L’État, La révolution Prolétarienne, et le contenu du Socialisme (1972)

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Écrit pour une conférence en 1972, cet extrait d’article critique le texte précédent, et considère que la notion de nécessité d’une “vigilance par rapport à l’Etat” est “teintée d’anarchisme ou en tout cas issue d’une analyse trop subjective de la contre-révolution”.

L’État, la révolution prolétarienne et le contenu du socialisme

En période de décadence où la bourgeoisie privée fait place à la bourgeoisie d’État, l’affrontement de la classe ouvrière avec l’État-patron est toujours direct. Et après la guerre de 14-18, pendant les périodes révolutionnaires dans les pays développés de l’Occident, les marxistes ne purent concevoir aucun compromis tactique pour le prolétariat avec les classes moyennes car soit le développement capitaliste les avait prolétarisées, soit en tant que fractions restantes comme propriétaires ou marchands, ils n’étaient que les piliers -comme couches- de la contre- révolution.

Internationalement, au sortir de la guerre impérialiste, la seule alternative était “Dictature du Capital”. II n’y avait pas de place pour la soi-disant troisième voie de l’État démocratique du peuple tout entier. Ce fut la principale erreur de Lénine de théoriser de façon universelle le cas particulier de la Russie. Dans ce pays, si les ouvriers avaient bénéficié de la neutralité -plus que du soutien d’ailleurs- des paysans au moment de l’insurrection d’octobre, c’est uniquement vis-à-vis du problème de la paix que le gouvernement bourgeois de Kerenski s’obstinait à ne pas réaliser.

En effet, dès que les bolcheviks prélevèrent par nécessité l’impôt en nature en vue de ravitailler les ouvriers et l’année rouge, les paysans -en tant que classe- furent les principaux soutiens de la réaction (les armées blanches et l’Entente) ou d’un régionalisme archaïque (le mouvement Makhnoviste). Le remplacement de la dictature du prolétariat par la dictature démocratique des paysans et des ouvriers fut le premier acte de l’abandon de toute extension de la révolution internationale.

Le prolétariat laissait son pouvoir politique se compromettre par les intérêts économiques immédiatistes de la paysannerie, en particulier en concrétisant le mot d’ordre des bolcheviks “la terre aux paysans”. Devant tous ces faux-pas du Parti communiste russe, Gorter au nom de la Gauche européenne, eut raison d’écrire dans sa “Réponse à Lénine”:

Les ouvriers en Europe occidentale sont tout seuls. Car d’autre part, c’est seulement une couche toute mince de la petite bourgeoisie pauvre qui les aidera. Et celle-ci est économiquement insignifiante. Les ouvriers devront porter tout seuls le poids de la révolution. Voilà la grande différence avec la Russie.”

Si le prolétariat pressé de prendre des mesures économiques (telles que l’impôt en nature) doit évidemment expliquer ses raisons aux représentants des classes moyennes dans les Soviets et tout faire pour trouver des mesures de conciliation, il ne peut être question à aucun moment pour lui de partager ou même de concéder une parcelle de son pouvoir politique garanti par sa majorité et sa conscience au sein des organismes de gouvernement (Soviets) et par organisation propre en Conseils d’usine et Parti. C’est seulement ainsi que la dictature du prolétariat s’exercera pleinement grâce au moyen d’un État “prolétarien”, mais toujours orienté vers les tâches historiques primordiales, donc d’un “demi-État”.

Toutes les clarifications théoriques sur la dictature du prolétariat et la nature de L’État sont nécessaires car il y a une grande confusion actuelle dans les rangs des révolutionnaires en ce qui concerne les rapports dictature prolétarienne-État. Et ce texte se veut une contribution dans la mesure où celui qui fut présenté par des camarades à la réunion de février 1972 n’était pas satisfaisant, et comportait des contradictions. En effet, bien que la reprise de la lutte des classes est certaine depuis Mai 68, le poids idéologique de la contre-révolution pèse encore sur nous. A plus forte raison le texte de la Gauche Communiste de 1946 publié dans “Internationalisme”, scission de la fraction bordiguiste française, fait dans cette période de pleine idéologie stalinienne, ne bénéficiait pas du renouveau prolétarien. C’est là, d’une part, reconnaître toute la valeur historique et révolutionnaire de cet essai de réflexion théorique vu les conditions défavorables, mais c’est aussi, d’autre part, en souligner les erreurs et les faiblesses.

