Juin et juillet 2016 resteront comme des mois sanglants ayant plongé la population vivant en Occident dans la peur. Le 12 juin, 49 personnes sont abattues dans un club gay d’Orlando en Floride. Le lendemain, le 13, un policier et sa compagne sont assassinés près de Paris, par un homme ayant prêté allégeance à l’État islamique (EI). Le 14 juillet, un homme fonce au volant d’un camion dans la foule à Nice, tuant 84 personnes, dont plusieurs enfants, et faisant plus de 330 blessés. L’attaque est revendiquée par l’EI. Le 18 juillet, en Allemagne, un jeune de 17 ans blesse cinq personnes, dont deux grièvement, dans un train régional, en les attaquant à la hache et au couteau. L’EI revendique l’attaque. Le 22 juillet éclate une fusillade dans un centre commercial de Munich. Dix personnes perdent la vie. Là aussi le tireur est très jeune (18 ans). Le 24 juillet, nouvelle attaque à la machette en Allemagne. Un jeune de 21 ans tue une femme dans un restaurant de Reutlingen et s’enfuit en courant, blessant d’autres personnes sur son passage. Le 24 juillet, un réfugié syrien de 27 ans se fait exploser dans le centre d’Ansbach, à proximité d’un festival de musique en plein air. Le 26 juillet, près de Rouen, un prêtre est égorgé au nom de Daesh lors d’une prise d’otage dans une église.
Au cœur même des grandes nations capitalistes, la barbarie vient donc de prendre une ampleur insoutenable. Dans un monde déliquescent, où des pans de plus en plus larges du globe plongent dans le trafic, la guerre et le terrorisme 1, l’Europe était présentée comme un havre de paix depuis 1945. Il s’agissait donc de protéger au mieux la forteresse, à coups de murs et de barbelés, de la barbarie “étrangère” c’est-à-dire, en réalité, des effets des affrontements meurtriers dans lesquels les armées et les bombes des grandes puissances démocratiques sont particulièrement actives. Mais l’horreur revient aujourd’hui frapper comme un boomerang le cœur historique du capitalisme. Non seulement les conflits mondiaux pénètrent les murailles de Schengen, mais la violence accumulée et intériorisée par toute une partie de la population “locale” explose. Ainsi, en cette période estivale, particulièrement en Allemagne, symbole de la stabilité et de la prospérité, l’atmosphère est devenue étouffante. La description du politologue allemand Joachim Krause est à ce titre édifiante 2 : “On a pu observer vendredi [lors de la tuerie de Munich] à quel point règne une ambiance de peur. Quand la population a appris qu’un attentat avait eu lieu dans un centre commercial dans le nord-ouest de Munich, des scènes de panique se sont produites sur des places du centre-ville, c’est-à-dire à plusieurs kilomètres du lieu du crime. A Karlsplatz, des gens se sont enfuis en masse à cause d’une prétendue fusillade. Dans la grande brasserie Hofbräuhaus, des gens ont fui par les fenêtres, car la rumeur courait qu’un terroriste islamiste était entré dans l’établissement.”
Ce climat de panique est à l’évidence le fruit de la politique délibérée de l’état-major de Daesh, assoiffé de vengeance 3. L’EI vise à déstabiliser ses ennemis impérialistes en terrorisant les populations. Mais la liste des actes violents de juin et juillet révèle un problème bien plus ample et profond. Aucune de ces tueries n’a été commise par un soldat de Daesh surentraîné. Non. Loin de là. Des jeunes gens à peine sortis de l’enfance et se sentant exclus. Un père de famille violent et vivant très mal son divorce. Un réfugié que l’État refuse de régulariser. Leurs trajectoires et origines sont diverses : certains sont nés et ont grandi en Europe, d’autres au Moyen-Orient ou en Orient. Presque tous sont “radicalisés” depuis peu et sans réel lien direct avec l’EI autre que quelques vidéos sur internet. Quand les crimes n’ont tout simplement aucun rapport avec le djihadisme, comme la fusillade de Munich menée par un sympathisant de l’extrême-droite, fasciné par Hitler, ou cette attaque à la machette dans le restaurant de Reutlingen qualifiée finalement de crime passionnel. La propagande haineuse djihadiste n’explique donc pas tout ; au contraire, le succès de son influence est lui-même le produit d’une situation nauséabonde bien plus grave et historique. Quelle force destructrice et meurtrière pousse donc ces individus aux motivations apparemment si différentes à passer à l’acte ? Et pourquoi maintenant ? Que nous dit toute cette barbarie de l’évolution de l’ensemble de la société à l’échelle mondiale ?
Ces jeunes meurtriers ne sont pas des monstres. Ce sont des êtres humains qui commettent des actes monstrueux. Ils ont été enfantés par une société mondiale malade, agonisante. Leur haine et leur ivresse meurtrière ont d’abord été intériorisées sous la terreur permanente que font régner les rapports sociaux capitalistes, puis ont été libérées sous la pression de ce même système en explosant, générant une série d’actes ignobles.
En effet, le capitalisme est une société intrinsèquement basée sur la terreur. L’exploitation est inconcevable sans violence, organiquement inséparables l’une de l’autre. Autant la violence peut être conçue hors des rapports d’exploitation, autant ces derniers ne sont réalisables qu’avec et par une violence coercitive. Mais le capitalisme est aussi depuis plus d’un siècle un système décadent 4. Ne pouvant plus offrir de réel avenir à l’humanité, il maintient son existence par le recours de plus en plus systématique et direct à cette violence tant sur le plan idéologique et psychologique que physique. L’éclatement de la Première Guerre mondiale et de sa boucherie en août 1914 en sont une image saisissante. Ainsi, la violence, combinée à l’exploitation, acquiert dès lors une qualité toute nouvelle et particulière. Elle n’est plus un fait accidentel ou secondaire, mais devient un état constant à tous les niveaux de la vie sociale. “Elle imprègne tous les rapports, pénètre dans tous les pores du corps social, tant sur le plan général que sur celui dit personnel. Partant de l’exploitation et des besoins de soumettre la classe travailleuse, la violence s’impose de façon massive dans toutes les relations entre les différentes classes et couches de la société, entre les pays industrialisés et les pays sous-développés, entre les pays industrialisés eux-mêmes, entre l’homme et la femme, entre les parents et les enfants, entre les maîtres et les élèves, entre les individus, entre les gouvernants et les gouvernés ; elle se spécialise, se structure, se concentre en un corps distinct : l’État, avec ses armées permanentes, sa police, ses prisons, ses lois, ses fonctionnaires et tortionnaires et tend à s’élever au-dessus de la société et la dominer. Pour les besoins d’assurer l’exploitation de l’homme par l’homme, la violence devient la première activité de la société pour laquelle la société dépense une partie chaque fois plus grande de ses ressources économiques et culturelles. La violence est élevée à l’état de culte, à l’état d’art, à l’état de science. Une science appliquée, non seulement à l’art militaire, à la technique des armements, mais à tous les domaines, à tous les niveaux, à l’organisation des camps de concentration, aux installations de chambres à gaz, à l’art de l’extermination rapide et massive de populations entières, à la création de véritables universités de la torture scientifique, psychologique, où se qualifient une pléiade de tortionnaires diplômés et patentés. Une société qui, non seulement “dégouline de boue et de sang par tous ses pores” comme le constatait Marx, mais qui ne peut plus vivre ni respirer un seul instant hors d’une atmosphère empoisonnée et empestée de cadavres, de mort, de destruction, de massacre, de souffrance et de torture. Dans une telle société, la violence ayant atteint cette Nième puissance, change de qualité, elle devient la Terreur” 5. Autrement dit, le capitalisme porte en lui la terreur comme la nuée porte l’orage 6.
Tous ces actes barbares commis ces dernières semaines sont la négation même de la vie, de la vie des autres comme de la sienne. Mais l’idéologie de Daesh comme celle de l’extrême-droite au nom desquelles ces attentats ont été commis ne sont qu’une caricature sanglante de l’absence de valeur accordée à la vie par le capitalisme tout entier.
Les guerres menées partout par les grands États en sont la preuve la plus flagrante. Comme le contraste entre la richesse opulente accumulée entre quelques mains et la misère qui entraîne parfois la faim et la mort de millions d’âmes. Comme ces médicaments rassemblant les plus hautes connaissances humaines sans pouvoir être distribués au nom du profit. Comme ces marchandises choyées, éclairées, chauffées ou refroidies selon les besoins, quand des millions d’êtres vivent dans le plus simple dénuement. Dans le film de Charlie Chaplin Les Temps modernes, il y a cette scène mythique durant laquelle Charlot est maltraité par un robot-fou programmé pour le laver, l’habiller et le nourrir afin de le préparer le plus efficacement et rapidement possible pour aller travailler à l’usine. Il s’agit là d’une critique humoristique mais aussi féroce du monde capitaliste dans son ensemble, pas seulement de ses usines ; car c’est bien au quotidien, sous tous les aspects de la vie, que l’homme est traité comme un objet. Nous ne vivons plus selon nos besoins corporels, psychiques et sociaux. Tout est rythmé, organisé, pensé selon les besoins du capital. L’exploitation capitaliste demande toujours plus à l’humanité de se nier elle-même pour s’incorporer à la machine.
Cette robotisation de l’homme entraîne l’exclusion de ceux qui ne peuvent s’adapter à ce rythme avilissant et infernal. En découlent la marginalisation, l’humiliation, un sentiment d’infériorité et bien d’autres grandes souffrances encore renforcées par la stigmatisation de ces “inadaptés” par l’État, par la répression des forces de polices ou des prétendus organismes “sociaux”. Se trouve certainement là l’une des racines profondes de la haine et de l’esprit de vengeance suicidaire.
La terreur et la négation de la valeur de toute vie, voilà sur quel terreau capitaliste grandissent ces individus qui deviennent terroristes.
Parfois écrasés matériellement, sans aucun avenir devant eux, végétant dans un présent aux horizons complètement bouchés, piétinant dans une médiocrité quotidienne, ces individus sont dans leur désespoir la proie facile à toutes les mystifications les plus sanglantes (Daesh, pogromistes, racistes, Ku Klux Klan, bandes fascistes, gangsters et mercenaires de tout acabit, etc.). Dans cette violence, ils trouvent “la compensation d’une dignité illusoire à leur déchéance réelle que le développement du capitalisme accroît de jour en jour. C’est l’héroïsme de la lâcheté, le courage des poltrons, la gloire de la médiocrité sordide. C’est dans ces rangs que le capitalisme, après les avoir réduites à la déchéance extrême, trouve une réserve inépuisable pour le recrutement de ses héros de la terreur” 7.
L’attentat du 14 juillet à Nice révèle ainsi ce qui se cache derrière tous les autres : la haine et la soif de meurtre d’individus écrasés. Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, l’homme qui a tué avec un camion des dizaines de personnes à Nice, est décrit par ses proches comme ultra-violent, souffrant de “crises” au cours desquelles il “cassait tout”. Son ex-femme l’a quitté notamment pour cette agressivité. Mais pour percuter ainsi volontairement et durant plusieurs minutes hommes, femmes et enfants, il faut encore bien plus : une véritable désintégration psychique. Dans un tel acte, tous les interdits fondamentaux de la société humaine sont comme pulvérisés. Cet homme a intériorisé toute la violence du capitalisme en la subissant, puis l’a extériorisé dans une explosion destructrice. De tels tueurs de masse existent déjà depuis plusieurs décennies aux États-Unis. Les hécatombes dans les collèges et les universités américaines font régulièrement la une de l’actualité ; chaque fois les tireurs sont des jeunes se sentant exclus et marginalisés par le système scolaire, stigmatisés par leurs camarades et professeurs. L’idéologie de Daesh n’est donc en rien la cause première de ces actes barbares. C’est bien parce que le système avait d’abord produit ces individus broyés et assoiffés de vengeance que ceux-ci sont attirés par les discours haineux et irrationnels de l’EI, sont fascinés par les armes. Et c’est à ce stade que l’EI joue un rôle considérable : il permet à ces individus de légitimer leur barbarie. Il leur fait croire qu’ils peuvent venger leur vie ratée et réussir leur mort. Il libère les pires pulsions meurtrières enfantées par la société.
Cette succession d’actes barbares est d’autant plus traumatisante pour la population que de plus en plus nombreux sont les victimes réfugiées et les anciens combattants (des soldats officiels des armées démocratiques aux mercenaires intervenant pour des boites privés, en passant par tous ces jeunes partis pour Daesh, Al Qaïda, Aqmi...) et qui tous reviennent broyés, marqués par le syndrome du stress post traumatique. Cette partie de la population, confrontée à des lésions psychiques et enfermée dans les pires cauchemars, subit la violence de tous ces attentats comme les répétions atroces de ses souvenirs. La spirale est ici infernale : car ces victimes peuvent être emportées par la peur, la haine et les comportements les plus irrationnels et donc générer à leur tour d’autres souffrances et traumatismes.
