État et dictature

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Cet article aussi refuse les mises en garde contre l’État de la Période de Transition , considérant que l’État est forcément révolutionnaire si la classe qui l’utilise est révolutionnaire; il n’accepte pas la position selon laquelle l’identification État-Prolétariat a contribué à la dégénérescence des la révolution russe.

État et dictature

Le texte qui suit à pour but d’énoncer une conception générale de l’État et de la dictature sans intention démonstrative. Ceci pour contribuer à la discussion en cours sur la période de transition qui pose la question fondamentale des formes et du contenu de la dictature prolétarienne. De plus amples explications, notamment sur les points d’achoppement feront l’objet d’une contribution ultérieure.

1- Engels dans les pages désormais classiques de Origines de la famille, de la propriété privée et de l’État dégage la signification et le rôle de l’État. Celui-ci est un produit de la société à un stade déterminé de son développement. Il est le résultat et la manifestation de contradictions de classes inconciliables. L’État surgit afin que les classes aux intérêts économiques opposés ne s’épuisent pas, et avec elles la société, dans une lutte stérile.

2- Si l’État naît pour estomper les conflits de classes, les maintenir dans des limites déterminées, est-il une structure de dialogue entre classes, par l’intermédiaire duquel elles arrivent à des compromis ? Est-il un organisme neutre, extérieur à la société, qui arbitre des antagonismes ? Bien évidemment, non. Encore une fois, l’État ne pourrait surgir, ni se maintenir, si la conciliation de classes était possible. On ne peut se demander dès lors quelle fonction remplit exactement l’État ? Les classes opprimées de toutes les époques ont la réponse à cette question imprimée dans leur longue histoire de misère, d’exploitation et de déportation : l’État est donc, en règle générale[1] l’État de la classe la plus puissante, de celle qui s’est imposée politiquement et militairement dans le rapport de force historique. L’État est l’instrument que la classe dominante utilise en vue d’instaurer et garantir sa dictature.

3- Un principe essentiel du marxisme est que le heurt des classes se décide non sur le terrain de droit, mais sur celui de la force. L’État est un organe spécial de répression : c’est l’exercice centralisé de la violence par une classe contre une autre. L’État politique, même et surtout démocratique et parlementaire, est un outil de domination violente. L’appareil d’État utilise en permanence des moyens coercitifs pour mater la classe dominée, même si apparemment ils constituent non dans l’usage implacable d’une force matérielle, policière ou autre, mais dans la simple menace de sanctions violentes, dans un simple article de loi (même non codifié), sans le fracas des armes et sans effusion de sang.

4- Organe de violence, l’État se caractérise par l’institution d’une force publique. Cette force publique particulière est indispensable parce qu’une organisation armée de la population dans son ensemble est devenue impossible depuis la scission en classes. Chaque État, dès sa formation, crée une force de coercition des ‘détachements spéciaux d’hommes armés’ disposant de prisons etc. Les diverses révolutions nous montrent comment la classe renversée s’efforce de reconstituer ses anciens organismes de domination (ou de les reconquérir) et la force armée qui lui était arrachée, et comment la classe nouvellement dominante se dote d’une nouvelle organisation de ce genre ou perfectionne l’ancienne afin d’empêcher toute restauration de la classe renversée et toute remise en cause des nouveaux rapports dominants.

5- Pour synthétiser ce que nous venons de dire: dans toute société divisée en classes, la classe dominante exerce une dictature ouverte ou camouflée sur les autres classes de la société, en vue de préserver ses intérêts de classe et de garantir ou de développer les rapports de production qui lui sont liés.

