II - Que s'est-il passé en octobre 88 ?

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Jamais, depuis de nombreuses années, "rentrée sociale" en France n'avait été aussi explosive que celle de l'automne 88. Depuis le printemps, il était clair que d'importants affrontements de classe se préparaient. Les luttes qui s'étaient dé­roulées entre mars et mai 88 dans les entreprises "Chausson" (construction de camions) et SNECMA (moteurs d'avions) avaient fait la preuve que la période de relative passivité ouvrière qui avait suivi la défaite de la grève dans les chemins de fer en décembre 86 et janvier 87 était bien terminée. Le fait que ces mouvements aient éclaté et se soient développés alors que se déroulaient les élections présiden­tielles et législatives (pas moins de 4 élections en deux mois) était particuliè­rement significatif dans un pays où, tradi­tionnellement, ce type de période est synonyme de calme social. Et cette fois-ci, le Parti socialiste revenu au pouvoir ne pouvait espérer aucun "état de grâce" comme en 81. D'une part les ouvriers avaient déjà appris entre 81 et 86 que l'austérité "de gauche" ne vaut pas mieux que celle de "droite". D'autre part, dès son installation, le nouveau gouvernement avait clairement mis les points sur les i: il était hors de question de remettre en cause la politique économique appliquée par la droite durant les deux années pré­cédentes. Et elle avait mis à profit les mois d'été pour aggraver cette politique.

C'est pour cela que la combativité ou­vrière que le cirque électoral du printemps avait partiellement paralysée ne pouvait manquer d'exploser dés l'automne en des luttes massives, en particulier dans le :Acteur public où les salaires avaient baissé de près de 10% en quelques an­nées. La situation était d'autant plus me­naçante pour la bourgeoisie que depuis les années du gouvernement PS‑PC (81‑84), les syndicats avaient subi un discrédit considérable et n'étaient plus en mesure dans beaucoup de secteurs de contrôler à eux seuls les explosions de colère ouvrière". (Revue Internationale n 56, p 1).

Déjà dans les hôpitaux la situation était très tendue du fait que dans ce secteur, plus que dans tout autre secteur, les tra­vailleurs y avaient subi les ancrées de restriction budgétaire exigée par le déficit croissant de la sécurité sociale: réduction des effectifs rendant aujourd'hui insoute­nables les cadences de travail, blocage des salaires, mobilité et flexibilité de l'emploi autorisant l'administration à "réquisitionner" les travailleurs même pendant les jours de congé, etc..

C'est pour se préparer à faire face à ces menaces d'explosion sociale que la bour­geoisie a cherché à renforcer ses forces d'encadrement traditionnelles : c'était le sens des changements importants interve­nus à la direction de la CFDT, à la direc­tion de la CGT avec l'élimination de dirigeants jugés "trop mous" comme Sainjon.

C'est pour la même raison que, surtout, elle a mis en place un dispositif destiné, au moment choisi par elle, à disperser et à émietter les combats de classe. Au sein de ce dispositif, les syndicats avaient évi­demment leur place, mais le premier rôle devait être tenu, pendant toute la phase initiale de sa mise en oeuvre, par des organes "nouveaux", "non syndicaux", "vraiment démocratiques": LES COORDINATIONS. C'est ainsi que dès le mois de mars est née la coordination infirmière. créée de toute pièce par des membres de la CFDT. C'est ainsi que, le 14 juin, cette coordination auto‑proclamée élabore une plateforme revendicative et fixe la date de la première manifestation infirmière au 29 septembre. Tous ces préparatifs se déroulent avec la complicité du parti socialiste et le soutien actif et matériel de la CFDT. Début Juillet, Mit­terrand, Rocard et Evin, le ministre de la santé, sont officiellement avertis du pro­jet. Ils lui donnent leur aval et le très médiatique Schwarzenberg lui donne sa bénédiction.

Fin septembre : la mise en  place du piège

La fin septembre voyait éclater une sé­rie de conflits : grèves dans l'audiovisuel, dans les usines Renault du Mans, grève à la poste du Louvre (la plus grande de France). Cette dernière, partie spontané­ment, est l'objet des efforts décidés de la bourgeoisie pour y mettre rapidement un terme, alors que dans quelques jours doit intervenir à Paris la première manifesta­tion infirmière du 29 septembre. A cette fin, le gouvernement cède en partie sur les revendications et fait intervenir l'ensemble des force d'encadrement de gauche et d'extrême gauche, y compris des organes se prétendant extra-syndicaux, dont le "comité pour l'unité de Paris R.P. (recette principale)".

Le 29 septembre, 30.000 travailleurs de la santé (et pas seulement des infirmières) se retrouvent dans la rue à Paris et des milliers en province. Plusieurs catégories de personnels se mobilisent dés le pre­mier jour.

