Thèses sur la situation en Espagne

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PRESENTATION

Depuis le moment où ces thèses ont été écrites (19-10-75) des événements politiques importants se sont produits en Espagne qui, sans remettre en cause les perspectives générales tracées par celles-ci, demandent qu'elles soient actualisées.

Les thèses situent une des causes de "l'incapacité de la bourgeoisie espagnole à se doter de moyens politiques adaptés à la tâche d'encadrement et d'affrontement du prolétariat autres que sanglants" dans "une paralysie à caractère quasi-religieux devant la personne de Franco, qui,, tant qu'il est en vie, constitue l'unique ciment et raison d'être des forces complètement anachroniques qui le soutiennent" (thèse n°5). L'agonie et la mort de Franco, en éliminant une des causes de la paralysie de la bourgeoisie espagnole ont débloqué la situation. Elles ont jeté dans un total désarroi ces: forces anachroniques mentionnées dans les thèses et qui se regroupaient en partie dans l'armée et surtout dans la police. Celle-ci, au cours de "l'in ter-règne", a essayé de compromettre toute perspective de "démocratisation", en se livrant à une répression systématique et en particulier en remettant en prison Marcelino Camacho, dirigeant stalinien des commissions ouvrières, quelques jours après sa libération. Mais c'était là le chant du cygne.des "ultras". Ceux-ci se sont laissés lier les mains par le maintien de Arias Navarro à la tête du gouvernement et ont dû recevoir sans broncher une mise en garde solennelle du ministre de l'intérieur, le nouvel "homme fort" du régime, Fraga Iribarne : "Que m'entendent bien ceux qui s'attribuent des fonctions, que personne ne leur reconnaît, de gardiens pour leur propre compte et de leur propre chef; nous n'aurons d'autres amis ni d'autres ennemis que ceux de l'Etat" (20 Déc.)

La mort de Franco vient donc nuancer la perspective tracée dans la thèse n°10 : "Malgré la "prise en charge" de la situation espagnole par la bourgeoisie mondiale, il est peu probable que la transition en Espagne puisse encore se faire dans le calme". Aujourd'hui, forte de l'appui de toute cette bourgeoisie mondiale (à preuve 1' afflux au couronnement de Juan Carlos de chef s d'Etat qui avaient 'manqué" les obsèques de Franco) et particulièrement de la bourgeoisie américaine, la bourgeoisie espagnole a enfin mis sur rails, après deux tentatives infructueuses à la fin des années 60 et au début de 74, le délicat processus d'ouverture ("apertura") qui doit lui permettre d'aboutir à une "véritable démocratie". Et qu'elles soient au gouvernement ou dans l'opposition, les principales fractions de cette bourgeoisie font tout leur possible et de façon concertée (cf. le diner en tête à tête le 15 décembre de Fraga Iribarne et de Tierno Galvân, un des dirigeants de la Junte Démocratique) pour que cette transition se fasse dans le calme.

Ainsi, la politique des "petits pas" vers la démocratie menée par le gouvernement actuel a un double objectif :

-        assurer "une continuité suffisante dans les structures étatiques pour éviter une désorganisation et des bouleversements comme ceux du Portugal

-        permettre que le mécontentement et la combativité du prolétariat soient dévoyés vers un "approfondissement" et une. accélération de la démocratisation.

L'opposition, de son côté, s'est unifiée sur la base d'un tel dévoiement des luttes ouvrières. Le chef du PSOE, Felipe Gonzalez ne se gêne pas pour déclarer : "Le pays veut la démocratie sans la violence, c'est pourquoi nous  sommes prêts à un compromis. Il faut faire un effort de réalisme" (L'Expansion, Déc. 75). Les thèmes vers lesquels la gauche peut tenter de détourner la combativité de la classe ne manquent pas et ils seront probablement tour à tour tous utilisés l’amnistie, liberté de la presse, "droit" de grève, suffrage universel, référendum constitutionnel, etc.

Et quand tous ces thèmes auront été usés il lui restera encore 1'épouvantail du "retour du fascisme". En Espagne, comme partout ailleurs, la gauche au pouvoir ne se privera pas de dénouer les ouvriers en lutte comme "agents du fascisme", de la "réaction", de la "droite" etc., afin de pouvoir mieux les réprimer, C'est en ce sens  que les présentes thèses gardent toute leur actualité. 

PERSPECTIVES

1   — Avec des taux de croissance de plus de 10% au cours des années 60, 1’économie espagnole est après celle du Japon celle qui a su le mieux profiter des dernières possibilités offertes par la reconstruction d’après-guerre. Ces progrès spectaculaires en ont fait en peu d"'années une des économies d'Europe les plus modernes et concentrées tout  en laissant en vie toute une série de secteurs archaïques dans 1'agriculture, le commerce, l'artisanat et la petite industrie. Jointe aux structures politiques rigides du franquisme, la persistance de ces secteurs archaïques' a été la cause de l'apparition de tensions et de contradictions que le développement de la crise mondiale met aujourd'hui à nu.

2   — Enfant prodige de l'économie européen ne, le capitalisme espagnol tend aujour­d'hui à devenir un de ses parents pauvres. Avec une baisse de la production industrielle de 8 % une inflation de presque 20 %, et un doublement du chômage, l'Espagne est entrée cette dernière année de plein pied dans la crise* L'existence d'une forte émigration dans les pays plus développés également frappés par la crise et la place importante du tourisme dans l'économie espagnole ont contribué de manière très sensible à l'aggravation de la situation de celle-ci .