II est nécessaire de bien mettre en évidence le fondement de la dictature; une classe déterminée domine par son intermédiaire et s’en sert pour défendre ses intérêts contre les intérêts antagoniques des autres classes (déterminisme économique), pour assurer l’extension, le développement, la conservation de rapports de production spécifiques contre les dangers de restauration ou de destruction. Il est donc faux de considérer que tout État doit être haï et constitue un “fléau dévastateur” (nous ne sommes pas des petits-bourgeois anarchistes). En effet, même l’État bourgeois est, à un moment historique donné, un instrument progressif aux yeux des marxistes : lorsqu’il représente la force organisée contre la réaction féodale intérieure et ses alliés de l’extérieur et favorise la mise en place de structures modernes sur les débris des sociétés pré-capitalistes. II était non seulement utile mais indispensable que la bourgeoisie, au moyen de décrets étatiques et de l’usage de la violence, abattit les obstacles institutionnels qui retardaient l’apparition de grandes fabriques et d’une méthode plus moderne d’exploitation du sol. Si le marxisme a cette vision DIALECTIQUE de l’État, révolutionnaire à certaines époques, conservateur ou contre-révolutionnaire à d’autres, c’est qu’il en fait le PROLONGEMENT et INSTRUMENT des classes sociales qui prennent naissance, mûrissent et disparaissent. L’État est étroitement lié au CYCLE de la classe et s’avère donc PROGRESSIF ou CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE selon l’action historique de la classe sur le développement des forces productives de la société (selon qu’elle concourt à favoriser ou à freiner leur développement).

6- Nous avons relié l’existence de l’État à la division en classes de la société. De la même façon que cette dernière n’est pas la caractéristique immanente des sociétés humaines, l’État n’existe pas de toute éternité. Il y eut des formes sociales sans classe et sans État, et le développement de la production, auquel l’existence des classes est devenue un obstacle, ôtera à l’État toute nécessité et le fera disparaître progressivement. Comme dit Engels: “La société qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs reléguera toute la machine de l’État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze.’

Cependant avant la société sans classe et sans État, entre capitalisme et communisme s’insère une période de transition, une phase de transformation économique de la société. La société transitoire est encore une société divisée en classes et comme telle, elle fait surgir inévitablement un État et une dictature.

7- L’État est l’organisation spéciale d’un pouvoir, c’est l’organisation de la violence destinée à tenir en laisse une certaine classe. Le prolétariat a besoin de l’État pour réprimer la résistance de la bourgeoisie. Or, orienter cette répression, l’effectuer pratiquement, il n’y a que le prolétariat qui puisse le faire, en tant que seule classe révolutionnaire jusqu’au bout, seule classe capable d’unir sous les drapeaux de la révolution tous les travailleurs et tous les exploités. L’intelligence de l’action révolutionnaire du prolétariat doit donc aller jusqu’à la reconnaissance de sa domination politique, de sa dictature, c’est-à-dire D’UN POUVOIR QU’IL NE PARTAGE AVEC PERSONNE et qui s’appuie directement sur la force année de la classe elle-même. La bourgeoisie ne peut être balayée que si le prolétariat est transformé en classe dominante à même de noyer la résistance inévitable des classes possédantes, et d’organiser pour la transformation socialiste de l’économie toutes les masses travailleuses et exploitées. Le prolétariat a BESOIN d’un appareil d’État, d’une organisation centralisée de la violence, aussi bien pour RÉPRIMIER la résistance désespérée de la bourgeoisie que pour DIRIGER la grande masse de la population -paysannerie, petite bourgeoisie, “nouvelles couches moyennes”, semi-prolétaires- dans la mise en place du communisme.

8- Si l’État est né parce que les contra dictions de classes sont inconciliables, s’il est un pouvoir qui est devenu “de plus en plus étranger” à la société, il est clair que l’affranchissement de la classe opprimée est impossible, non seulement sans une révolution violente, mais aussi sans la suppression de l’appareil du pouvoir d’État, qui a été crée par la classe dominante et dans lequel est matérialisé ce caractère “étranger”. Il en résulte ceci : la lutte prolétarienne n’est pas une lutte à l’intérieur de l’État et de ses organismes, mais une lutte extérieure à l’État, contre l’État, contre toutes ses manifestations et toutes ses formes. La révolution prolétarienne passe par l’anéantissement de l’État bourgeois. Cependant une forme d’État politique est nécessaire après cette destruction. C’est une des formes nouvelles de la domination prolétarienne, nécessaire à la classe ouvrière placée devant la nécessité de diriger l’emploi de la violence pour extirper les privilèges de la bourgeoisie et organiser de manière nouvelle les forces de production libérées des entraves capitalistes. La révolution russe a démontré, qu’entre les anarchistes qui, tout en ayant l’indéniable mérite de proposer la destruction de l’État bourgeois, s’imaginent pouvoir se passer après cette destruction de toute forme de pouvoir organisé, la nécessité d’un état politique, c’est-à-dire d’une structure de violence sociale, Comme la transformation communiste de la société est un processus de longue durée et non une réalisation immédiate, la suppression de la classe non travailleuse et l’intégration à la production socialisée de l’ensemble des classes et couches travailleuses non prolétariennes ne peu vent l’être non plus et on ne peut réaliser cette suppression et cette intégration par l’intermédiaire d’un massacre physique. Dès lors, pendant la période de transition, l’État révolutionnaire doit fonctionner, ce qui signifie, comme Lénine eut la franchise de dire aux pacifistes et autres petits bourgeois romantiques nostalgiques de la démocratie, avoir une année, des forces de police et des prisons. Ce qui exclut bien évidemment toute confusion quant à la caractérisation de l’État pendant la phase transitoire qui ne peut dé fendre les intérêts de plusieurs classes, mais d’UNE SEULE, et qui ne peut servir d’instrument à un agrégat indifférencié de classes et couches sociales, mais constitue un outil spécifique d’UNE SEULE CLASSE, de la classe dominante. C’est en ce sens qu’on peut et doit parler d’un État prolétarien, ce dernier étant l’UNE DES formes indispensable de la dictature du prolétariat. Avec la réduction progressive du domaine de l’économie privée et mercantile, se réduit celui où il est nécessaire d’appliquer la contrainte politique et l’État prolétarien tend à disparaître progressivement.