La multiplication de tels attentats, le fait qu’un pays comme l’Allemagne soit à son tour touché, que les terroristes soient souvent issus de l’Europe elle-même en dit long sur l’aggravation considérable de la situation sociale internationale. Les raisons en sont nombreuses :
• Les conflits impérialistes de l’après septembre 2001, de l’Afghanistan à l’Irak, ont déstabilisé des régions entières du globe, particulièrement le Moyen-Orient. Ces guerres ont attisé les haines et l’esprit de vengeance 8.
• La crise économique mondiale de 2007/2008 a entraîné bien plus que de la pauvreté : elle a engendré une immense vague d’inquiétude sur l’avenir ; elle a rendu le monde apparemment plus incompréhensible encore avec ses faillites bancaires et ses krachs boursiers. Elle a ruiné des millions d’épargnants qui ont perdu toute confiance dans la monnaie qui est, sous le capitalisme, l’un des plus forts liens sociaux qui unit la société... Bref, cette crise économique a rendu la planète plus incertaine de son avenir, elle a engendré une plus grande peur des uns envers les autres.
• Le “Printemps arabe”, présenté comme une vague de révolutions, en 2010 et 2011, a été suivi par une augmentation considérable des tensions sociales, des régimes de tortures et par l’horreur de la guerre civile. L’impression est donc que la lutte sociale massive ne peut déboucher que sur plus de chaos, que l’avenir ne peut donc qu’empirer pour tous.
• Les groupes terroristes ont prospéré, engendrés par la guerre et entretenus par les sordides jeux d’alliances, de soutien et d’instrumentalisation des grandes puissances 9.
• Fuyant cette barbarie allant du Mali à l’Afghanistan, en passant par le Soudan et même le sud de la Turquie, des millions d’êtres humains tentent de fuir, mois après mois, pour survivre. Ils deviennent alors des “réfugiés”, qui partout sont parqués et souvent rejetés. Ces arrivées se produisant en même temps que l’aggravation de la crise économique et de la montée du terrorisme, la xénophobie s’est elle-aussi accrue.
• Et surtout, par dessus tout, alors que le capitalisme avance dans son obsolescence et que les liens sociaux le suivent en se décomposant, la classe ouvrière ne parvient pas pour l’instant à offrir à l’humanité une autre perspective. Incapable de développer sa combativité et sa conscience, son souffle de solidarité et de fraternité internationales, elle est le grand absent de la situation mondiale.
Cette convergence de facteurs, et sûrement d’autres, explique l’aggravation de la situation sociale mondiale. La peur, la haine et la violence se propagent aujourd’hui comme une gangrène. Et chaque nouvelle explosion, chaque nouvel attentat, nourrit à son tour cette dynamique suicidaire. L’esprit de vengeance se développe de toute part. Le racisme, la bouc-émissarisation du musulman, participent à ce cercle vicieux infernal. Telle est d’ailleurs la stratégie de Daesh : si la population musulmane est persécutée, les candidats au djihad seront encore plus nombreux.
Le danger de cette putréfaction actuelle de toute la société n’est pas à sous-estimer : menée jusqu’à son terme, elle pousse toute l’humanité vers sa destruction.
Fondamentalement, la bourgeoisie n’a aucune solution réelle à proposer à cette situation dramatique. Il est vrai que ses fractions les plus intelligentes prônent un discours de tolérance et d’accueil pour limiter l’extension des haines et éviter que la situation ne devienne incontrôlable, comme la bourgeoisie au pouvoir en Allemagne, Merkel en tête. Plus nombreuses sont les fractions à instrumentaliser les peurs et les haines, jouant là aux apprentis sorciers, comme le font la droite et une grande partie de la gauche en France.
Concrètement, les réponses les plus répandues sont de mener une guerre plus féroce et meurtrière encore au Moyen-Orient, de monter des barbelés plus épais et hauts partout autour de l’Europe et de l’Amérique du Nord, et de fliquer (pardon “sécuriser”) l’ensemble de la société, en surveillant toute la population en permanence et en armant toujours plus la police. Autrement dit, plus de terreur et de haine encore, partout, tout le temps.
Mais bien plus fondamentalement encore, la bourgeoisie n’a aucune solution réelle à offrir car son objectif est de maintenir son système, le capitalisme, alors que c’est lui, comme un tout, qui est obsolète, décadent et la cause de tous ces maux. Son monde est divisé en nations concurrentes, en classes exploitées et exploiteuses, l’activité y est mise en mouvement dans l’intérêt de l’économie et du profit et non de la satisfaction des besoins humains, autant d’obstacles qui engendrent aujourd’hui la décadence et le pourrissement sur pied de la société. Et cela, aucun gouvernement au monde, dictatorial ou démocratique, de droite ou de gauche, ne le remettra en cause. Au contraire, tous défendront ce système tel qu’il est, quitte à en faire agoniser l’humanité dans d’horribles souffrances.
Le seul contrepoison à cette dérive barbare réside dans le développement massif et conscient des luttes prolétariennes qui seules peuvent offrir aux individus écrasés une véritable identité, l’identité de classe, une véritable communauté, celle des exploités et non celle des “croyants”, une véritable solidarité, celle qui se développe dans la lutte contre l’exploitation entre travailleurs et chômeurs de toutes races, nationalités et religions, un véritable ennemi à combattre et terrasser, non pas le juif ou le prêtre catholique ou le musulman ou le rom ou le chômeur ou le réfugié, ni même le banquier, mais le système capitaliste. Des luttes ouvrières qui, en se développant dans tous les pays, devront de plus en plus comprendre et prendre en charge la seule perspective qui puisse sauver l’humanité de la barbarie : le renversement du capitalisme et l’instauration de la société communiste.
Camille, 3 août 2016
1 Deux exemples seulement. Le 28 juin, 47 personnes sont tuées dans un triple attentat suicide à l’aéroport international Atatürk d’Istanbul. Le 23 juillet, à Kaboul en Afghanistan, un attentat-suicide fait 80 morts et 231 blessés.
2 Professeur de politique internationale à la Christian Albrechts Universität de Kiel et directeur de l’Institut politique de la sécurité.
3 Une grande partie de cet état-major est constitué par exemple d’anciens généraux du régime de Sadam Hussein mis à bas par l’armée américaine en 2003. Lire notre article sur les attentats de novembre 2015 sur notre site Internet : “Attentats à Paris : à bas le terrorisme ! à bas la guerre ! à bas le capitalisme !”.
4 À lire sur notre site : “Qu’est-ce que la décadence ?”.
5 Extrait de Terreur, terrorisme et violence de classe, disponible sur notre site Internet.
6 Inspiré de Jaurès écrivant face à la Première Guerre mondiale : “Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage”.
7 Terreur, terrorisme et violence de classe.
8 “En menant toutes ces guerres, en semant la mort et la désolation, en imposant la terreur des bombes et en attisant la haine au nom de la “légitime défense”, en soutenant tel ou tel régime assassin, selon les circonstances, en ne proposant aucun autre avenir que toujours plus de conflits, et tout cela pour défendre leurs seuls sordides intérêts impérialistes, les grandes puissances sont les premières responsables de la barbarie mondiale, y compris celle de Daesh. En cela, lorsque ce prétendu “État islamique” a pour sainte trinité le viol, le vol et la répression sanglante, lorsqu’il détruit toute culture (la même haine de la culture que le régime nazi), lorsqu’il vend des femmes et des enfants, parfois pour leurs organes, il n’est rien d’autre qu’une forme particulièrement caricaturale, sans artifice ni fard, de la barbarie capitaliste dont sont capables tous les États du monde, toutes les nations, petites ou grandes” (in “Attentats à Paris : à bas le terrorisme ! à bas la guerre ! à bas le capitalisme !”).
9 “L’EI est composé des fractions les plus radicales du sunnisme et a donc pour ennemi premier la grande nation du chiisme : l’Iran. C’est pourquoi tous les ennemis de l’Iran (l’Arabie saoudite, les États-Unis, Israël, le Qatar, le Koweït…) ont tous soutenu politiquement, financièrement et parfois militairement Daesh. La Turquie a, elle-aussi, appuyé l’État islamique afin de s’en servir contre les Kurdes. Cette alliance de circonstance et hétéroclite montre que les différences religieuses ne sont pas le réel ferment de ce conflit : ce sont bien les enjeux impérialistes et les intérêts nationaux capitalistes qui déterminent avant tout les lignes de clivages et transforment les blessures du passé en haine moderne” (idem).
La tentative de coup d’État des 15 et 16 juillet a été, selon les mots du président turc Erdogan, « un cadeau du Ciel ». Il ajoutait que l’« épuration » continuerait et que « le virus serait éradiqué », c’est-à-dire les « terroristes » traqués où qu’ils se trouvent. Cette purge, qui rappelle celles des staliniens avec ses listes de noms déjà préparées, a en effet été menée avec force. La guerre contre les Kurdes dans le Sud-est de la Turquie s’est également immédiatement intensifiée.
Sans spéculer sur l'implication éventuelle de services secrets étrangers ni sur leur anticipation des événements, il semble que la tentative de coup d’État a impliqué une large partie des hauts gradés de l’armée turque, celles que la BBC a appelées, alors que le coup d’État échouait, « les garants du sécularisme et de l’État laïc en Turquie ». Ce putsch pour éjecter Erdogan et son AKP était selon toute probabilité bien plus profondément et largement ancré dans la société qu’un simple mouvement « guleniste »1, quoique les alliances et liens entre les différentes factions dans l’ombre et tendances diverses au sein de l’État turc sont d’une complexité réellement byzantine. Par exemple, les Gulenistes sont depuis longtemps accusés d’être impliqués dans une énorme conspirations, un véritable « État dans l’État » appelée Ergenekon2, laquelle suppose-t-on aurait été mise en place dans les années 1990 en tant que garant des traditions laïques turques. Traditionnellement les principaux opposants du parti islamiste modéré d’Erdogan, l’AKP, ne sont pas les Gulenistes, mais les factions kémalistes3 au sein de l’armée et de la société civile. Ce coup d’État n'est cependant pas une nouvelle confrontation entre les islamistes de l’AKP et les kémalistes laïcs – bien sûr, à l’annonce du coup d’État, le principal parti kémaliste, le CHP, s’est rallié au gouvernement dans un grand élan de solidarité nationale. En réalité, de complexes rivalités religieuses sont ici à l’œuvre : entre les Sunnites et les Alevis hétérodoxes, entre la vision d’Erdogan sur l’Islam sunnite et celle des Gulenistes. Mais pour l’heure, Erdogan et l’AKP ont renforcé leur emprise totalitaire sur l’État turc, à l’aide d’un État d’urgence de trois mois qui rend possible de gouverner par décret dans une atmosphère de peur et de surveillance étatique renforcée…
Pour l’instant, (d’après la chaîne CNN, le 9 août dernier), 22 000 personnes sont détenues et 16 000 autres ont été arrêtées sur des accusations précises, y compris des milliers de militaires, dont presque un tiers des généraux et amiraux turcs. Des centaines de journalistes ont été aussi arrêtés, emprisonnés, perquisitionnés ou licenciés ainsi que des milliers de personnes, pour beaucoup interdites de voyage à l’étranger. En tout 68 000 personnes ont été licenciées ou suspendues et 2000 institutions ont été fermées. L’État d’urgence s’est traduit par de nombreux cas de tortures, de brimades, de bastonnade et de privation de nourriture, parmi les emprisonnés.
Dans le propre cercle des collaborateurs d’Erdogan, des arrestations ont eu lieu et la Garde présidentielle a été dissoute. Environ 250 soldats et civils ont été tués du côté gouvernemental lors de la tentative de coup d’État ainsi qu’un nombre indéterminé de tués, sciemment ou non, du côté des putschistes. Des douzaines de chasseurs-bombardiers, d’hélicoptères, des centaines de blindés et trois bateaux ont été utilisées lors de la tentative de putsch. D’après certains rapports, Erdogan aurait échappé in extremis à la mort suite à des avertissements de la Russie.
De nombreux « suspects » gradés de l’armée sont « en fuite » (BBC, 10 août 2016), y compris l’adjoint du chef d’état-major de commandement et de contrôle de l’OTAN, l’amiral Mustafa Urgurlu. Plus important encore, beaucoup d’exclus, de suspects et même ceux qui veulent simplement garder la tête baissée vont chercher à se venger et espérer riposter à un autre niveau. Au-delà du renforcement à court terme de l’État, les divisions se sont exacerbées et l’émasculation de l’armée pourrait conduire dans une certaine mesure au même genre de bévues commises par les États-Unis et le premier ministre Malaki en Irak après la chute de Saddam Hussein qui avait créé un vide dans la sécurité, lequel avait en parti mené à l’émergence de l’État islamique. La situation en Turquie est imprévisible, mais dans un pays de 80 millions d’habitants avec une armée de 600 000 hommes, la situation actuelle ne peut mener qu’à l’affaiblissement du pays et à une instabilité grandissante.