Ainsi le texte a un axe principal de dé monstration qui repose sur l’expérience de la Révolution russe : ce qui en tant que référence historique sur le problème de l’État est bien sur de la plus haute importance politique. Cependant cette référence en dehors des leçons de classe que l’on peut en tirer, est absolutisée avec l’examen de la dégénérescence de la contre-révolution qui s’ensuit. Tout éclairage du texte, toute argumentation souffre du traumatisme causé aux révolutionnaires par l’échec du prolétariat en Russie et par l’installation du capitalisme d’État sous le couvert du socialisme. L’analyse globale s’en ressent donc, et les explications des camarades qui défendent ce texte ont été souvent confuses lors des exposés ou des discussions de la réunion de février.

Par exemple le texte dit : “L’histoire et l’expérience russe ont démontré qu’il n’existe pas d’État prolétarien proprement dit mais un État entre les mains du prolétariat, dont la nature reste anti-socialiste et qui, dès que la vigilance politique du prolétariat s’affaiblit, devient la place-forte, le centre de ralliement et l’expression des classes dépossédées, du capitalisme renaissant”.

Si l’on peut admettre la première constatation par tout ce que nous venons d’expliquer (a savoir que le prolétariat par son but final ne peut pas s’identifier à un instrument fait pour perpétuer la division de la société en classes), il est difficile de comprendre ce que les camarades appellent “un État entre les mains du prolétariat, dont la nature reste anti-socialiste”! En effet, à part la formule qui le nomme “anti-socialiste”, le texte ne nous renseigne pas sur la nature de classe de cet État. Les germes du pouvoir politique de la bourgeoisie ayant été extirpés, on peut se demander sur quoi repose l’existence réelle de cet État, de cette nouvelle forme de gouvernement de la société ?

Il semblerait que le texte penche pour un État représentant plusieurs classes c’est-à-dire pour un abandon de fait de toute expression de la domination politique du prolétariat ! Le terme de “vigilance” par la suite est significatif d’une conception teintée d’anarchisme ou en tout cas, issue d’une analyse ici singulièrement subjective de la contre-révolution. On a l’impression que l’État est presque considéré comme un mal en soi, une malédiction et que l’on oublie sa nécessité historique. C’est en réalité l’identification du Parti bolchevik et de l’État russe et des monstrueuses conséquences qui en découlèrent pour le prolétariat qui joue ici le rôle d’une “épée de Damoclès”, qui provoque des troubles dans l’analyse de nos camarades. L’erreur léniniste et les crapuleries staliniennes ou trotskystes en tous genres sont la cause de ce manque de clarté, de cette confusion théorique.

S’il faut condamner l’identification Parti/État, ou même État/Prolétariat, il s’agit cependant de dire clairement que : le prolétariat pour exercer sa dictature de classe est obligé, par la résistance de l’ancienne classe dominante de créer de nouvelles formes centralisées de “gouvernement des personnes” au sein desquelles il sera majoritaire. Ainsi il dirigera la vie de la société réellement, c'est-à-dire sans partage de son pouvoir politique avec d’autres classes et en imprimant la voie du communisme pendant toute la période de transition à chaque décision prise.

En conséquence, tout en créant une nouvelle forme “d’État” (dans le sens de “gouvernement des personnes”!) qui sera l’expression de la domination politique de la nature prolétarienne et de la nécessité du développement du mode de production socialiste, le prolétariat de par sa nature historique est poussé à transformer la vie politique toute entière (extension de la démocratie, négation de son existence, fin des classes,...) au fur et à mesure de la réalisation économique du communisme à travers la phase de transition. On peut donc parler d’une extinction de toute forme de gouvernement, de l’État.

