Soumis par Revue Internationale le
Plus que tous les chiffres et les savantes analyses, la lutte des ouvriers en Pologne face aux augmentations des produits de consommation que l'Etat a voulu imposer en 1980, est venue démontrer non seulement que les pays de l'Est n'avaient rien de socialiste, que l'exploitation sauvage de la classe ouvrière y est la règle, mais de plus que face à l'approfondissement de la crise économique en Europe de l'est, ce sont, comme partout ailleurs, les mêmes vieilles solutions bourgeoises qui sont employées, c'est-à-dire d'abord une attaque draconienne contre les conditions de vie de la classe ouvrière.
Les années 80 sont les années de vérité, et même si les mythes ont la vie dure, l'illusion du socialisme régnant à l'est s'effondre sous les coups de boutoir d'une crise qui fait des ravages, qui va en s'accélérant à l'est comme à l'ouest. La crise mondiale du capitalisme, par son existence même dans ces pays, trahit la nature réelle du système d'exploitation qui existe en URSS et dans les pays sous sa domination impérialiste.
LA FAIBLESSE DU BLOC RUSSE FACE A SON RIVAL OCCIDENTAL
Nous sommes aujourd'hui bien loin des rodomontades de Kroutchev qui, à la fin des années 50, dans une crise d'optimisme démesuré - au service de la propagande russe - croyait pouvoir annoncer que l'URSS allait rattraper bientôt les USA sur le plan économique, prouvant par là la supériorité du prétendu "socialisme" sur son rival "capitaliste" occidental. C'est le contraire qui s'est produit, c'est le Japon qui a rejoint l'URSS au rang de 2ème puissance économique de la planète. C'est le bloc de l'est qui s'est affaibli relativement à ses concurrents : les pays du CAEM (URSS, Pologne, RDA, Bulgarie, Roumanie, Tchécoslovaquie, Hongrie) ne représentent aujourd'hui que 15,7% de la production mondiale, alors que les USA à eux seuls font 27,2 % et que l'ensemble des pays de l'OCDE atteignent le chiffre écrasant de 65,1 % (chiffres de 1982).
Les chiffres montrent à l'évidence que ce n'est pas sur le plan économique que le bloc de l'est peut rivaliser avec l'ouest, la supériorité de ce dernier est sur ce plan écrasante. L'URSS ne peut maintenir sa place et celle de son bloc sur la scène mondiale qu'au travers de sa puissance militaire et pour cela il doit sacrifier sur l'autel de sa politique d'armement, sa compétitivité économique et celle de son bloc. Ainsi, alors que le budget du Pentagone représente 7 % du PNB des USA, pour l'URSS, les estimations varient de 10 à 20 % du PNB consacrés à l'effort militaire.
Dans ces conditions, alors que l'armée rouge prend sa ponction sur l'ensemble de l'économie du bloc, que les meilleurs produits, les meilleurs cerveaux sont utilisés dans la production d'armement, le reste de l'économie perd toute compétitivité vis-à-vis de la concurrence sur le marché mondial. Dans ces conditions, ce ne sont pas seulement les anciens traits de sous-développement qui perdurent de manière chronique, mais en plus l'ensemble du bloc qui sombre dans ce sous-développement, étouffé par le poids des secteurs improductifs, notamment militaire.
L'ACCELERATION DE LA CRISE DANS LES ANNEES 80
Les taux de croissance de l'économie des pays de l'est des années 70 sont aujourd'hui révolus. Ainsi, si l'URSS a pu maintenir une croissance relative au début des années 80, c'est grâce à sa position de leader du bloc, et à sa capacité de répercuter les effets de la crise sur ses alliés plus faibles; cependant cette croissance reste malgré tout en régression nette par rapport aux taux auxquels l'URSS avait pu nous habituer par le passé.
Taux de croissance de l’URSS :
1981 82 83 84
3,5 3,5 3 2,6
Quant aux autres pays du bloc, c'est à une véritable récession à laquelle nous avons assisté en ce début des années 80. Ainsi, la Pologne : si en 83, la croissance a été de 4,5 %, c'est après 3 ans de chute :
Croissance du PNB de la Pologne :
1980 81 82 83
-6 -12 -5,5 4,5
(Bulletin annuel pour l’Europe de l’Est)
Bien sûr le développement de la grève de masse en Pologne en 1980-81 a été un facteur important de cette chute de la production, mais ce n'est certainement pas le cas de la Tchécoslovaquie ni de la Hongrie qui ont connu une quasi stagnation.
Taux de croissance PNB
1981 82 83
Tchécoslovaquie -0,4 0 1,5
Hongrie 2,5 2,8 0,8
(F.M.I.)
Cette récession du bloc de l'est a exactement les mêmes causes que celle qui a frappé en même temps au début des années 80 le bloc occidental ; elle fait partie d'un même mouvement de récession mondial.