Cela fait plusieurs années que la Turquie est citée en exemple comme une îlot de stabilité économique, voire en plein essor, et un exemple d’Islam démocratique et modéré, au milieu de l’océan de problèmes du Proche-Orient. Bien sûr, en tant qu’État, la Turquie possède une implantation historique plus solide que beaucoup de ses voisins déchirés par la guerre, que ce soit la Syrie ou l’Irak. Mais le fait est que la Turquie a beaucoup de points communs avec la Syrie et l’Irak, tant du point de vue de la diversité ethnique que des divisions sectaires.
La force de l’AKP d’Erdogan a résidé dans les mesures qui ont été prises au niveau économique, quand le niveau de vie a connu une hausse dans beaucoup de campagnes et dans les quartiers urbains pauvres. Des emplois ont été créés en empruntant d’énormes sommes pour que l’État investisse et mène divers projets. En même temps, Erdogan a profité de la réémergence de l’Islam pour poursuivre une forme modérée de fondamentalisme, afin de développer l’image d’une « nouvelle Turquie », en montrant sa force et sa capacité à être un leader potentiel du monde sunnite.
Derrière le conflit traditionnel entre l’islamisme et le nationalisme séculier, il y a un autre élément religieux. Le système kémaliste séculier en place était vu comme favorisant indirectement la minorité chiite alevie aux dépends de la majorité sunnite, vu que la forme alévie de l’Islam semble plus adaptée au monde moderne. À ce niveau, il y a une certaine ressemblance entre l’ancien système kémaliste en Turquie et le régime d’Assad qui régnait sur une majorité sunnite alors qu’il était largement composé de membres d’une autre secte chiite, les Alaouites.4 L’actuelle guerre en Syrie entre les Alaouites et les Sunnites ne peut qu’affecter et accentuer les rivalités religieuses et culturelles avec des éléments comparables à ceux que l’on trouve en Turquie. À l’annonce du coup d’État, par exemple, il a été fait état d’attaques de type pogromiste contre les maisons et les boutiques des Alevis.
La Turquie d’aujourd’hui n’est plus le même pays que lors du précédent coup d’État militaire en 1980, dont la justification était le désordre grandissant généré par les conflits entre les factions politiques de gauche et de droite, ou même qu’il y a dix ans quand l’AKP a pris le pouvoir. Du fait du boom économique, qui semble aujourd’hui tirer vers sa fin, un prolétariat moderne et une nouvelle élite de spécialistes et d’intellectuels sont apparus dans les grandes villes. Une grande partie de ces éléments ne se sentent pas attirés par « l’islamisation ». C’est une situation dangereuse qui se fait jour, dans la mesure où le putsch émanant de vieilles élites nationales (dans la mesure où elles y ont pris part) aura provoqué la haine et la soif de vengeance des soutiens de l’AKP. D’un autre côté, Erdogan doit prendre au sérieux l’avertissement que cette tentative de coup d’État représente. S’il va trop loin dans son « contre-coup d’État », il peut prendre le risque de provoquer une guerre civile et un conflit ouvert sous la forme de révoltes armées et de nouvelles formes de terrorisme – même si la résistance de ces forces a pour l’instant été maîtrisée.
Aujourd’hui, alors que le pays est en train de basculer d’un état de « miracle économique » à un autre que la banque Morgan Stanley appelle les « cinq fragiles »5, bien plus risqué du fait d’une productivité et d’une croissance faibles liées aux coûts du travail, à l’inflation et à l’endettement qui augmentent, le résultat d’une instabilité économique grandissante pourrait être dramatique : effondrement du tourisme, émigration de la nouvelle génération d’ouvriers qualifiés, etc.
Qui plus est, la bourgeoisie turque a une longue tradition d’« exclusion », tradition sur laquelle la Turquie moderne est née : le génocide des Arméniens, le massacre des Grecs et l’opposition continuelle à toute possibilité d’existence d’un État kurde. La vision de l’AKP pour qui tout opposant est un ennemi qui doit être réprimé possède une longue tradition en Turquie.
Depuis l’effondrement du bloc de l’Est en 1989, la Turquie a été durement touchée par les tendances centrifuges qui se sont déchaînées. L’affaissement des blocs impérialistes américain et russe a permis à la Turquie a développer ses propres ambitions, se posant comme leader régional des régimes sunnites. Le régime Erdogan s’est brouillé avec Israël, a renforcé ses liens avec le Hamas et a qualifié d’« illégitime » le gouvernement égyptien d’Al Sissi qui s’est débarrassé des Frères musulmans. Ses relations avec la Russie, qui ont l’air de se réchauffer après le coup d’État et la rencontre entre Erdogan et Poutine le 9 août à Saint-Petersbourg, sont compliquées et fluctuantes. Dans la situation actuelle, la Turquie peut rejeter l’Occident du fait de ses liens avec la Russie, la Chine -et l’Iran, et elle aspire à jouer sa propre carte au Proche-Orient.
Le pire cauchemar de la bourgeoisie turque serait l’établissement d’un État kurde. Ici, les Occidentaux sont face à un dilemme : dans leur guerre contre l’État Islamique (EI), ils se servent des Kurdes comme chair à canon en leur fournissant des armes, une couverture aérienne et des « conseillers ». De tels développements ne peuvent que renforcer le nationalisme kurde et ses ambitions d’établir un État « indépendant », quand bien même les nationalistes kurdes sont eux-mêmes divisés en de multiples factions différentes. Par rapport à la question kurde, les intérêts sont fortement opposés, entre les Etats-Unis, l’Allemagne et la Grande-Bretagne d’un côté, et la Turquie de l’autre. Erdogan était proche du régime d’Assad avant la guerre, et depuis qu’elle a éclaté, ils ont tous deux utilisé les forces de l’EI pour les avantages qu’ils en retiraient respectivement. Assad a également utilisé le PKK kurde pour les mêmes raisons. Mais après cinq ans de guerre et l’intervention de la Russie (et d’autres puissances) aux côtés d’Assad, il y a des signes montrant que le gouvernement d’Ankara considère qu’il faut laisser Assad au pouvoir en faisant une sorte de compromis avec lui. Ni Assad, ni la Turquie n’ont intérêt à ce qu’émerge un État kurde, ou tout type de région autonome kurde le long de leurs frontières. Des pourparlers ont eu lieu depuis environ un an entre les représentants alaouites d’Assad à Damas et des représentants du Parti de la nation turque6, auxquels ont participé des membres des services secrets turcs, dans le but, entre autres, de faire cesser le soutien militaire de la Turquie aux ennemis d’Assad. Ces « interlocuteurs » turcs n’ont pas été touchés par la répression dans l’atmosphère post-coup d’État, ce qui suggère que ces pourparlers vont continuer. Dans ce cas, cela se fera aux dépends des Occidentaux et de leurs « alliés » kurdes7.Il est significatif qu’Erdogan, chef État d’un pays membre de l’OTAN, ait accusé les autres gouvernements membres de l’OTAN, et en particulier les États-Unis, d’avoir soutenu le putsch, alors qu’en même temps, il remerciait la Russie de l’avoir prévenu des préparatifs du coup d’État. Plus concrètement, cela pose question sur l’utilisation de la base aérienne d’Inçirlik : jusqu’ici elle était considérée comme une base de l’OTAN, mais Erdogan a annoncé qu’il ne s’opposerait pas à ce que la Russie l’utilise pour ses opérations contre l’EI. Ces développements, ce jeu de marchandage et de chantage, sont un nouveau signe de la grandissante fragilité des alliances impérialistes dans la région.
Sir Richard Dearlove, ex-patron du MI6 britannique, a comparé l’accord entre la Turquie et l’UE sur les réfugiés à « stocker de l’essence à côté d’un feu » (Belfast Telegraph du 15 mai 2016). La Turquie va utiliser ces millions de réfugiés comme futurs éléments de chantage contre l’UE (qu’Erdogan a qualifiée de « club de chrétiens »). Il a déjà menacé d’annuler cet accord et les Européens ont été contraints d’essayer de l’apaiser. L’actuelle purge et la chasse aux opposants signifient qu’à plus de 2 millions de Syriens et autres migrants, pourraient s’ajouter des Turcs fuyant leur pays et venant aggraver la crise générale des réfugiés.
Du fait que le système est dans une décadence qui s’accélère, la tendance à l’instabilité et au chaos ne peut qu’être dominante à une échelle historique. Mais cela veut dire que la classe dominante est impuissante face à cela, et qu’il n’y a aucune contre-tendance. Nous l’avons vu, par exemple, en Grande-Bretagne à la suite du désastreux résultat du référendum sur l’UE : la classe dominante a très vite réagi face au très sérieux danger de fractures en son sein, et a réorganisé ses cartes gouvernementales d’une façon particulièrement adroite de façon à présenter une réponse unique à la crise du Brexit. Et nous pouvons discerner de semblables tendances en Turquie. Gulenistes et Kemalistes ont collaboré au coup d’État, le fait pour les Gulenistes d’avoir été choisis comme cibles étant significatif. À la suite du putsch, Erdogan a de plus en plus rappelé l’héritage d’Atatürk et plutôt joué la carte du nationalisme turc que de l’islamisme. Cela pourrait signifier une importante tentative de se concilier les Kemalistes, autant que les Alevis et d’autres factions bourgeoises, derrière l’option d’un leader autocratique agissant selon les désirs de la nation turque (inspiré en quelque sorte par le modèle de Poutine en Russie).
L’actuel culte d’Erdogan mis en avant au cours de manifestations de rue massivement médiatisées pourrait être un élément d’une stratégie de construction d’une nouvelle unité au sein de la classe dominante turque. D’un autre côté, les images officielles montrant un soutien massif à Erdogan et à l’AKP ne doivent pas être prises pour argent comptant… Pour l’instant, il est le vainqueur, il a écrasé les cliques rivales, mais le projet de régime autoritaire mis en avant par Erdogan a des limites. L’une des forces d’Erdogan et de son parti était une économie forte, mais nous avons vu que cette phase touche à sa fin. Jamais il n’a été aussi populaire que le claironnait la propagande ; les manifestations anti-gouvernementales que l’on a vues à différents endroits en 2013, provoquées par les protestations autour du Park Taksim sur la place Gezi8, ont montré l’existence d’un rejet largement répandu des forces de police particulièrement au sein d’une jeunesse éduquée et urbaine. Et il reste un profond ressentiment au sein de l’armée directement vis-à-vis d’Erdogan et de son parti. Il y a tout juste un an, les ministres de l’AKP devaient affronter les insultes publiques et le ridicule face à des hauts gradés de l’armée lors des funérailles de soldats tués en opération contre le PKK kurde. Le gouvernement d’Erdogan a répondu à cette humiliation publique – qui a eu lieu au cours de ce qui devait être une vitrine de la propagande étatique – en demandant aux médias d’arrêter leur couverture de ces funérailles (le Times, 31 août 2015). Les militaires ont publiquement répondu en appelant les soldats tués des « martyrs » et en disant publiquement que la tension militaire contre le PKK n’était qu’une façon de renforcer la position électorale de l’AKP contre le Parti Démocratique du Peuple (HDP) pro-kurde.
Pour le moment, la clique d’Erdogan a renforcé sa position et a réussi à récupérer le contrôle des affaires contre les putschistes, mais sa capacité de contrôle social est incertaine, avec des conséquences aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Turquie.
Boxer, 15 août 2016
1Fetullah Gülen, un ex-allié d’Erdogan maintenant en exil aux États-Unis, possède pratiquement un empire qui contrôle de nombreuses institutions et des actifs estimés à 50 milliards de dollars. Le mouvement guleniste (ou Hizmet) dispose de 80 millions de fidèles dans le monde et a ouvertement soutenu les Clinton et le parti démocrate. Son islamisme apparaît plus fondamentaliste que celui de l’AKP. Les Gülenistes, qui sont anti-kemalistes, ont été capables de faire pénétrer certains de leurs éléments au sein de l’État turc du fait de leur alliance avec Erdogan et l’AKP entre 2002 et 2011. Cependant, leur structure très sectaire a progressivement été considérée par Erdogan comme une menace envers son autorité.