Ainsi, dès la prise du pouvoir, la domination du prolétariat s’exprime à travers un demi-État; c’est pour cela qu’il est de la plus grande importance de saisir la signification théorique et pratique de ces deux mots, comme le disait Lénine dans l’État et la Révolution avant son assimilation “dictature du prolétariat/dictature du Parti”.

Le danger essentiel provient de l’accaparement au sein du prolétariat par une couche de spécialistes, d’intellectuels du pouvoir politique en s’appuyant sur les tendances non prolétariennes au sein des organismes de gouvernement des travailleurs La dictature du prolétariat en tant que classe s’affaiblit alors et c’est à ce moment là que l’État perd son caractère de forme de gouvernement de la société transitoire, et se renforce pour servir aux mains de la nouvelle bourgeoisie à maintenir fermement la division de la société en classes. La dictature du Parti représente alors la structure politique du capitalisme d’État.

La formation de cette bureaucratie, extension de l’emprise de l’État, sont conditionnées par le recul du développement de la révolution à l’échelle internationale et donc des conditions objectives qui favorisent ce développement (en particulier rôle de l’idéologie bourgeoise dans les pays occidentaux) qui, malgré l’exacerbation de la crise économique aboutissant à 1929, va pousser les ouvriers dans le frontisme, le syndicalisme, le parlementarisme. (Cf. texte de Pannekoek 1920 Révolution mondiale et Tactique communiste)

Ceci était à préciser pour se démarquer des courants “communistes de Conseils” (Mattik, Korsch, puis Socialisme ou Barbarie et Pannekoek lui-même) qui tombèrent dans l’erreur en attribuant à l’intelligentsia toutes les causes de la bureaucratisation. En effet, ils nièrent les conditions favorables offertes par la guerre impérialiste de 1914-18 et donc toute possibilité d’établir une dictature du prolétariat.

Ainsi il y a passage du demi-État prolétarien à un nouvel État capitaliste dans la mesure où le pouvoir détenu par le prolétariat lui est arraché par la force (répression de Petrograd en 1918, “Armée rouge”, militarisation du travail, Cronstadt 1921), dans la mesure où les organisations qui représentaient ce pouvoir et qui garantissaient sa forme transitoire pour la phase du “socialisme inférieur” (Soviets = demi-État) sont détruits ou, réduits au rôle de chambre d’enregistrement. (“Résolution sur le rôle du Parti communiste dans la Révolution prolétarienne” 2ème Congrès de l’I.C., puis constitution stalinienne de 1936).

L’État devient ouvertement l’instrument de domination de la classe possédante : sa force de coercition complète son exploitation “collectivisée” du prolétariat, sa police et ses bandes armées peuvent exterminer physiquement tout germe révolutionnaire en son sein. L’expérience russe nous montre donc le contraire de ce qu’affirme la fin de la citation des camarades. À aucun moment ce n’est parce que simplement “la vigilance politique du prolétariat s’affaiblit”, que brusquement par ce manque de surveillance, l’État qui “était entre ses mains”, devient l’expression des classes dépossédées, du capitalisme renaissant ! II faut donc tout un processus, une lutte interne au sein du prolétariat, dont le danger existera jusqu’à la prise du pouvoir à l’échelle de la planète, pour que l’expression gouvernementale de la classe (le demi-État) se transforme en un État contre le prolétariat.

Ce processus prend deux aspects : d’une part un arrêt de l’homogénéisation de la conscience de classe au sein des Soviets (qui au début comportent des éléments d’hétérogénéité par la présence de couches travailleuses mais non ouvrières), d’autre part un renforcement du pouvoir du Parti communiste -fraction théoriquement la plus consciente- qui de simple fraction se veut être le représentant de toute la classe.