La chiite des exportations de produits manufacturés à l'extérieur du bloc a atteint de plein fouet les économies est-européennes. Alors que les échanges avec l'ouest représentent 57 % des exportations de la Roumanie, 35 % de celles de la Pologne, 50 % de celles de la Hongrie, la situation de saturation du marché mondial, et la concurrence exacerbée qui en découle, ont anéanti les espoirs des économies de l'est de rentabiliser les lourds investissements consentis dans les années 70. Le vieillissement de l'appareil productif, la mauvaise qualité des marchandises produites, le retard technologique qui s'aggrave, réduisent à néant tout espoir de redresser la situation, et la part des produits manufacturés tend à se réduire dans les exportations vers l'ouest, aux dépens des matières premières. Ainsi, en Pologne, les exportations industrielles ont baissé en 1981, 82 et 83, alors que les exportations charbonnières progressaient. Aujourd'hui, la structure des exportations de la Pologne vis-à-vis du monde occidental revient à ce qu'elle fût dans les années 50, c'est-à-dire que ce sont 30 ans de développement qui sont anéantis.
Cette chute de la croissance du bloc de l'est a été encore accentuée par l'austérité imposée par l'URSS qui contrôle les vannes d'approvisionnement énergétique et les livraisons en matières premières nécessaires à l'industrie des pays d'Europe de l'est. Plus qu'une grande puissance industrielle, l'URSS est avant tout une grande puissance minière, cela est explicite dans ses échanges avec l'ouest, représentés pour plus de 80 % d'exportations par des matières premières. Cela traduit le sous-développement relatif de l'URSS, même par rapport à d'autres pays de son bloc. Ainsi, en Tchécoslovaquie l'industrie manufacturière constitue 62 % du PNB contre 23 % seulement pour l'URSS. Pour maintenir le niveau de ses échanges avec l'ouest et récupérer ainsi les devises nécessaires à l'achat des produits technologiques qui lui font tant défaut, l'URSS a du augmenter ses ventes de pétrole dont le cours déclinait. Cela n'a pu se faire qu'aux dépens des livraisons à ses alliés. Ainsi, en 1982, la réduction des livraisons de pétrole à la RDA et à la Tchécoslovaquie de plus de 10 % a provoqué de sérieux problèmes à l'industrie, tandis qu'en 1985 le retard de livraison de pétrole et de charbon à la Bulgarie s'est traduit par une grave pénurie d'électricité devant la vague de froid du début de l'année.
L'EXEMPLE DE L'AGRICULTURE : SYMBOLE DE LA FAIBLESSE ECONOMIQUE DE L'URSS
En 1983, l'URSS a accumulé le plus fort déficit agricole mondial de tous les temps, plus de 16 milliards de dollars. Pourtant, l'URSS est la première puissance agricole du monde : 1er producteur de blé, d'avoine, de froment, de seigle, d'orge, de betterave, de tournesol, de coton et de lait, rien de moins, et pourtant l'agriculture est le talon d'Achille du bloc de l'est qui le met sous la menace de la famine. Sur ce plan, sa dépendance vis-à-vis de l'ouest s'accentue. La faillite du secteur agricole en URSS est tout à fait significative des maux dont souffre l'économie russe en général. Quand on apprend que la production de chars de combat est répercutée dans la comptabilité russe sous la catégorie de production de matériel agricole, on peut mesurer le gigantesque détournement qui se fait au profit de l'armée et aux dépens de la modernisation du secteur agricole.
Les rendements extrêmement bas traduisent l'archaïsme de l'agriculture des pays de l'est : en URSS, le rendement céréalier est de 1464 Kg à l'hectare, contre 4765 pour la France. En Roumanie, une vache laitière produit 1753 litres de lait par an, contre près du double en France, 3613 litres par an. Mais cette faible productivité voit ses conséquences considérablement aggravées par le manque d'équipement et par la lourdeur de l'appareil bureaucratique qui entrave le fonctionnement de l'économie. Ainsi, les récoltes de céréales pourrissent souvent sur pied faute de machines pour les moissonner, et quand elles sont moissonnées, il y a pénurie de silos pour les conserver. Et même quand cela est réalisé, d'autres obstacles apparaissent encore : les moyens de transport sont insuffisants, la paralysie bureaucratique pèse de tout son poids si bien qu'une part importante de la production de blé est gaspillée, souvent dans l'alimentation animale pour laquelle elle n'est pas le plus adaptée alors que le rationnement alimentaire sévit dans les villes. L'agriculture russe est un exemple du gigantesque gaspillage des forces productives qui sévit dans toute l'économie russe et montre clairement comment le développement de l'économie de guerre se fait aux dépens de l'ensemble de l'économie. Il y a de plus en plus de canons et de moins en moins de beurre. Mais ce gigantesque gaspillage pousse le capitalisme russe, comme son homologue occidental de manière encore plus nette dans des contradictions insurmontables.
