnaire. Et, en effet, c’est avec ce slogan que la bourgeoisie des pays périphériques de la Russie a massacré les communistes, dissout les soviets et permis aux armées de l’impérialisme allemand ainsi qu’aux armées blanches d’utiliser ces territoires comme têtes de pont. Et même pour la bourgeoisie, l’autodétermination nationale n’avait pas de sens ; à peine étaient-elles libérées de l’Empire russe que les petites nations de l’Europe de l’Est tombaient sous la botte de l’impérialisme allemand ou d’autres et, depuis, elles n’ont fait qu’être ballottées d’une domination à une autre pour finalement se retrouver sous la coupe de l’impérialisme “soviétique”. La politique pratiquée par les bolcheviks a non seulement laissé libre cours à la contre-révolution dans les pays voisins mais, à plus grande échelle, elle a aussi donné plus de crédibilité à la bourgeoisie “démocratique” de la SDN, à Wilson et compagnie dont la propre version de “l’autodétermination nationale” entrait en complet antagonisme avec les objectifs du prolétariat international. Et depuis ce temps-là, la revendication du “droit” des nations à disposer d’elles-mêmes, défendue par les bolcheviks, a été utilisée par les staliniens, les néo-fascistes, les sionistes et autres charlatans pour justifier l’existence d’une kyrielle de petits impérialismes.

Rosa Luxembourg faisait sa critique en tant que révolutionnaire, profondément solidaire des bolcheviks et de la Révolution russe. Et tant qu’a duré la période révolutionnaire, tant que les bolcheviks tentaient d’agir dans le sens des intérêts de la révolution mondiale, leur politique nationale (entre autres) pouvait être critiquée un tant qu’erreur d’un parti prolétarien révolutionnaire. En 1918, effectivement, à l’époque de la critique de Luxembourg, les bolcheviks mettaient encore tous leurs espoirs dans le soulèvement du prolétariat à l’Ouest. Mais à partir de 1920, avec le reflux du mouvement révolutionnaire, ils ont commencé à perdre confiance dans la classe ouvrière internationale et leurs efforts ont de plus en plus porté sur l’établissement d’alliance entre la Révolution russe et les “mouvements de libération nationale” en Orient, qu’ils considéraient comme une terrible menace pour l’impérialisme mondial. Du congrès de Bakou en 1920 jusqu’au IVe Congrès de l’Internationale communiste en 1922, cette tendance est allée en se renforçant et une aide matérielle croissante était apportée aux mouvements nationalistes de tous ordres. Les conséquences désastreuses de cette politique ont à peine effleuré l’esprit de la bureaucratie bolchevik qui était de moins en moins capable de distinguer entre les intérêts nationaux immédiats de la Russie en tant que nation et ceux du prolétariat mondial.

Voyons le cas de Kemal Atatürk. Bien qu’il ait exécuté les leaders du PC turc en1921, les bolcheviks ont continué à voir un potentiel révolutionnaire dans son mouvement nationaliste. Ce n’est que bien plus tard, quand il a ouvertement cherché à faire alliance avec les impérialismes de l’Entente en 1923, que les bolcheviks ont reconsidéré leur politique à son égard ; mais, à ce moment-là, la politique étrangère de l’État russe n’avait plus rien de révolutionnaire. L’expérience avec Atatürk n’était pas un accident mais bel et bien une expression de la nouvelle période caractérisée par l’antagonisme absolu entre le nationalisme et la révolution prolétarienne et par l’impossibilité pour toute fraction de la bourgeoisie à se tenir en dehors de l’arène impérialiste. En Perse et en Extrême-Orient, la même politique menée par les bolcheviks se termina par un fiasco. La “révolution nationale” contre l’impérialisme était un mythe dangereux qui a coûté la vie à des millions de prolétaires et de communistes. Depuis, il est devenu de plus en plus évident que les mouvements nationalistes, loin d’ébranler l’hégémonie de l’impérialisme, ne pouvaient que servir de pions sur l’échiquier impérialiste. Quand un impérialisme est affaibli par tel ou tel mouvement national, c’est un autre impérialisme qui en tire le bénéfice.

La logique de la politique de l’État “soviétique” l’a mené à entrer sans ambiguïté dans la compétition impérialiste. Et alors que la révolution mondiale était en pleine déroute et que le prolétariat russe, décimé par la guerre civile et la famine, voyait ses dernières grandes tentatives pour reprendre le pouvoir écrasées à Petrograd et à Kronstadt, le parti bolchevik a fini comme patron et contremaître du capital national russe : dans la période de décadence, tout capital national n’a d’autre choix que d’être impérialiste et la politique étrangère de l’État russe, à partir du milieu des années 20 (y compris le soutien aux “mouvements de libération nationale”), ne pouvait plus être considérée comme une erreur commise par un parti prolétarien mais comme la stratégie impérialiste d’un grand État capitaliste. Et c’est ainsi que lorsque la politique d’alliance du Kominterm avec la “révolution nationale démocratique” en Chine a mené les ouvriers chinois au massacre après l’insurrection de Shanghai en l927, il ne s’agissait plus de la part de Staline ou du PC chinois de “trahison” ou bien “d’erreurs” ; en sabotant l’insurrection des ouvriers chinois, ils accomplissaient simplement leur fonction de classe en tant que fraction du capital mondial.