2 Ergenekon est le nom d'un réseau criminel turc composé de militants d’extrême- droite ainsi que de la gauche républicaine, d'officiers de l'armée et de la gendarmerie, de magistrats, de mafieux, d'universitaires et de journalistes. Son procès pour « conspiration contre l'État » et contre l'AKP avait donné lieu à 300 arrestations entre juin 2007 à novembre 2009 et l'inculpation de 194 personnes pour des motifs divers : conspirations, tentatives d'assassinat ou de meurtres contre des journalistes, organisation d'escadrons de la mort contre le PKK Kurde... De nombreuses caches d'armes avaient alors été découvertes, ainsi que des plans d'attentats, ce qui a amené à considérer Ergenekon comme une sorte de « contre-guérilla », une espèce de Gladio (réseau « anticommuniste » de l'OTAN pendant la guerre froide) « à la Turque », avec une orientation anti-occidentale et anti-européenne.
3Les Kémalistes sont des nationalistes laïcs qui se réclament de la tradition de Kemal Atatürk, le fondateur de l’État turc moderne dans les années 1920.
4Les Alevis et les Alaouites ne sont pas la même secte, bien que leurs noms fassent tous deux référence à Ali, le gendre de Mahomet et le personnage-clé de la branche chiite de l’Islam. Il y a des différences ethniques entre la majeure partie de leurs adhérents.
5 Outre la Turquie, il s’agit du Brésil, de l’Afrique du Sud, de l’Indonésie et de l’Inde.
6Le Parti de la Nation (YP) est un petit parti conservateur de droite fondé en 2002.
7Le 29 août, les Etats-Unis ont sévèrement condamné les nouveaux combats entre l’armée turque et les combattants kurdes dans le nord de la Syrie. Par le passé, la Turquie avait utilisé une offensive contre l’EI (qui avait délogé l’EI de la ville de Jarabulus) comme moyen de lancer une escalade militaire contre les Kurdes, et ce conflit est aujourdhui complètement inversé sur le théâtre d’opération syrien.
8Sur ces manifestations, lire https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201307/8012/mo... [4]
Alors que le gouvernement français a récemment prolongé l’état d’urgence jusqu’en 2017, qu’une ambiance de suspicion et de peur pèse lourdement sur une population encore sous le choc de multiples actes terroristes, une polémique, venant renforcer de façon très démagogique l’actuelle campagne anti-islam, a fait la une de la presse nationale, et même internationale, durant l’été : le port du burkini par quelques dizaines de femmes sur les plages. Cette tenue rétrograde a mobilisé l’ensemble de la classe politique, des maires de stations balnéaires aux plus éminentes autorités de l’État, la plupart, de droite comme de gauche, n’hésitant pas à plonger les deux bras dans la pire des fanges idéologiques.
Au début du mois d’août, l’association islamiste des Sœurs marseillaises, initiatrices de loisirs et d’entraide (tout un programme !), “avait privatisé un centre aquatique pour y faire venir des femmes musulmanes le 10 septembre prochain. Les consignes préconisaient le port du burkini” 1. Il n’en fallait pas plus à l’extrême-droite pour faire étalage de la paranoïa dont elle est porteuse et dénoncer, avec des mots à peine voilés, “l’invasion musulmane du pays”. Sous la pression des élus locaux, qui ne voulaient surtout pas apparaître “laxistes” dans cette région où le populisme et la xénophobie sont bien implantés, la “journée burkini” fut rapidement annulée.
Mais le 12 août, le maire de Cannes soufflait à nouveau sur les braises en interdisant par arrêté le port du burkini sur ses plages au motif de garantir l’ordre public. Plusieurs maires de la région, de Corse et du Nord-Pas-de-Calais, souvent issus de la faction la plus droitière et démagogique du parti de droite (Les Républicains – LR) ont adopté dans la foulée les mêmes types d’arrêtés. En réalité, en instrumentalisant le port du burkini, la bourgeoisie française poursuit sa campagne récurrente sur l’Islam 2 visant à pourrir les consciences, à diviser les populations en accentuant la propagande nationaliste.
Dans un contexte de tendance à la dislocation croissante du corps social, dans lequel la classe ouvrière ne parvient pour le moment pas à défendre une perspective révolutionnaire, le communautarisme, et toutes les tendances irrationnelles au repli sur soi se renforcent. Cette dynamique alimente les peurs, les incompréhensions, les préjugés xénophobes et raciaux, voire la haine aveugle et obsessionnelle d’une partie des “autochtones” envers les “étrangers”, et inversement.
C’est dans ce contexte qu’une rixe éclatait le 14 août dernier dans une crique de Sisco, en Corse, entre trois familles de musulmans, qui d’après les autorités voulaient “privatiser la plage”, et une partie de la population locale. L’altercation, dont les circonstances restent encore très floues, déclenchait dès le lendemain une manifestation de 500 excités à Bastia aux cris identitaires de : “On est chez nous !” Ce type d’événement n’est malheureusement pas nouveau : déjà, en 2015, Ajaccio avait connu plusieurs journées de manifestations ouvertement xénophobes, avec destruction publique de livres par le feu (dont le Coran), provocations et mise à sac de boutiques arabes.
Ceci illustre la réalité du danger d’installation et de banalisation de la mentalité de pogrom au cœur même du capitalisme. Les difficultés actuelles de la classe ouvrière, même si elle n’a pas entièrement perdu sa capacité de résistance, sa capacité à renouer avec sa propre alternative révolutionnaire, tendent en effet à miner l’espérance en un monde meilleur dans l’esprit de nombreux prolétaires. Faute, pour le moment, de comprendre la nature réelle des rapports sociaux capitalistes et ce qu’ils contiennent de contradictions inextricables, faute de réelle perspective, le danger est de vouloir trouver des boucs émissaires aux “malheurs du monde”. Cette démarche réactionnaire, préconisant le retour chimérique à un “ordre ancien” où les rapports sociaux étaient prétendument plus “harmonieux” et “équitables”, perçoit les immigrés et les éléments les plus fragilisés par la crise comme les principaux responsables de cette illusion perdue et comme des fauteurs de troubles.
La xénophobie n’est pas un phénomène inédit dans l’histoire, loin s’en faut. Mais ce qui caractérise aujourd’hui l’évolution des mentalités dans le capitalisme, c’est une forte tendance à la libération brutale des plus bas instincts, par la parole et par les actes. Le danger de substituer la recherche de boucs émissaires à la destruction physique et mentale de victimes expiatoires est bien réel.
Si pour la bourgeoisie, la montée en puissance du populisme trouble son jeu électoral et peut contrarier ses véritables orientations politiques (rejet de l’Union européenne, de la monnaie unique, etc.), elle parvient néanmoins à instrumentaliser les idéologies les plus rétrogrades et nauséabondes pour réaffirmer sa domination. C’est ainsi qu’avec la polémique sur le burkini, l’État n’hésite pas à alimenter un faux-débat et les divisions au moyen d’une campagne médiatique hystérique. Pour ou contre l’interdiction du burkini, défenseurs du “droit des femmes” ou de la “liberté de conscience outragée”, de la droite à la gauche de l’appareil politique bourgeois, tous entretiennent la confusion dans la tête des ouvriers. Ce jeu dangereux avec le populisme ne peut, à terme, que renforcer sa dynamique. Mais tout en avivant les flammes de la haine, l’État peut, d’un autre côté, se présenter à bon frais comme le garant de la démocratie et de l’unité nationale. La classe ouvrière n’a rien à gagner en prenant partie sur ce terrain pourri et piégé de bout en bout par le nationalisme.
L’apparition du burkini sur les plages est un phénomène encore très limité 3, mais il est aussi un signe tangible, comme l’essor spectaculaire des produits halal et du port du voile ces dernières années, de la montée en puissance de l’obscurantisme religieux qui, loin de “donner du sens à la vie”, est “tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple” 4.
Ces tenues sont de véritables camisoles de force contre les femmes, souvent victimes consentantes de leur propre prison vestimentaire et surtout idéologique. Le consentement à la soumission, dont les femmes voilées sont loin d’avoir le monopole, est une expression directe de l’aliénation généralisée et totalitaire que fait subir la société capitaliste à l’humanité, une intériorisation des rapports sociaux de domination. Alors que les sciences et technologies se développent de façon inouïe, les rapports sociaux de production enferment l’humanité dans la pire sauvagerie et l’aliénation. A ce titre, le burkini et les images aberrantes de Fantômas déambulant à la plage ou dans les rues aussi bien que l’humiliation publique qu’elles subissent face à des policiers en armes les faisant apparaître comme des “criminelles” à l’égard des lois démocratiques sont une caricature de discrimination entre les sexes que la “civilisation” dont s’enorgueillit la classe dominante est incapable d’abolir. Il suffit d’observer également comment la “libération des femmes” après 1968 n’a fait que renforcer de manière très insidieuse les rapports de domination machistes au quotidien. La transformation des êtres humains en marchandises pour le travail salarié, le fait que des hommes et femmes deviennent de simples “kleenex” au travail, deviennent de la chair à canon, des objets sexuels, des faire-valoir publicitaires ou des porte-manteaux anorexiques de luxe pour la mode, tout cela n’a rien à envier au scandale du burkini. L’obtention ou la conservation de “droits” et d’autres formes d’idéologies hypocrites, comme les “libertés”, les “valeurs républicaines” et “droits de l’homme” sont en réalité complètement illusoires dans la société capitaliste. Ses véritables principes, ses “vraies valeurs”, ce sont la terreur, l’exploitation et la barbarie.
WH-EG, 30 août 2016
1 La Voix du Nord, le 5 août 2016.
2 Quand il ne s’agit pas du burkini, les médias s’emballent pour le niqab, la burqa ou des phénomènes plus répandus comme les produits halal ou la construction de mosquées.
3 A l’heure où nous écrivons ces lignes, une trentaine de femmes seulement ont été verbalisées durant l’été, la plupart ayant fait leur sortie en burkini suite à la médiatisation du “phénomène”.
4 Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843.
Au début du mois d’août, juste avant les jeux Olympiques au Brésil est sorti un film : La couleur de la victoire. Ce film retrace une partie de la vie de l’athlète noir américain Jesse Owens qui remportera 3 médailles d’or individuelle sur 100 et 200 mètres, au saut en longueur et une médaille d’or sur le relais 4x100, aux jeux Olympiques de Berlin en 1936.
Le film débute alors que Jesse Owens commençait à faire parler de lui dans le milieu universitaire en gagnant toutes les courses auxquelles il participait. Conscient de ses capacités, il intègre une université où un entraîneur renommé lui apprendra toutes les techniques de la course et le préparera aux jeux Olympiques de Berlin. Le film montre bien comment Jesse Owen a subi la ségrégation présente aux États-Unis vis-à-vis des Noirs, tant dans la vie de tous les jours que dans la vie universitaire. Ceci dit, aidé de son entraîneur, celui-ci parviendra à faire abstraction de cette situation et, grâce à ses victoires et à ses records, à retourner le public en sa faveur.
Le film montre également les conflits politiques qui existaient au sein du Comité olympique des États-Unis autour de la participation américaine aux JO de Berlin. Pour une partie de la bourgeoisie, la participation aux JO était importante : elle devait faire oublier les affres de la crise de 1929 et surtout renforcer l’idéologie nationaliste afin de mieux embrigader la classe ouvrière pour la Seconde Guerre mondiale qui s’annonçait 1. Pour convaincre la fraction bourgeoise qui n’était pas favorable à la participation, gênée par l’utilisation qu’Hitler allait faire des JO de Berlin à des fins de propagande nazie, un membre du comité olympique américain était envoyé à Berlin. La bourgeoisie allemande, consciente de l’importance que représentent ces Jeux pour montrer sa force politique et impérialiste, n’hésitera pas à accepter d’enlever les affiches antisémites qui se trouvaient sur les murs de Berlin pour répondre aux exigences américaines. La bourgeoisie allemande pour être sûre d’avoir l’accord des États-Unis ira jusqu’à corrompre le membre du comité américain. A son retour, Avery Brundage, par son discours sur les bienfaits du sport et de l’olympisme, parvint à convaincre ceux qui voulaient boycotter les JO de Berlin. Il fallait maintenant convaincre Jesse Owens lui-même d’y participer.
Pour la bourgeoisie américaine, il était important que Jesse Owens soit présent et ceci pour différentes raisons. Détenteur de plusieurs records du monde, il avait de fortes chances de gagner. De plus, Owens, grâce à ses victoires, jouissait d’une certaine notoriété au sein de la population américaine et s’attirait la sympathie de la classe ouvrière dont il faisait partie. Tous les ingrédients étaient réunis pour provoquer une émotion collective forte sur cet événement, pour “dépasser les clivages de couleurs et de classes”, c’est-à-dire pour entraîner les esprits dans l’union nationale. Malgré quelques pressions de la communauté noire qui feront un peu hésiter Owens, celui-ci, par goût de la compétition mais aussi pour ce que représentent les JO pour un athlète comme marque et couronnement d’une carrière sportive, donnera son accord. Pour que celui-ci soit mis dans les meilleures dispositions pour gagner, mais surtout pour donner une bonne image de la bourgeoisie américaine, celle-ci n’hésitera pas, à l’occasion de ces Jeux, à dissimuler tout ce qui pouvait rappeler la ségrégation que subissaient les Noirs. C’est ainsi qu’Owens fut surpris que les Blancs et les Noirs puissent manger ensemble, à la même table et dormir dans le même établissement.