UNE ATTAQUE REDOUBLEE CONTRE LES CONDITIONS DE VIE DU PROLETARIAT
La crise comme en occident s'est traduite au sein du bloc de l'est par la mise en place de programmes d'austérité draconiens, par une attaque sans précédent depuis les années 50 contre le niveau de vie de la classe ouvrière.
La suppression des subventions de l'Etat qui avaient permis jusqu'à la fin des années 70 de masquer l'inflation, s'est traduite par des hausses en cascades. En Pologne, les hausses de plus de 100 % sur les produits alimentaires ont provoqué l'explosion de luttes de classe qui a marqué pour les pays de l'est l'entrée dans les années 80, tout en montrant la réalité de l'inflation dans les pays de l'est. En Pologne, cette inflation a été de :
1980 1981 1982 1983 1984
10 % 21 % 100 % 25 % 10 %
Elle a été de 16,9 % en 1982 pour la Roumanie, tandis qu'en Hongrie les augmentations des produits alimentaires ont atteint 20 %, celles du charbon, du gaz et de l'essence 25 %, celles des transports de 50 à 100 %. Des économistes occidentaux estiment que chaque tranche de 10 % d'inflation par an équivaut à une baisse de 3 % du pouvoir d'achat. On peut apprécier dans cette mesure l'attaque qu'a subie le prolétariat d'Europe de l'est qui sur ce plan devient comparable à celle qu'ont subie les prolétaires d'Amérique Latine.
Le ralentissement actuel de l'inflation dans les pays de l'est ne signifie pour autant certainement pas un ralentissement de l'attaque contre les conditions de vie de la classe ouvrière, au contraire. L'extension de la durée de travail hebdomadaire à 6 jours en Pologne et en Roumanie, le développement, au nom de la lutte pour la productivité, de campagnes contre "l'absentéisme", "l'alcoolisme", le "hooliganisme", par Andropov et Gorbatchev sont venus justifier une répression et un contrôle accrus sur les lieux de travail. L'augmentation des cadences dans les mines en Pologne s'est traduite par un doublement des accidents du travail en 1982.
En URSS, la "patrie" des travailleurs, de 1965 à 1982, la durée moyenne de vie est passée pour les femmes de 74,1 ans à 73,5, et pour les hommes de 66,2 à 61,9 selon une étude de l'Office Mondial de la Santé (Genève); l'URSS quant à elle ne publie plus depuis longtemps ce genre de statistiques.
QUELLES PERSPECTIVES ?
La plongée de l'économie mondiale dans une nouvelle phase de récession qui s'annonce avec le ralentissement de la reprise américaine n'augure rien de bon pour l'économie des pays de l'est qui auront de plus en plus de mal à exporter.
De plus, la chute constante des investissements depuis le début des années 80, alors que 84 % des chantiers planifiés à la fin des années 70 restent inachevés en URSS, montre que l'avenir est sombre. Le bloc de l'est doit parer au plus pressé pour éviter la banqueroute : 27 % des investissements prévus dans son plan par l'URSS sont consacrés à l'agriculture déficitaire, tandis qu'en Pologne, les investissements consacrés aux machines et aux biens d'équipement sont passés de 46 à 30 %. La crise se traduit par un mouvement de désindustrialisation, de sous-développement, d'appauvrissement du bloc de l'est, qui ira encore en s'accélérant dans le futur.
Les années qui viennent vont voir d'autre part une difficulté de plus en plus grande de l'URSS à équilibrer sa balance commerciale, dans la mesure où le pétrole, qui constitue sa principale exportation, va se tarir dans sa partie européenne, sans que le relais des gisements sibériens puisse être assuré faute des capitaux nécessaires et de la technologie indispensable. Ce qui est en perspective, c'est une réduction des échanges avec l'ouest et un repli du bloc de l'est sur lui-même dans une fuite en avant dans l'économie de guerre.
Quant aux ouvriers, Gorbatchev annonce la couleur de ce qui les attend lorsqu'il déclare : "les traditions du mouvement stakhanoviste ne sont pas révolues (...) mais correspondent aux exigences de notre temps". Comme Staline, Gorbatchev remplace le capital qui lui manque pour investir et moderniser l'industrie, par le "capital humain", en n'ayant d'autre recours pour élever la productivité que d'intensifier et d'augmenter l'exploitation sous ses formes les plus brutales. Les bras des ouvriers remplacent les machines absentes. Mais une telle politique et l'aggravation du niveau de vie qu'elle implique est grosse de révolte et de luttes du prolétariat dans le chemin tracé par les ouvriers de Pologne en 1980.
Dans les pays de l'est, comme dans le reste du monde l'alternative est posée : socialisme ou barbarie.
JJ. 23/9/85