9- II reste à examiner les formes déterminées de l’État prolétarien, Il se marque certains traits de similitude entre l’État prolétarien et les États qui le précèdent dans la suite des époques historiques -traits qui permettent dans divers cas de parler d’État et d’autre part, des traits qui le distinguent où se marque la transition vers la suppression de l’État. Nous avons vu que l’État prolétarien est l’instrument dont se dote le prolétariat en vue de réprimer la classe antagonique. L’État du prolétariat donne également à la société le cadre administratif adéquat dont elle ne peut se doter spontané ment du fait de la division en classes. L’État révolutionnaire permet encore, d’une manière ou d’une autre qui n’en fasse pas une structure interclassiste, aux classes et couches prolétariennes de la société d’exprimer leurs intérêts immédiats, à l’exclusion de la bourgeoisie privée de tout droit et de tout moyen d’expression. Ces tâches qui supposent l’existence de détachements armés et de fonctionnaires identifient formellement les tâches de l’État prolétarien aux tâches des États précédents. Cependant, des différences SUBSTANTIELLES distinguent l’État du prolétariat des États des anciennes sociétés divisées en classes, différences qui résultent de l’action spécifique du prolétariat sur les rapports sociaux. Le prolétariat n’exerce pas sa dictature en vue de bâtir une nouvelle société d’oppression et d’exploitation, dans le but de préserver des privilèges économiques. Le prolétariat n’a pas de privilèges économiques et son seul intérêt de classe est la socialisation réelle de la production et l’avènement du communisme. Ces caractéristiques influent sur la forme et le contenu de l’État :

  • l’absence d’appui économique dans la société fait du prolétariat “la classe de la conscience”. Il est impossible que le prolétariat délègue la responsabilité de la dictature politique à un corps de spécialistes. La classe ouvrière dans son ensemble détient le pouvoir politique (et la puissance militaire : armement du prolétariat) au sein de ses propres organismes de classe, organes centralisés de domination politique: les Conseils ouvriers. Le prolétariat exerce donc lui- même en tant que classe une partie des fonctions étatiques. En outre, il modèle son État à son image: il supprime tous les privilèges inhérents au fonctionnement des anciens États (nivellement des traitements, contrôle rigoureux des fonctionnaires: électivité complète et révocabilité à tout moment) ainsi que la séparation réalisée par le parlementarisme entre organismes représentatifs et exécutifs. Pour toutes les raisons que nous venons de mentionner, action étatique des Conseils et contrôle absolu de l’État par la classe dans son ensemble, qui suppriment le caractère “étranger” de l’appareil d’État, nous pouvons parler de DEMI-ÉTAT prolétarien.
  • dès le début de la période de transition, le prolétariat entame la transformation économique de la société. Il y a corrélation entre le développement du communisme et l’extinction de l’État. Engels dit de l’État : “quand il finit par devenir effectivement le représentant de toute la société il se rend lui-même superflu. Dès qu’il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l’oppression, dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle motivée par l’anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un État [...]. L’intervention d’un pouvoir d’État dans les rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil, Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production”. “L’ÉTAT N’EST PAS ABOLI, IL S’ETEINT” C’est seulement dans la société communiste, lorsque la résistance des capitalistes est définitivement brisée, que les capitalistes ont disparu et qu’il n’y a plus de classe (c’est-à-dire des distinctions entre les membres de la société quant à leurs rapports avec les moyens sociaux de production), c’est alors seulement que l’État cesse d’exister et qu’il devient possible de parler de liberté. Cependant, le processus d’extinction de l’État commence dès que le prolétariat entame l’intégration des autres couches sociales à la production socialisée et la “communisation des rapports sociaux”. C’est pourquoi nous pouvons caractériser l’État prolétarien de demi-État qui s’éteint.