Les Jeux de 1936 furent certainement les premiers Jeux où l’on assista à une véritable guerre de propagande entre États et notamment entre les États-Unis et l’Allemagne. Le contexte de l’approche de la Seconde Guerre mondiale l’explique. Toute la technologie cinématographique avancée de l’époque fut mobilisée pour donner une image de la puissance de l’Allemagne et du régime nazi. Il en sera de même pour la “démocratie” américaine. Toutes les courses d’Owens furent retransmises en direct à la radio. Owens ne réalisait pas qu’il n’était qu’un instrument entre les mains de la bourgeoisie américaine, agissant pour la défense de ses seuls intérêts idéologiques nationaux, qu’il servait de symbole et d’image à sa propagande, ou s’il le réalisait, cela lui importait peu. Ne comptait pour lui que la compétition, mais comprise de manière communautaire, fraternelle. D’ailleurs, au nom de cette fraternité entre sportifs, il nouera une amitié avec le sauteur en longueur allemand (Luz Long), son principal concurrent dans cette discipline. Celui-ci n’hésitera pas à aider Owens à trouver ses marques lors de cette épreuve, n’hésitera pas à lui serrer la main et à s’exposer avec lui bras-dessus, bras-dessous à la fin de cette compétition, au grand dépit d’Hitler. Ce rapprochement entre les deux athlètes, outre l’aspect de respect sportif, s’explique aussi par le fait qu’Owens subissait la ségrégation et que l’athlète allemand n’était pas d’accord avec la politique antisémite et raciste du régime nazi. Cette fraternité affichée avec Owens vaudra d’ailleurs ensuite à Luz Long de partir en première ligne dès le début de la guerre sur le front russe.
Depuis, la propagande s’est amplifiée au centuple. Tous les responsables de la propagande de l’époque étaient de petits joueurs au vu de ce que vont développer par la suite aussi bien la bourgeoisie stalinienne que la bourgeoisie démocratique. Aujourd’hui, à l’ère du chacun pour soi suite à la disparition des blocs Est-Ouest, la propagande a pris une dimension plus fortement nationaliste. C’est ainsi que chaque victoire lors des épreuves des JO voit l’athlète faire un tour d’honneur avec le drapeau national sur les épaules. A chaque médaille d’or gagnée, l’hymne national résonne et tourne en boucle sur tous les médias 2.
Les sanctions disciplinaires contre tout athlète critiquant le régime de son pays n’a pas été le propre des régimes nazi ou stalinien. Aux jeux Olympiques de Mexico en 1968, les sprinters noirs américains Tommie Smith et John Carlos qui finiront respectivement premier et troisième du 200 mètres seront exclus de l’équipe américaine pour avoir tendu le poing avec un gant noir lors des hymnes. Par la suite, les deux athlètes seront exclus à vie des jeux Olympiques. Toutes les compétitions internationales ressemblent désormais à une mission-commando pour chaque équipe nationale qui rappelle fortement les missions militaire en temps de guerre. Tout comportement suspect d’un athlète vis-à-vis des “valeurs de la nation” (ne pas chanter l’hymne national, par exemple) est sanctionné sévèrement ou donné en pâture à la vindicte populaire et souvent les deux.
Vu que la bourgeoisie américaine avait tout fait pour que les succès d’Owens soient retentissants pour servir ses intérêts, celui-ci sera célébré comme un héros à son “retour au pays”. La bourgeoisie démocratique américaine ne pouvait pas réemployer immédiatement les lois ségrégationnistes à l’encontre d’Owens. Par contre, une fois l’euphorie nationaliste et médiatique retombée, Owens se verra, lors des réceptions officielles, interdit d’accès par l’entrée principale. Il sera obligé d’emprunter les portes de service. De même, le président des États-Unis Roosevelt, refusera de lui serrer la main tout comme Hitler lors des JO. Tout ceci démontre bien que les soi-disant “grandes démocraties” n’ont rien à envier au régime nazi.
Ce film cherche à montrer que la prétendue “fraternité sportive” peut et permet de dépasser les divisions entre races et entre nations. Il participe en ce sens à développer l’idéologie humaniste qui est une utopie purement mystificatrice dans une société divisée en classes aux intérêts antagonistes. Il a malgré tout le mérite de nous rappeler, sans doute aux détriment des préjugés et du message idéologique volontairement colporté par le réalisateur, qu’en 1936, les mensonges et l’hypocrisie de la propagande démocratique n’avaient rien à envier au nazisme, comme par la suite, elles n’auront rien à envier au stalinisme. Toutes ont pour dénominateur commun d’être des expressions d’un même système : le capitalisme.
Cealzo, 16 août 2016
1 Voir notre article concernant Pearl Harbor : “Pearl Harbor 1941, les Twin Towers 2001 : le machiavélisme de la bourgeoisie”, Revue internationale no 108, 1er trimestre 2002.
2 Voir notre série sur “l’Histoire du sport” (RI nos 437 à 440, de novembre 2012 à avril 2013).
Nous publions ci-dessous la traduction d’un article rédigé par la section du CCI aux Philippines suite à l’élection de Rodrigo Duterte à la tête de l’État.
En août 2015, dans notre article : “Boycottons les élections, le point de vue marxiste à l’époque du capitalisme décadent”, nous écrivions : “L’échec du régime Aquino n’est pas dû seulement à la personne du sénateur Benigno Aquino et au Parti libéral. Bien avant le règne de la faction actuelle, le système capitaliste aux Philippines était déjà en faillite. De concert avec la pourriture de l’administration actuelle, l’opposition dirigée par le concurrent le plus fort de la présidence, le vice-président Jojimar Binay, a des relents de corruption et de cupidité. C’est la preuve que l’opposition et l’administration sont également corrompues ; chacune dénonce les scandales de ses rivaux politiques. Nous n’avons pas besoin des “radicaux” et des “progressistes” du Parlement pour constater la décadence du capitalisme. Un effet négatif du capitalisme décadent dans sa phase de décomposition est la montée du désespoir et l’absence de perspective notamment parmi les masses pauvres. Un indicateur de cela est la “lumpen-prolétarisation” de parties entières de la classe laborieuse, entraînant une augmentation du nombre de suicides, le développement d’une culture pourrie chez les jeunes et de la criminalité. Tous ces éléments sont des manifestations du mécontentement croissant des masses à l’égard du système actuel, mais elles ne savent pas quoi faire pour remédier à cette situation. En d’autres termes, il y a un malaise croissant mais pas de perspective pour l’avenir. Voilà pourquoi la tendance au “chacun pour soi” et au “chacun contre tous” influence fortement une fraction significative de la classe ouvrière. Mais le pire effet de l’absence de perspective, la démoralisation, est l’espoir fallacieux en un homme fort, miraculeux, un dictateur éclairé, qui empêcherait la majorité de la population de sombrer dans la pauvreté. Cela n’est pas très différent de la croyance en un dieu tout-puissant qui descendrait sur terre pour sauver ceux qui ont foi en lui et punirait les autres. La classe qui est principalement à l’origine de cette illusion est la petite-bourgeoisie.” Globalement, les faits ont confirmé nos analyses.
Les différents “analystes politiques” ont admis que les votes pour Rodrigo Duterte sont des votes contre les défaillances de l’administration de B.S. Aquino. Ce qu’ils n’ont pas dit et ne veulent pas dire, c’est que la haine et le mécontentement du peuple se porte contre le système bourgeois démocratique comme un tout, croyant avoir éliminé la dictature de Marcos Senior en 1986. Au cours des trente dernières années, les échecs et la corruption des institutions démocratiques ont été révélés et se sont montrés de même nature que la dictature de Marcos. Ils estiment que la situation actuelle est pire que du temps de la dictature de Marcos senior.
Duterte a déclaré qu’il était un “socialiste” et un “gauchiste”. Il s’est vanté de devenir le premier président philippin de gauche. Presque toutes les fractions de gauche aux Philippines approuvent et soutiennent ce régime. L’avant-garde de ce soutien est le parti communiste maoïste des Philippines et ses institutions juridiques 1.
Quel que soit le “socialisme” de Duterte, ce n’est certainement pas un socialisme ou un marxisme scientifique. C’est évidemment une autre branche de socialisme bourgeois qui va décevoir les masses et raviver les mensonges de la bourgeoisie au sujet du socialisme et du communisme : le “socialisme” de Duterte est du capitalisme d’État 2. Sur la base des déclarations de Duterte avant et pendant sa campagne électorale, il apparaît que l’objectif de la plate-forme gouvernementale concerne les intérêts de la classe capitaliste, pas ceux des masses laborieuses. En lien avec cela, il a menacé de mort les militants ouvriers qui appelleraient à la grève sous son mandat.
Pire, Duterte utilise le langage (et le comportement) d’un chef de gang de truands et utilise l’intimidation. Ceci est une expression du fait qu’il voit le gouvernement comme une grande mafia dont il serait le parrain. Sa vague politique de fédéralisme prétend s’appuyer sur la reconnaissance que l’apport des pouvoirs locaux serait plus important que celui du gouvernement national ; la réalité est que la pouvoir central favorise l’autonomie des mafias locales dans leurs propres territoires.
Pour les ouvriers communistes révolutionnaires, le régime Duterte est un défenseur enragé du capitalisme national 3 mais reste totalement dépendant des investissements du capital étranger.
La promesse “audacieuse” de Duterte de faire cesser la corruption, la criminalité et le trafic de stupéfiants au cours des trois à six premiers mois de sa présidence a exercé une forte attraction sur les électeurs. Cela a eu un fort impact sur les capitalistes et la classe moyenne, qui sont les premières cibles du crime organisé. Les capitalistes aspirent à un cadre paisible pour assurer leur prospérité. C’est pourquoi, pour les capitalistes, les grèves ouvrières sont une expression du chaos aussi bien que la peste de la criminalité.
Le nouveau gouvernement ne peut pas résoudre les problèmes du chômage massif, des bas salaires et de la précarisation croissante. Au sein d’une crise de surproduction qui s’aggrave, le principal souci des capitalistes est d’avoir un avantage concurrentiel sur leurs rivaux, dans un marché mondial saturé. Réduire le coût de la force de travail par le biais des licenciements et des contrats précaires est la seule façon pour eux de rendre leurs marchandises moins chères que celles de leurs concurrents. Essentiellement, la solution du régime est de renforcer le contrôle de l’État sur la vie de la société et d’obliger la population à respecter strictement les lois et la politique de l’État par le biais de la propagande et de la répression.
Dans le cadre du nouveau régime, les luttes de factions au sein de la classe dominante s’amplifieront au fur et à mesure de l’aggravation de la crise du système. En apparence, la plupart des politiciens élus des autres partis, particulièrement ceux du Parti libéral du prédécesseur de Duterte, le régime Aquino, font maintenant allégeance au nouveau gouvernement. Mais dans le fond, chaque faction a son propre programme qu’elle veut faire valoir en vertu de la nouvelle administration. De plus, à l’intérieur du camp Duterte, existent plusieurs factions rivales qui intriguent pour obtenir des avantages et de bons postes : la faction maoïste pro-Duterte, la faction anti CPP-NPA, les seigneurs de la guerre de Mindanao-Visayas, ceux de Luzon, particulièrement le groupe autour de Cayetano, candidat à la vice-présidence de Duterte.
Nous avons aussi écrit, dans notre article : “Appel à ne pas voter…” : “Si Duterte se présente aux élections présidentielles de 2016 et que la classe dominante aux Philippines décide que le pays a besoin d’un dictateur, comme à l’époque de Marcos, pour tenter de sauver le capitalisme moribond aux Philippines et condamner les masses pauvres à la peur et à la soumission au gouvernement, il vaincra sûrement. En fin de compte, la classe capitaliste (locale comme étrangère) n’est pas concernée par la gestion de l’État philippin : le plus important pour elle est d’accumuler du profit.” Il y a certainement des indices montrant que Duterte est un individu psychologiquement perturbé qui rêve de devenir un dictateur tout puissant. Mais la question de savoir s’il va gouverner comme un dictateur ou comme un bourgeois libéral dépend de la décision finale de la classe dominante (locale et internationale) et de la solidité du soutien de l’AFP/PNP et même de la faction maoïste qui lui est favorable.