Dans la manifestation parisienne, où les syndicats sont relayés à la queue du cortège, la "coordination" placée en tête du mouvement essaie de canaliser toute la combativité derrière ses mots d'ordre démagogiques "2000 f. tout de suite", car irréalistes eu égard au rapport de force face à la bourgeoisie, et élitistes "Bac + 3 = nous voulons un statut".

L'assemblée générale appelée par la coordination à la suite de la manifestation confirme la très grande combativité qui s'était exprimée dans la manifestation: ce sont plus de 3000 personnes qui vont se presser dans une salle trop petite et beau­coup qui n'ont pu entrer ne peuvent suivre le débat que par haut-parleurs. La salle est survoltée, les questions fusent à l'adresse des "organisateurs": "qui êtes vous ?", "d'où venez vous ?", "on veut des AG", ... Après s'être présentés comme étant une coordination issue d'une lutte du printemps, le présidium et les organisa­teurs du mouvement (pour beaucoup membres de la Ligue Communiste Révo­lutionnaire) parviennent à tromper les ouvriers présents sur leurs objectifs soit disant en rupture totale, voire en opposi­tion avec les méthodes de lutte syndicales. Cette reprise en main de l'assemblée effectuée, commence immédiatement le travail de sabotage :

  • par la division: le personnel non in­firmier essentiellement les aides soi­gnant(e)s‑ est "invité" à quitter la salle pour se rassembler à 500 mètres de là, autour d'une coordination qui vient d'être constituée à son attention. Il s'agit en fait de la future coordination inter-catégorielle du personnel hospitalier (dont la plupart des organisateurs sont des membres de Lutte Ouvrière).
  • en cassant la dynamique du mouve­ment: dans la confusion la plus totale, étouffant la voix et les propositions de ceux qui réclament une véritable assem­blée générale souveraine, le présidium fait "passer" la suspension de la grève jusqu'à la semaine suivante.

Dans les quarante huit heures qui sui­vent cette première journée de mobilisa­tion, c'est à une véritable entreprise d'éclatement du mouvement que se livrent les gauchistes et autres syndicalistes de base; surgissent alors pas moins de cinq coordinations différentes: celle des infir­mières, celle dite inter-catégorielle, celle des infirmiers psychiatriques, celle des infirmières anesthésistes, des kinésithéra­peutes. La CGT, mise à l'écart de la ma­nœuvre, se permet le "luxe" de vilipender te "corporatisme" des coordinations ! !

Le 6 octobre : le piège se referme

Malgré une semaine d'inaction, la combativité ouvrière ne se dément pas et la deuxième manifestation des personnels de santé se déroule le 6 Octobre dans un climat où la montée du mécontentement s'exprime dans différents foyers de grève ( Renault, employés de la tour Effel, Kléber-Colombes, grogne aux PTT, dans le secteur des banques, etc.

Appelée par les coordinations, la ma­nifestation va réunir deux fois plus de personnes que le 29 Septembre. Dans toute la France ce sont quasiment tous les h6 taux qui sont mobilisés. Dans la ma­nifestation à Paris, c'est fa coordination infirmière à sa tête qui donne le ton du corporatisme et sectorialisme les plus arriérés, avec ses mots d'ordre désormais familiers, car largement répercutés sur les ondes et dans la presse: "bac + 3, un statut". Vient ensuite la coordination inter-catégorielle qui, avec ses mots d'or­dre "2000 f. pour tout le personnel hospi­talier", a en charge d'encadrer tout le personnel non hospitalier, et ceux des infirmier(e)s qui ne se reconnaissent as dans l'élitisme et le corporatisme de la coordination infirmière. La CGT est aussi présente. Ses mots d'ordre appellent à "l'unité de toute la classe ouvrière". Éma­nant d'elle, non seulement ils ne pou­vaient être repris, mais ils s'en trouvent d'autant discrédités. Mais son rôle essen­tiel est alors d'assurer le service d'ordre de la manifestation. Elle tentera ainsi d'éloi­gner les "empêcheurs de tourner en rond", en particulier les diffuseurs de  tracts du "comité pour l'extension des luttes".

Le soir même, le ministre de la santé reçoit la coordination infirmière et, après plusieurs heures de négociations, "cède": un milliard (déjà prévu au budget) est débloqué pour les infirmières unique­ment ! Cela signifié pour elles environ 350 f. d'augmentation. Si cette proposi­tion ne va pas dans le sens de calmer la colère, elle permet par contre de renforcer l'emprise de la coordination sur le mou­vement. En effet, en acceptant de la rece­voir, le ministre renforce l'idée que la coordination est réellement représentative du mouvement. De plus, en refusant la proposition du ministre, la coordination accroît son prestige auprès des infir­mier(e)s  et fait tomber les dernières réserves qui pouvaient encore s'exprimer à son encontre.