10- Les cris d’alarme que poussent anarchistes et conseillistes dès qu’ils entendent le mot “État”, en invoquant une prétendue impossibilité à freiner “l’appétit de pouvoir” et de nouveaux privilèges des fonctionnaires, présentés comme “nouvelle classe dominante”, relèvent d’une incompréhension des mécanismes historiques et des phénomènes économiques et sociaux. La société et l’État ne sont pas autant d’entités abstraites. Le marxisme démonte magistralement la mystique bourgeoise de l’“essence éternelle” de l’État en analysant cette forme sociale dans le cadre matériel des déterminations économiques et des transformations résultant des confrontations de classes. Ainsi, se dé gage une conception dialectique de l’État révolutionnaire lorsque la classe qui l’utilise l’est également; contre-révolutionnaire s’il est l’instrument de préservation d’une classe décadente. L’État prolétarien, par sa forme et son contenu, directement déterminés par les tâches et le programme du prolétariat, est essentiellement un organe de la classe dominante qui s’en sert en vue d’abolir les contradictions de classes, et par là l’État prolétarien lui-même. Il n’est pas un organisme de statu-quo, pas plus qu’une structure visant à concilier des intérêts de classes antagoniques. il est un instrument de violence sociale utilisé par le prolétariat contre la bourgeoisie et les rapports de production qu’elle personnifie. L’État prolétarien est également un organe dont le prolétariat se sert pour diriger l’ensemble des classes et couches exploitées de la société.

11- Il reste à envisager l’éventuelle dégénérescence de l’État. Il est bien évident qu’en dernière instance, aucune mesure formelle ne peut contrer la dégénérescence de l’État, d’ailleurs de tout autre organe prolétarien. Mais la dégénérescence ne pro vient jamais de soi-disant tares formelles intrinsèques à l’appareil étatique. Une telle conception métaphysique et subjectiviste de l’histoire est étrangère au marxisme. En ce qui concerne la révolution russe, avec les diverses substitutions qui se sont produites au cours d’un processus où s’entrecroisaient étroitement révolution et contre-révolution, les identifications Parti-État, État-prolétariat, Parti-prolétariat, ne sont pas à l’origine d’une dégénérescence de la révolution, MAIS EN CONSTITUENT LA CONSÉQUENCE. S’il est nécessaire de lutter avec énergie contre toutes les tendances substitutionnistes qui identifient diverses formes de la dictature du prolétariat (qui toutes remplissent des fonctions spécifiques), il serait illusoire de croire éviter par ce biais tout risque de dégénérescence. Le mécanisme des Conseils lui-même peut tomber sous des influences contre-révolutionnaires. Il n’existe aucune immunisation formelle ou constitutionnelle contre ce danger, qui se trouve UNIQUEMENT dépendre du développement intérieur et MONDIAL du rapport des forces sociales. La décomposition interne de l’État prolétarien suppose qu’au préalable l’organisation centralisée du prolétariat ait commencé à se disloquer et à se vider du contenu révolutionnaire. Ainsi que le CCI le répète inlassablement, la SEULE garantie réelle contre les risques de recul réside dans la conscience de classe prolétarienne, liée aux progrès de la Révolution.

Sam/Belgique : Revue Internationale N°6 (juillet 1976)


[1] Exceptionnellement il se présente pourtant des périodes où les classes en lutte sont si près de s’équilibrer que le pouvoir de I ‘État, comme pseudo médiateur, garde pour un temps une certaine indépendance vis à vis de l’une et de l’autre. [...] telle la monarchie absolue des XVIIème et XVIIIème siècles, tel le bonapartisme du Premier et du Second Empire en France, tel Bismarck en Allemagne. » Engels