Pour nous, ce qui est important, c’est d’analyser et de comprendre en tant que communistes pourquoi une fraction importante de la population est prête à accepter Duterte comme dictateur et “parrain”. Cette analyse est cruciale car, dans les autres pays, particulièrement en Europe et aux États-Unis, les personnalités ultra-conservatrices qui ont recours à un franc-parler et à l’intimidation (comme Donald Trump) gagnent en popularité. De même, un nombre significatif de jeunes sont attirés par la violence et le fanatisme de Daech-EI.
Pour comprendre la popularité phénoménale de Rodrigo Duterte et de Ferdinand Marcos Junior, le fils du dictateur précédent, il est nécessaire d’avoir une vision mondiale. Globalement, cela fait plus de trente ans que la décomposition capitaliste infecte la conscience de la population. Cette infection englobe de nombreux domaines : l’économie, la politique, la culture-idéologie. La popularité de Duterte et de Marcos Junior est un indicateur de l’impuissance, du désespoir et d’un manque de perspective ; elle montre également la perte de confiance dans l’unité de la classe ouvrière et dans les luttes des masses laborieuses. En conséquence, on assiste à la recherche d’un sauveur au lieu de la recherche d’une identité de classe.
Le contexte et le caractère insoluble de la crise du capitalisme s’expriment par l’aggravation de la pauvreté, le chaos croissant, la propagation des guerres, la dévastation de l’environnement, les scandales et la corruption des gouvernements. Mais un facteur majeur contribue également à la décomposition : c’est l’absence d’un mouvement fort de la classe ouvrière depuis plus de vingt ans aux Philippines. Les combats militants à l’époque de la dictature de Marcos Junior ont été dévoyés et sabotés par le gauchisme, vers la guérilla et l’électoralisme. En raison de la forte influence du nationalisme, le mouvement ouvrier aux Philippines est isolé des luttes internationales de la classe ouvrière.
Depuis près de cinquante ans, les masses laborieuses philippines subissent à la fois la guérilla maoïste et la faillite des promesses de réformes de toutes les factions de la classe dirigeante installée au Malacañang Palace (la résidence présidentielle). De plus, la militarisation à la campagne des rebelles armés et de l’État a entraîné une dislocation massive qui génère un accroissement de la paupérisation des populations pauvres et inemployées venant grossir les bidonvilles insalubres et saturés des villes. Cette situation est exploitée par les syndicats du crime. C’est pourquoi, la criminalité liée au trafic de stupéfiants, aux cambriolages, aux enlèvements et aux vols de voitures, augmente chaque année. Les règlements de comptes, les tueries, les viols et autres formes de violence sont des événements banals dans les villes et de plus en plus, les auteurs comme les victimes sont des jeunes, voire des enfants.
Comme un nombre significatif de policiers sont les protecteurs des syndicats, l’État lui-même est devenu incapable de contrôler les crimes et la violence. Même si les premiers à être affectés par la montée de la criminalité – particulièrement les vols et les enlèvements – sont les riches, les pauvres portent aussi le fardeau de ces crimes, car la plupart des “soldats” ou chair à canon de ces syndicats du crime sont recrutés au sein de la population affamée et sans emploi.
Il y a un sentiment largement répandu d’impuissance parmi les Philippins. Étant atomisés et isolés, ils se demandent qui peut les protéger. Derrière cette réflexion, se trouve l’attente que l’État doit les protéger. Mais l’État les abandonne. L’impuissance et l’atomisation créent une aspiration à l’apparition d’un sauveur, une personne ou un groupe de personnes qui pourraient les sauver de leur misère ; cette aspiration est plus forte que la somme de la population atomisée. Le prétendu sauveur devrait contrôler le gouvernement puisque seul le gouvernement est censé les protéger.
Cette impuissance est un terrain fertile pour la recherche d’un bouc-émissaire et la personnalisation. Le fait de trouver un responsable à la cause de leur misère, comme les fonctionnaires gouvernementaux corrompus et les criminels, la perte de perspectives et le sentiment grandissant d’impuissance ont dopé la popularité de Duterte et de Marcos Junior. La popularité de ces personnages est un produit de la pourriture du système, non l’expression du développement de la conscience politique des masses. Cette pourriture a été également une raison de la popularité d’Hitler et de Mussolini avant la Seconde Guerre mondiale.
Comme la tendance à la recherche d’un bouc-émissaire et à la personnalisation grandit, le nombre de personnes qui sont favorables à l’élimination physique, par tous les moyens, des fonctionnaires corrompus et des criminels, augmente aussi. Ils applaudissent chaque fois qu’ils entendent Duterte déclarer : “Tuez-les tous !”.
Il est plus difficile pour nous de lutter contre les effets de la société en décomposition dans le cadre de la situation politique actuelle. Néanmoins, nous ne sommes pas seuls et isolés pour lutter. Nous faisons partie d’un mouvement de résistance ouvrière internationale qui a surgi depuis 1968. La classe ouvrière internationale, malgré les difficultés à retrouver sa propre identité de classe indépendante, lutte toujours contre les attaques du capitalisme décadent.
Nous ne pouvons envisager un avenir favorable qu’en rejetant toute forme de nationalisme. Nous ne pouvons pas appréhender la lutte de classe si nous nous contentons de porter notre regard sur la seule “situation nationale”. Nous ne devons pas oublier que, depuis 2006, nos frères de classe en Europe, au Moyen-Orient et aux États-Unis, ont lutté contre la décomposition à travers des mouvements de solidarité (mouvement anti-CPE en France, des Indignados en Espagne, la lutte de classe en Grèce, le mouvement Occupy aux États-Unis). Nous devons également nous rappeler que des centaines de milliers de nos frères de classe en Chine ont lancé des grèves généralisées.
Nous devons persévérer dans la clarification théorique, le renforcement organisationnel et les interventions militantes pour préparer les futures luttes à un niveau international. Nous ne sommes pas nationalistes comme les différentes fractions gauchistes : nous sommes des prolétaires internationalistes.
Rappelons le dernier paragraphe du Manifeste du parti communiste : “Les communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils déclarent ouvertement que leurs objectifs ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent devant la Révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner !”
Internasyonalismo, juin 2016
1 Malgré la “protestation” initiale des maoïstes contre le programme économique néo-libéral en huit points du régime, ils sont tous unis dans le soutien au “boucher” Duterte. Pour preuve : il y a des représentants maoïstes au sein du cabinet Duterte.
2 Les régimes comme ceux de Chine, du Vietnam, de Cuba, qui prétendent être des pays “socialistes” sont également des versions du capitalisme d’État. Même les régimes capitalistes barbares d’Hitler (le nazisme), de Saddam Hussein et d’Assad, ont déclaré sans vergogne être “socialistes”. Aujourd’hui, une majorité de la population philippine croit encore que le Parti “communiste” des Philippines est une organisation communiste.
3 Pas fondamentalement différent du programme du CPP (Communist Philippine Party)-NPA (New People’s Army) pro-maoïste.
Les discussions autour du projet de loi sur le “mariage pour tous” en 2013 en France ont suscité beaucoup d’émoi, de postures, de grandiloquence et de sottises, et plus encore lorsque les “études de genre” furent brandies comme un argument décisif par un camp ou par l’autre. Puis les controverses passionnées, changeant d’objet, prirent un tour dramatique lorsque des milliers de réfugiés, chassés de chez eux par la misère et la guerre, vinrent frapper aux portes des pays développés, et lorsque se firent entendre les rafales de kalachnikov destinées à anéantir, à Paris des jeunes pour leur mode de vie, à Orlando des jeunes pour leur orientation sexuelle. La gauche, la droite, l’extrême-droite et l’extrême-gauche, toutes les familles de l’appareil politique de la bourgeoisie s’étripèrent sur la scène du théâtre médiatique – entre elles et à l’intérieur de chacune –, proclamant “je suis Charlie” ou encore “je ne suis pas Charlie”, redoublant de démagogie pour ne pas être en reste face à la concurrence.
Abandonnons le théâtre de la politique officielle et revenons aux questions de fond posées par le racisme et la xénophobie, le sexisme et l’homophobie, par toutes ces conduites sociales qui relèvent de l’aliénation humaine et qui peuvent aller jusqu’au meurtre. Comment expliquer un tel déchaînement de violence sociale, comment comprendre les préjugés qui en forment la base et qui semblent provenir d’un âge obscur et révolu ? Comment, face à ce type de problèmes, se prémunir contre la pensée idéologique que le système bourgeois diffuse abondamment pour masquer la réalité et accentuer les divisions qui affaiblissent son ennemi historique, la classe des prolétaires ?
Bien entendu, on peut deviner la cause profonde de ces phénomènes. Dans une société divisée en classes antagoniques, fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme et où la marchandise s’est imposée comme un tyran sur tous les plans de l’existence, y compris les plus intimes, une société enfin où l’État, ce monstre froid, domine et surveille chaque individu, il n’est pas étonnant que la violence sociale soit extrêmement élevée. Dans ce type de société, l’Autre, l’individu qui nous fait face, est d’emblée ressenti comme suspect, comme un danger potentiel, au mieux comme un concurrent, au pire comme un ennemi. Il est stigmatisé pour mille raisons, parce qu’il n’a pas la même couleur de peau, le même sexe, la même culture, la même religion, la même nationalité, la même orientation sexuelle. Ainsi, les multiples facettes de la concurrence qui se trouve à la base de la société capitaliste provoquent régulièrement la paupérisation, les guerres, les génocides, mais aussi, à une autre échelle, le stress, l’agressivité, le harcèlement et la souffrance psychologique, la mentalité pogromiste, la superstition, le nihilisme, la dissolution des liens sociaux les plus élémentaires 1.
Mais cette explication reste générale et ne suffit pas ; il faut encore identifier la dynamique qui génère ces préjugés et les actes qu’ils prétendent justifier, expliquer sa survivance et ses causes immédiates et lointaines. C’est une question qui concerne au plus haut point la classe ouvrière. Tout d’abord parce que, dans ses luttes, elle est sans cesse confrontée à la nécessité de rassembler ses forces, de se battre pour conquérir son unité. Le combat pour rejeter ou neutraliser les préjugés qui divisent ses forces, comme le racisme, le sexisme ou le chauvinisme par exemple, est indispensable et il n’est pas gagné d’avance. Ensuite parce que la perspective révolutionnaire portée par le prolétariat s’assigne comme but la construction d’une société sans classes, sans frontières nationales, c’est-à-dire la création d’une communauté humaine enfin unifiée à l’échelle mondiale. Cela veut dire que la révolution prolétarienne entend clore et conclure toute une période de l’histoire humaine où, depuis les premiers regroupements, mélanges et alliances au sein des sociétés primitives jusqu’aux luttes du xixe siècle pour l’unité nationale, chaque palier dans le développement de la productivité du travail a conduit à une révolution des rapports de production et à un élargissement de l’échelle de la société.
Si le prolétariat, en tant que classe historique dotée du projet communiste, en tant que représentant par excellence du principe actif de la solidarité, est déjà poussé par la pratique à dépasser ces divisions, le racisme, le sexisme ou la xénophobie restent pour lui un problème réel qui touche au facteur subjectif de la révolution. Les conditions objectives ne suffisent pas ; pour que la révolution soit victorieuse il faut encore que la classe soit en mesure subjectivement de mener jusqu’au bout sa tâche historique, qu’elle soit en mesure d’acquérir dans le cours même de son mouvement la capacité de s’unifier et de s’organiser, une volonté, une combativité et une conscience suffisamment développées, une profondeur théorique, une morale suffisamment ancrée, et, du côté de la minorité communiste, une réelle aptitude à donner des orientations politiques claires et convaincantes, et à se constituer en parti mondial dès que les conditions de la lutte de classe le permettent.
Le petit livre de Patrick Tort, Sexe, race et culture, peut nous aider à mieux comprendre ces questions et constituer un réel stimulant pour la réflexion des ouvriers les plus conscients. On connaît la rigueur scientifique de cet auteur 2, qui ne rend pas toujours aisée la lecture de ses livres, mais la volonté de rendre accessible à tous ce type de problématiques est clairement revendiquée ici. Conçu sous la forme d’un entretien, le livre est composé de deux parties : la première aborde la question du racisme et prend position sur la décision, prise récemment en France par plusieurs institutions étatiques ou scientifiques, d’abandonner l’utilisation du mot “race” ; la seconde aborde la question du sexisme et tente de définir les rapports entre le sexe et le “genre”. Toutes ces questions se trouvent au carrefour de la biologie et des sciences sociales, et ne peuvent trouver un début de clarification sans une critique des conceptions dominantes sur la “nature humaine”, sans une critique de la vieille opposition figée entre “nature” et “culture”.