Les thèses “bolcheviques” au 2ème Congrès de l’I.C. sur le rôle du Parti sont particulièrement significatives de l’existence de ce processus : “L’apparition des Soviets, forme historique principale de la Dictature du prolétariat ne diminue nullement le rôle dirigeant du Parti communiste dans la révolution prolétarienne”. Quand les communistes allemands de “gauche” (voir leur Manifeste au prolétariat allemand du 14 avril 1920 signé par le K.A.P.D.) déclarent que : “le Parti doit lui aussi s’adapter de plus en plus à l’idée soviétiste et se prolétariser”. (Arbeiterzeitung n°54), nous ne voyons là qu’une expression insinuante de cette idée que le Parti communiste doit se fondre dans les Soviets et que les Soviets peuvent le remplacer... l’histoire du Parti communiste russe, qui détient depuis trois ans le pouvoir, montre que le rôle du Parti communiste, loin de diminuer depuis la conquête du pouvoir, s’est considérablement accru.

Nous avons dans cette citation l’illustration parfaite non seulement de ce qu’est la substitution du pouvoir du Parti à celui du Prolétariat, mais surtout de ce qu’est l’identification Parti/État aux dépens de l’expression révolutionnaire du pouvoir prolétarien: Soviets demi-État. En effet le K.A.P.D. ne défendait pas l’idée d’une disparition du Parti, mais celle d’un rôle de ce parti équivalent à la praxis et à l’organisation de la classe elle-même (Comités d’usines). C’est pour cela que parallèlement à l’évolution de la conscience dans les Soviets (et à cette seule condition) le Parti devait se prolétariser garantissant ainsi le passage de toute forme gouvernementale transitoire ou demi-État) à une disparition pure et simple de tout gouvernement, de tout État.

En conclusion de cette première partie de notre contribution, nous citons un extrait du texte des camarades que nous estimons en contradiction totale avec leur thèse générale “les Soviets ne sont pas le seul gouvernement de la période de transition : État “entre les mains du prolétariat”.

Nous le revendiquons dans toute sa formulation ce qui montre encore une fois, malgré toutes les erreurs et contradictions, les éléments de valeur historique et révolutionnaire que recèle ce texte de 1946.

Dans les élections aux organes de direction et de gestion, dans les Conseils participe tout homme qui travaille et ne sont exclus que ceux qui ne travaillent pas ou vivent du travail d’autrui. Dans les Conseils se trouve l’expression des intérêts de tous les travailleurs. C'est-à-dire aussi des couches non prolétariennes

Le prolétariat, de par sa conscience, sa force politique, la place qu ‘il occupe au coeur de l’économie de la société, dans l’industrie moderne, par sa concentration dans les villes et les usines ayant acquis un esprit d’organisation et de discipline, joue le rôle prépondérant dans toute la vie et l’activité de ces Conseils entraînant sous sa direction et son influence les autres couches de travailleurs.

C’est au travers de ces conseils que les prolétaires pour la première fois apprennent en tant que membres de la société, l’art d’administrer et de diriger eux-mêmes la société. Le Parti n’impose pas aux Conseils sa politique de gestion de l’économie par décrets ou en se réclamant de droit divin, Il fait prévaloir ses conceptions, sa politique en la proposant, la défendant, la soumettant à 1’aprobation des masses travailleuses s’exprimant dans les Conseils (Soviets) et en s’appuyant sur les Conseils ouvriers et les délégués ouvriers au sein des Conseils Supérieurs pour faire triompher sa politique de classe”. (Souligné et en gros caractères par nous).

Les Soviets sont donc l’expression à la fois d’un gouvernement (d’une forme d’État) et de la préparation au dépérissement de tout gouvernement: nous devons les qualifier de “demi-État prolétarien” (car le prolétariat est la force dominante et la dernière classe révolutionnaire qui en s’affirmant, prépare sa négation).

Une prise de position sur l’État, dans la perspective prolétarienne ne serait pas complète, et donc éventuellement cohérente, si on n’examinait pas les problèmes du processus d’internationalisation de la Révolution et du contenu économique de la période de transition conditionné par l’état d’arriération des 2/3 de l’humanité qui est le lot de la décadence capitaliste.

G Sabatier Septembre 1972 - BED n°2-