Le 8 octobre, les deux coordinations vont cette fois l'auto‑proclamer "coordi­nations nationales" . Pour ce faire, les Assemblées Générales des hôpitaux de toute la France devaient nommer des délégués qui ne savaient pas dans quelle coordination se rendre, et qui allaient se retrouver dans des structures toutes prê­tes: bureaux, comité de liaison inter-coor­dinations, etc.. Elles entérinent ainsi leur légitimité tout en se donnant le maximum de moyens de contrôle sur les AG de délégués qu'elles convoquent pour ce jour. Le contrôle est renforcé aux portes même des A.G. Pour être admis à celle de la coordination infirmière il faut être mandaté par une AG composée unique­ment d'infirmières. L'autre, celle de la coordination inter-catégorielle est moins stricte. Il faut cependant y décliner nom, profession et hôpital pour y être admis. De plus, dans l'une et l'autre, le contrôle s'exerce également au niveau du déroule­ment des discussions. Aucune motion, autre que celles émanant des bureaux auto-désignés, ne sera soumise au vote des assemblées. Fait significatif, c'est à 500 mètres l'une de l'autres que siégeront les deux coordinations, celle des infir­mières se tenant à la Sorbonne dans des locaux loués par l'UNEF-ID, syndicat étudiant d'obédience PS.

A partir de ce moment l'encadrement du mouvement par les coordinations est total.

Dans le même temps, dans d'autres secteurs comme les centres PTT de la région parisienne, les poussées combati­ves sont non seulement freinées par les syndicats et les gauchistes, mais guère encouragées par la tournure élitiste et sectorisalistes que prend la grève des infirmières.

Le 13 octobre :  le triomphe des coordinations

La coordination infirmière appelle ce jour à une nouvelle manifestation natio­nale à Paris qui rassemble plus de 100.000 personnes. Dans ce cortège, les syndicats sont beaucoup plus présents et la CGT, qui participe massivement, se distingue par son "radicalisme" et a beau jeu de réclamer, à travers ses mots d'ordre, "l'extension et l'unité du mouvement à tout le secteur public", alors que la majo­rité des ouvriers sont déboussolés par la tournure que prend le mouvement dans les hôpitaux.

Le soir même, le gouvernement, Ro­card en tête, négocie une rallonge de 400 millions supplémentaires uniquement pour les infirmières, accroissant ainsi la division du mouvement et encourageant encore un peu plus le sentiment corporatiste dans tous les secteurs.

Le 14 octobre, les syndicats ‑à l'exception de la CGT‑ veulent signer un accord avec le gouvernement, alors que la coordina­tion infirmière continue d'appeler à la lutte mais chacun dans "son" hôpital, dans "sa" ville ... et à manifester le 22 octobre avec les "usagers de la santé" !

Ce jour là, la coordination "inter-caté­gorielle" va interdire l'entrée de sa réunion à tout personnel "étranger" au secteur, et exclure manu-militari des travailleurs de la santé et d'autres secteurs qui insistent pour que les AG soient ouvertes à tous les travailleurs.

La semaine du 16 au 22 octobre :
syndicats et coordinations unis pour enterrer le mouvement dans la santé et disperser la combativité générale

Alors qu'au début du mouvement, dans les autres secteurs, syndicats et gauchistes avaient fait leur possible pour que d'autres mouvements n'éclatent pas, dés le 14, dans les PTT en particulier, la CGT et des "coordinations" surgies "spontanément" du néant appellent à la grève. Les syndi­cats, revenus au premier plan notamment à travers leur présence aux négociations dans la santé, appellent à des journées d'action nationales dans tout le secteur public: la CGT le 18, la CFDT et FO le 20. Ces journées d'action, soit-disant pour l'unité et l'extension, en plein reflux de la grève des infirmières, offriront surtout le spectacle de la victoire de la bourgeoisie par le retour en force des syndicats.

A partir de ce moment, les syndicats, CGT en tête, vont tout faire pour étendre la dispersion ouvrière en généralisant à la région parisienne ce qu'ils avaient déjà entrepris en province: ils vont appeler systématiquement à la grève dans diffé­rents secteurs de la fonction publique: camionneurs des PTT, sécurité sociale, EDF/GDF, RATP. Toute cette période verra des grèves très isolées, pouvant durer plus d'un mois, mal vécues par la population ouvrière et qui n'obtiendront rien, sinon les augmentations plus ou moins prévues, et des promesses ! !

Le 22 octobre, la dernière manifestation des infirmières, dans ce climat d'émiette­ment et de reprise en mains par les syndi­cats, ne réunira que peu de monde ... et la coordination infirmière, réunie à huis clos, pourra enfin appeler à "continuer la lutte sous d'autres formes" autrement dit à reprendre le travail

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