Ici l’apport de Darwin est considérable. Dans le champ qui est le sien, la science du vivant, Darwin propose toute une série d’outils théoriques et une démarche scientifique qui permettent de construire une vision matérialiste du passage de la nature à la culture, du règne animal au monde social de l’Homme. Patrick Tort est à l’échelle internationale l’un des meilleurs connaisseurs de Darwin, dont il publie actuellement les œuvres complètes en français aux éditions Slatkine (Genève) et Champion (Paris). La publication du monumental Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, dirigée par lui, a permis de mettre à la disposition de tous un instrument inestimable. À travers la notion d’effet réversif de l’évolution, notamment, il a fortement contribué à rendre intelligible ce qui dans l’œuvre anthropologique de Darwin avait été occulté en raison de son contenu subversif 3. Ce combat reste d’actualité car on trouve encore des résistances devant les avancées fondamentales permises par Darwin. Il y a ceux qui, pour éviter les questions de fond, feignent la surprise : “Qu’est-ce que vous lui trouvez donc à ce Darwin ? S’agit-il d’un nouveau culte rendu à un scientifique à la mode ?” 4. Il y a ceux que Patrick Tort appelle les “jubilateurs précoces” qui, oubliant que Darwin n’était pas socialiste, qu’il était un homme de son temps et donc qu’il partageait une part de ses préjugés, agitent une citation, soigneusement isolée, comme un trophée censé disqualifier l’ensemble et la logique de l’œuvre 5.
Bien entendu, nous ne sommes pas forcément d’accord avec toutes les positions politiques induites par le texte de Patrick Tort. L’essentiel est ici de s’appuyer sur les apports de différentes disciplines scientifiques pour donner plus de chair, plus de clarté à des notions que, pour la plupart, le marxisme a depuis longtemps intégrées à son patrimoine théorique. Les grandes qualités de cet auteur, outre une méthode matérialiste rigoureuse, sont sa capacité de croiser les différentes disciplines, sa critique des idées reçues et du bon sens commun, produits aussi bien, selon sa terminologie, par “la droite libérale” que par “l’idéologie progressiste dominante”, ce qui le conduit à se tenir à l’écart du capharnaüm des médias, ces “grands appareils d’influence”.
L’apport fondamental de l’anthropologie de Darwin consiste dans une description cohérente et matérialiste de l’émergence de l’espèce humaine à travers le mécanisme de la sélection naturelle, qui permet aux individus présentant une variation avantageuse d’avoir une descendance plus adaptée et plus nombreuse. Sur le fond, le processus est le même pour toutes les espèces. Dans la lutte pour l’existence les moins aptes sont éliminés, ce qui aboutit, lorsque certaines conditions sont réunies, à la transformation des espèces par sélection prolongée des variations avantageuses, et à l’apparition de nouvelles espèces. Ce qui est transmis à la descendance, dans le cas des animaux supérieurs 6, ce sont non seulement les variations biologiques avantageuses, mais également les instincts sociaux, le sentiment de sympathie et l’altruisme, qui servent eux-mêmes d’amplificateurs au développement des capacités rationnelles et des sentiments moraux. Ce qui se passe avec l’Homme, c’est précisément que le développement de la sympathie et de l’altruisme vient contredire l’élimination des plus faibles et s’y oppose. La protection des faibles, l’assistance envers les déshérités, la sympathie à l’égard de l’étranger qui nous apparaît comme semblable malgré les différences dans la culture et dans l’apparence extérieure, ainsi que toutes les institutions sociales chargées de les encourager, Darwin appelle cela la civilisation. Tort en rappelle brièvement le contenu :
“Par la voie des instincts sociaux (et de leurs conséquences sur le développement des capacités rationnelles et morales), la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s’oppose à la sélection naturelle. C’est la formule simplifiée et courante de ce que j’ai nommé l’effet réversif” (p. 21). C’est une conception parfaitement matérialiste et dialectique. Un renversement s’est opéré dans le cas de l’apparition de l’Homme, qui de plus en plus adapte son milieu à ses besoins au lieu de s’adapter à lui, et se libère ainsi de l’emprise éliminatoire de la sélection naturelle : au début du processus c’est l’élimination des faibles qui prédomine ; puis, au cours d’une inversion progressive, c’est la protection des faibles qui finit par s’imposer, marque éminente de la solidarité du groupe. L’erreur originelle de la sociobiologie consiste à concevoir la société humaine comme une collection d’organismes en lutte ; elle postule donc une continuité simple entre le biologique (réduit à une hypothétique concurrence des gènes) et le social. Ce n’est pas le cas chez Darwin. Il y a bien chez lui une continuité, mais c’est une continuité réversive. En effet, le renversement que nous venons de décrire produit non pas une rupture entre le biologique et le social mais un effet de rupture. Cette notion permet de comprendre selon Tort l’autonomie théorique des sciences de l’homme et de la société, tout en maintenant la continuité matérielle entre nature et culture. C’est un rejet de tout dualisme, de toute opposition figée entre l’inné et l’acquis, entre nature et culture.
Les découvertes de Darwin, auxquelles on ajoutera l’effet réversif comme clé indispensable de compréhension de l’œuvre elle-même, représentent un véritable bouleversement de nos conceptions scientifiques sur l’apparition de la société humaine. En remettant en cause les certitudes anciennes (le fixisme) et l’apparente stabilité du monde vivant, et en adoptant la perspective de sa généalogie réelle, Darwin ouvrait des horizons nouveaux. C’est le même type de bouleversement qu’avait provoqué Anaximandre dans l’Antiquité grecque lorsqu’il remit en cause la conception dominante selon laquelle notre planète devait forcément reposer sur quelque chose. En réalité, affirmait-il, la Terre flotte dans le ciel et dans ce sens il n’y ni haut ni bas. En changeant simplement le regard porté sur la réalité sensible, Anaximandre ouvrait la voie à la découverte de la Terre comme une sphère – où les personnes qui vivent aux antipodes ne marchent pas la tête en bas – et à toutes les avancées scientifiques qui en découlent 7.
Les conséquences des découvertes de Darwin sont rappelées par Patrick Tort :
• La sélection naturelle n’est plus, à ce stade de l’évolution, la force principale qui gouverne le devenir des groupes humains ;
• “Autrement dit, si l’évolution a précédé l’histoire, l’histoire aujourd’hui gouverne l’évolution” (p. 19).
• “Il faut du biologique pour faire du social, mais d’une part le social ne saurait se réduire au biologique, et d’autre part c’est le social qui, du point de vue de l’Homme acteur et juge de son évolution, produit la vérité du biologique dans les capacités qu’à travers lui le biologique se révèle apte à dévoiler” (p. 17).
• Comme il existe une continuité (réversive) entre nature et culture, et comme “l’Homme historique n’a pas pour autant cessé d’être un organisme, l’évolution englobe ou inclut l’histoire” (p. 18).
Nous n’allons pas reproduire toute la fameuse citation du chapitre IV de La Filiation de l’Homme, mais seulement deux phrases qui sont fondamentales pour comprendre l’importance des conclusions de Darwin à propos de l’Homme parvenu au stade présent de la “civilisation” : “Une fois ce point atteint, il n’y a plus qu’une barrière artificielle pour empêcher ses sympathies de s’étendre aux hommes de toutes les nations et de toutes les races. Il est vrai que si ces hommes sont séparés de lui par de grandes différences d’apparence extérieure ou d’habitudes, l’expérience malheureusement nous montre combien le temps est long avant que nous les regardions comme nos semblables” (texte cité par Tort p. 23).
En lisant L’Autobiographie 8, que Darwin réservait uniquement à ses proches, on pourra constater qu’il avait parfaitement conscience de la nature révolutionnaire de ses découvertes, notamment du fait qu’elles remettaient en cause la croyance en Dieu, lui-même étant devenu athée. Mais il faisait preuve d’une extrême prudence pour éviter que, dans l’Angleterre victorienne si puritaine et religieuse, son œuvre ne fût mise à l’index. On retrouve dans ce passage la même vision profonde et révolutionnaire du devenir humain : les frontières nationales sont pour lui des barrières artificielles que la civilisation devra franchir et abolir. Sans être communiste, sans même envisager explicitement la destruction des frontières nationales, Darwin inclut de fait dans sa vision l’hypothèse d’une disparition du cadre national. Dans son esprit, la civilisation n’est pas un état de fait, elle est un mouvement constant et douloureux (“le temps est long avant…”), un processus continu de dépassement, qui, une fois atteinte l’unification de l’humanité, doit se poursuivre par le développement du sentiment de sympathie envers tous les êtres sensibles, c’est-à-dire au-delà de la seule espèce humaine.
Rapprochant la perspective forgée par Darwin et celle forgée par Marx, nous estimons quant à nous que c’est sur les épaules du prolétariat et de sa solidarité reconstituée que repose la lourde tâche de renverser la civilisation bourgeoise pour permettre le libre développement de la civilisation humaine.
Une autre conséquence importante est la façon dont nous pouvons concevoir la fameuse “nature humaine”. Nous connaissons l’erreur des socialistes utopiques. Malgré tous leurs mérites, ils étaient dans l’incapacité, du fait de l’époque qui était la leur, de définir quelles étaient les prémisses qui, dans la société bourgeoise, permettraient de bouleverser les rapports sociaux et de construire une société communiste. Il fallait donc inventer de toute pièce une société idéale qui soit conforme à la nature humaine comprise comme un critère absolu. Ce faisant, les socialistes utopiques reprenaient la vision dominante de leur temps, une vision idéaliste largement répandue encore aujourd’hui, selon laquelle la nature humaine est immuable et éternelle. Le problème, répond Marx, c’est que la nature humaine se modifie constamment au cours de l’histoire. En même temps que l’homme transforme la nature extérieure, il transforme sa propre nature.
La conception défendue par Darwin sur les rapports entre nature et culture nous permet d’aller encore plus loin qu’une simple vision abstraite d’une nature humaine éphémère, fluide. Il existe une continuité entre le biologique et le culturel, ce qui implique l’existence d’un noyau constant dans la nature humaine qui est un produit de toute l’évolution. Marx partageait cette vision. C’est ce qui ressort notamment de ce passage du Capital où il répond à l’utilitarisme de Jérémie Bentham : “Pour savoir, par exemple, ce qui est utile à un chien, il faut étudier la nature canine, mais on ne saurait déduire cette nature elle-même du principe d’utilité. Si l’on veut faire de ce principe le critérium suprême des mouvements et des rapports humains, il s’agit d’abord d’approfondir la nature humaine en général et d’en saisir ensuite les modifications propres à chaque époque historique” 9.
Même si les racines profondes de la nature humaine ont été reconnues, l’erreur d’interprétation commise par les socialistes utopiques reste encore dominante aujourd’hui. Patrick Tort met bien en évidence sa nature : “L’erreur n’est pas d’affirmer l’existence d’une “nature” dans l’être humain, mais de la penser toujours sur le mode d’un héritage tout-puissant qui le gouvernerait suivant l’intangible loi d’un déterminisme univoque et subi” (p. 83). Ce déterminisme univoque et subi est le propre du matérialisme mécaniste. Le matérialisme moderne, quant à lui, ajoute une détermination active comme l’avait bien compris Épicure avec sa théorie du clinamen. Dès sa thèse de doctorat, Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et chez Épicure, Marx avait reconnu cet apport considérable d’Épicure qui dépassait le réductionnisme présent dans l’atomisme de Leucippe et Démocrite et qui introduisait la liberté dans la matière. Cette liberté signifie qu’au sein de la nature rien n’est prédestiné, comme le prétendrait un déterminisme absolu, et il y a une place pour la spontanéité des agents. Elle signifie que pour les organismes qui ont acquis une certaine autonomie, “à l’instant t, je puis décider d’un acte, d’un acte contraire ou d’un non-acte sans le devoir à un ‘programme’” (p. 83).
Ce matérialisme actif – et non plus passif et subi –, défendu par Patrick Tort, conduit à cette définition qui devrait s’inscrire dans toutes les mémoires : “la “nature humaine” est l’incalculable somme de tous les possibles de l’humanité. Ou encore, sur un mode délibérément existentialiste : la “nature humaine”, c’est ce qui est entre nos mains” (p. 86).
Nous avons vu plus haut que la persistance du racisme, du sexisme et de la xénophobie sont les produits d’une société divisée en classes. Il est important de garder cela à l’esprit car il est ainsi possible de comprendre pourquoi la lutte du prolétariat, parce qu’elle est la seule qui puisse conduire à l’abolition des classes, inclut la lutte contre ces différents phénomènes. Alors que l’inverse est faux. Dès que l’antiracisme ou le féminisme prétendent mener une lutte autonome ils deviennent rapidement une arme contre la classe ouvrière et prennent leur place au sein de l’idéologie dominante. Il en est de même avec le pacifisme qui, lorsqu’il n’est pas explicitement relié à la lutte révolutionnaire du prolétariat contre le capitalisme en tant que système social, se transforme en une dangereuse mystification.
Mais il s’agit de problèmes réels pour le prolétariat et nous devons, avec Tort, affiner l’analyse. La xénophobie n’est pas simplement un rejet de l’autre chez qui l’on ne verrait que des traits de caractère totalement différents. C’est flagrant dans le cas du racisme, mais cela peut et doit s’expliquer autrement : “Le racisme est le rejet, sur un être que l’on extériorise, de ce que l’on hait le plus en soi” (p. 22). Fondamentalement, ce qui est rejeté chez l’autre, ce n’est pas le différent, c’est ce que l’on souhaite bannir de soi. “Dans sa version la plus extrême, le racisme doit donc se définir moins comme le simpliste “rejet de l’autre” que comme la négation du semblable dans le semblable à travers la fabrication d’un “autre” fantasmé comme vil et menaçant” (p. 23).
La personne ou la population visée ne représente pas un inconnu menaçant ; elle est considérée comme une menace parce qu’elle est précisément une partie de nous-mêmes, cette partie que nous considérons comme méprisable. Comme le dit Patrick Tort rappelant que juifs et chrétiens allemands vivaient ensemble depuis plus de seize siècles, c’est le plus proche semblable qui est ainsi la victime qu’il faut anéantir. Dans l’Ancien Testament, “Le rituel du “bouc émissaire” est un rituel expiatoire, qui en tant que tel extériorise la partie coupable de soi et la voue au démon et au néant symbolique du désert” (p. 28). Nous savons que la société bourgeoise a été très souvent le théâtre de pogroms ou de génocides et que la classe dominante en porte entièrement la responsabilité. Mais il faut élargir la compréhension et ne pas s’arrêter aux manifestations spectaculaires de ces phénomènes. Il faut percevoir à quel point la recherche d’un bouc émissaire et la mentalité pogromiste, avec la violence extrême qu’elles contiennent, sont ancrées dans le sol de la société capitaliste, où elles trouvent toujours de quoi se nourrir.
Si on relit le passage de La Filiation de l’Homme cité plus haut, on comprend mieux ce que veut souligner Darwin avec ces mots : “le temps est long avant que nous les regardions comme nos semblables”. Le principe même de la civilisation est le processus du développement de la sympathie c’est-à-dire de la reconnaissance du semblable dans l’autre. Comme la civilisation est le produit de la sélection naturelle avant d’en inverser la marche, le processus d’élimination de l’élimination (l’effet réversif selon Tort) est toujours en cours, et un retour en arrière est toujours périodiquement possible. Mais ce que nous avons dit plus haut interdit qu’on puisse parler d’une “nature humaine” encore primitive. “L’anthropologie influencée par Darwin n’a cessé d’user métaphoriquement d’un concept biologique pour interpréter, au sein de la civilisation, la réapparition des comportements ancestraux qui renvoient l’humain à ses origines animales : ce concept c’est celui du retour atavique, malheureusement inflationnel et galvaudé dans la psychiatrie héréditariste française du xixe siècle et dans l’anthropologie criminelle italienne qui s’en inspira, mais qui est néanmoins utile pour penser ce qui en nous demeure, à travers de possibles réaffleurements, la manifestation d’une ancestralité éminemment persistante” (p. 27).
L’argument le plus utilisé pour combattre le racisme consiste à expliquer que ce qui apparaît comme de grandes différences dans l’apparence extérieure des êtres humains est objectivement négligeable lorsqu’on se place aux niveaux génétique et moléculaire. On sait très peu de chose sur la “race”, car elle nomme en fait une pseudo-réalité, et ce que l’on en sait paraît suffire pour conclure à son inexistence. Il est donc ridicule d’être raciste. Cet argument est totalement inopérant, répond Patrick Tort. Si la recherche scientifique affirmait demain, grâce à de nouvelles découvertes, que les “races” existent biologiquement, est-ce que cela justifierait le racisme pour autant ? La faille de cet argument vient du fait que le racisme s’adresse à des phénotypes 10 (biologiques et culturels) et non à des génotypes 11 ; à des individus entiers avec leurs caractères observables et non à des molécules. Il est alors facile pour le conservatisme identitaire (Alain de Benoist, Zemmour, Le Pen) et pour tous les racistes d’en appeler au bon sens : les races sont une évidence que tout le monde peut voir, il suffit de comparer un Scandinave et un Indien.
Il est certain que l’utilisation non scientifique qui a été faite du mot “race” disqualifie totalement son usage et nous oblige tout au moins à l’encadrer de guillemets. Mais en réalité, les “races” existent bien, en tant qu’elles correspondent aux “variétés” qui distinguent des subdivisions identifiables au sein d’une espèce. Certes, c’est une notion très difficile à délimiter, elle n’est pas homogène, elle reste floue tout comme – et plus encore que – la notion d’espèce, parce que le vivant évolue sans cesse sous l’effet des variations incessantes et de la modification du milieu. Ainsi les espèces ne sont pas des entités pérennes mais des groupes que la classification range sous des catégories. Elles existent néanmoins. Darwin a montré que les espèces sont en transformation permanente, mais qu’il est possible, en même temps, de les distinguer car elles correspondent à une stabilisation – certes relative et temporaire si l’on se place à l’échelle des temps géologiques – imposée par la présence des autres espèces en compétition avec elles dans la lutte pour l’existence et par les besoins mêmes de la classification. Il y a, sous la régularité des formes spécifiques, une combinaison efficace par rapport à un milieu donné et à une niche écologique qui explique que les individus d’une même espèce se ressemblent. “Même s’il est entendu que dans l’histoire de la science des organismes, les divisions classificatoires n’ont qu’une valeur temporaire et technique, il y a encore un sens naturaliste à dire qu’il y a une seule espèce humaine, et que cette espèce, comme à peu près toutes les espèces biologiques, comprend des variétés. Dans la tradition naturaliste, “race” est un synonyme de “variété”” (p. 33).
Le racisme est un phénomène social, c’est au niveau social qu’il faut y répondre. De ce point de vue le passé colonial continue d’avoir des conséquences nuisibles et le prolétariat devra combattre fermement “une idéologie qui convertit des caractéristiques d’humains en signes d’infériorité native et permanente, ainsi qu’en menace pour d’autres humains” (p. 41).
La problématique est globalement la même pour la question du sexisme. Le sexe est une réalité biologique, mais le “genre” est quant à lui une réalité culturellement construite, et donc un devenir, un possible, qui reste ouvert. L’attitude radicale de certaines féministes ou de certaines “études de genre” qui veulent “dénaturaliser” le sexe est aussi stupide que celle consistant à nier la réalité des différences interraciales visibles. Le combat pour l’égalité sociale des hommes et des femmes, qui n’aboutira jamais dans le capitalisme, le combat pour la sympathie envers l’altérité, c’est-à-dire pour la reconnaissance de l’autre comme semblable malgré toutes les différences culturelles − tous ces combats sont au cœur de l’anthropologie de Darwin. L’éthique prolétarienne porte en elle tout cet héritage. C’est pourquoi la lutte pour le communisme n’est pas l’œuvre d’individus robotisés et indifférenciés et n’a rien à voir avec une négation des différentes cultures humaines, elle se définit comme l’unification dans la diversité, l’inclusion de l’autre au sein d’une association, d’une communauté qui a besoin de la richesse de toutes les cultures 12.
La critique du dualisme et l’exigence d’une continuité réversive entre nature et culture, entre biologie et société, nous a conduits à une définition rigoureuse de la nature humaine et à reprendre la notion darwinienne de civilisation comme processus toujours inachevé. Quelles conséquences pour la lutte révolutionnaire ? Au sein du capitalisme, cette lutte est avant tout une lutte pour l’émancipation du prolétariat, même si elle porte en elle l’émancipation de toute l’humanité. Le prolétariat doit se préparer à une guerre civile particulièrement difficile face à une bourgeoisie qui n’acceptera jamais de céder son pouvoir. Cependant ce n’est pas principalement par la force des armes que le prolétariat emportera la décision. L’essentiel de sa force tient dans sa capacité d’organisation, dans sa conscience de classe et surtout dans son aptitude d’une part à conquérir son unité, d’autre part à entraîner derrière lui toute la masse des couches non-exploiteuses, ou, au moins, à les neutraliser dans les périodes d’indécision sur l’issue du combat. Ce processus d’unification, d’intégration, va-t-il s’opérer automatiquement sous prétexte que l’Homme est un être social et que la nature humaine contient cet avantage évolutif représenté par la généralisation du sentiment de sympathie ? Bien sûr que non ! Mais les résultats et la démarche scientifiques exposés dans le livre de Patrick Tort confirment la vision marxiste de l’importance du facteur subjectif pour le prolétariat, en particulier de la conscience, des mentalités et plus globalement de la culture. Ils confirment la validité du combat de la Gauche communiste contre le fatalisme de la social-démocratie dégénérescente qui défendait la position opportuniste d’un passage graduel, automatique et pacifique du capitalisme au socialisme. Ils confirment que le devenir de l’humanité, c’est ce qui est entre les mains du prolétariat.
Avrom Elberg
1 Sur la nature de la violence au sein de la société bourgeoise, voir notre article, “Terreur, terrorisme et violence de classe”. Revue internationale, no 14, 3e trimestre 1978, ou notre site.
2 Voir les démonstrations qu’il en fait tout au long des 1000 pages de Qu’est-ce que le matérialisme ?, Paris, Belin, 2016. Il s’agit du dernier livre de Patrick Tort dont nous recommandons la lecture à ceux qui voudraient approfondir toutes les questions traitées ici.
3 Nous avons présenté le travail de cet auteur et la notion d’effet réversif de l’évolution dans l’article : “À propos du livre de Patrick Tort, L’Effet Darwin, Une conception matérialiste des origines de la morale et de la civilisation”. Voir Révolution internationale, no 400, avril 2009, ou notre site.
4 Sur France Culture, Jean Gayon, philosophe spécialisé en histoire des sciences et en épistémologie, ne craint pas la banalité en déclarant à propos de Darwin que “ce n’est ni Jésus, ni Marx” (La Marche des Sciences, émission du 4 février 2016 consacrée à “Darwin, sous les feux de l’actualité”).
5 Le Parti communiste international qui publie en France Le Prolétaire appartient incontestablement au club des “jubilateurs précoces”. On pourra le vérifier en lisant sa revue Programme communiste, no 102, février 2014. Dans une polémique visant le CCI, ce groupe, aveuglé par la légende d’un Darwin malthusien, réalise un véritable tour de force en confondant non seulement Darwin et le darwinisme social de Spencer, mais dans le même élan Darwin et la sociobiologie.
6 Par “animaux supérieurs” on entend traditionnellement en histoire naturelle les vertébrés homéothermes (c’est-à-dire à température constante), comme les oiseaux et les mammifères.
7 Voir notre article, “À propos du livre de Carlo Rovelli, Anaximandre de Millet. La place de la science dans l’histoire humaine”. Révolution internationale, no 422, mai 2011, ou notre site.
8 Charles Darwin, L’Autobiographie, Paris, éd. du Seuil, coll. Science ouverte, 2008.
9 K. Marx, Le Capital, Livre premier, septième section, chapitre XXIV : “Transformation de la plus-value en capital, V. – Le prétendu fonds de travail” (labour-fund), note (b), dans Œuvres, tome I, Paris, éd. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1963, p. 1117.
10 Phénotypes : en génétique, l’ensemble des caractères observables d’un individu.
11 Génotype : ensemble des gènes d’un individu.
12 La vision prolétarienne de la richesse des cultures, considérées comme un facteur positif dans le combat pour l’unité dans la lutte – en opposition totale avec le multiculturalisme et le communautarisme bourgeois qui reproduisent l’idéologie identitaire – est développé, avec de nombreux exemples historiques, dans notre article, “L’immigration et le mouvement ouvrier”, Revue internationale, no 140, 1er trimestre 2010, ou notre site.
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/ri460.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/files/fr/les_temps_modernes.jpg
[3] https://fr.internationalism.org/tag/7/287/terrorisme
[4] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201307/8012/mouvement-social-turquie-remede-a-terreur-d-etat-n-pas-democra
[5] https://fr.internationalism.org/tag/5/257/turquie
[6] https://fr.internationalism.org/tag/5/36/france
[7] https://fr.internationalism.org/files/fr/couleur_victoire_1_0.jpg
[8] https://fr.internationalism.org/files/fr/rodrigo-duterte_plyima20160508_0005_1.jpg
[9] https://fr.internationalism.org/files/fr/sexe_race1.jpg
[10] https://fr.internationalism.org/tag/30/487/patrick-tort