3   — Riche d'une tradition ancienne de combativité et de solidarité, payant le boom de "son" économie nationale  par une exploitation féroce, le prolétariat espagnol s'est lancé, dès les premières agressions de la crise, vers la fin des années.60, dans des luttes très dures et résolues. Celles-ci ont atteint leur point culminant pendant l'hiver 74-75, quand ce sont des concentrations industrielles ou des provinces entières qui ont participé à des mouvements souvent violents et qui ont placé le prolétariat espagnol, malgré la répression systématique qu'il doit affronter, au premier rang mondial pour les grèves.  L'aggravation très importante des conditions de vie des travailleurs depuis l'hiver dernier, aggravation liée au déferlement de la crise, ouvre la perspective d'affrontements considérables entre ce prolétariat et sa bourgeoisie0

4 — Pour faire face à cette perspective de luttes, la bourgeoisie espagnole est particulièrement démunie :

         Le régime actuel est honni par les populations ouvrières qui voient en lui le symbole de leur écrasement de 36-39, et de leur répression ultérieure. Il ne présente aucune possibilité de mystification et de détournement "de l'intérieur "des luttes.

         Ce régime est complètement caduc, sénile et incapable de se réformer par lui-même pour affronter la nouvelle situation; en particulier, après plusieurs tentatives, il s’est avère incapable d'assurer une transition "institutionnelle" vers la démocratie pourtant appelée par les vœux d'une partie croissante de la bourgeoisie et qui est seule capable de détourner la lutte de classe La violence aveugle avec laquelle le régime franquiste a frappé les militants gauchistes du FRAP et de l'ETA est la manifestation de l'impasse mortelle dans laquelle il se trouve. Sa fin imminente le fait ressembler à une bote aux abois.

5— L'incapacité de la bourgeoisie espagnole à se doter de moyens politiques adaptés à la tâche d'encadrement et l'affrontement du prolétariat, autre que sanglent, réside dans plusieurs causes :

         Une paralysie de la bourgeoisie face aux mesures urgentes que la situation impose, occasionnées par la peur de réveiller les démons qui sommeillent. En d'autres termes, la menace prolétarienne est devenue trop forte pour que la bourgeoisie prenne en charge les mesures capables de l’affronter.

         Une paralysie à caractère quasi-religieux devant la personne de Franco, qui, tant qu'il est en vie, constitue l'unique ciment et raison d'être des forces complètement anachroniques qui le soutiennent.

         La relative faiblesse des partis politiques démocratiques, faiblesse liée à la situation encore partiellement ... arriérée ce l'économie espagnole et aux 36 années d'illégalité dans laquelle sont restés ces partis.

6  — Contrairement au Portugal, l'armée ne peut constituer en Espagne un levier de transformation politique dans la mesure où cette force sociale ne constitue pas la seule force sociale organisée au sein d'un capitalisme relativement développé et puissant.

        n'est pas une armée coloniale confrontée à une situation lui permettant de prendre conscience des intérêts véritables du capital national.

        recrute ses cadres dans les catégories sociales les plus proches du régime, compte tenu de son rôle limité au maintien de l'ordre intérieur.

— constitue le meilleur soutien du régime et que le maintien de son  poids prépondérant au sein de l'Etat comme le maintien des privilèges du personnel militaire en service actuellement sont liés à la survie de  ce régime.

En ce sens, les mouvements de contestation qui  se développent au sein de l’armée espagnole, même s'ils sont utilisés par la bourgeoisie pour développer le mythe d'une "armée démocratique", comme c'est leur seule fonction,  sont condamnés à conserver un rôle politique secondaire et ne peuvent en aucune façon jouer un rôle semblable à celui du "mouvement des capitaines".

C'est pour ces mêmes raisons que les Partis démocratiques classiques et particulièrement ceux regroupés derrière la "junte démocratique" sont appelés, malgré leur relative faiblesse, à jouer un rôle important, plus qu'au Portugal, ainsi par conséquent, que les formes classiques d'encadrement et de mystification de la classe,  syndicats et élections. En ce sens, les cartes gauchistes seront probablement utilisées Plus tard qu'au Portugal et assumeront pour un bon moment, plutôt que de relève, un rôle de rabatteurs pour  la gauche classique.

7  - Une autre différence avec le Portugal réside dans la position de ces deux pays sur l'échiquier international, et particulièrement dans le domaine de la lutte de classe. Par le poids de son industrie, de son prolétariat, de la combativité de celui-ci, par sa position géographique beaucoup plus proche des centres vitaux eu capitalisme européen, l'importance de la situation en Espagne est beaucoup plus grande que celle du Portugal.

Cette dernière avait essentiellement une valeur de champ de manœuvre et d’expérimentation des différentes solutions de rechange de la bourgeoisie face à la crise et aux luttes ouvrières. Au même titre que la Russie de 1917, parce que c'est un des "maillons faibles" du système, l'importance du développement de la situation en Espagne dépasse de loin celle d'un exemple pour acquérir un poids effectif et décisif sur le développement de la lutte de classe dans le reste de l'Europe.

8   — Le rôle fondamental de la situation en Espagne sur le terrain international de l'affrontement entre classes et l’incapacité de la bourgeoisie espagnole à faire face aux nécessités objectives de la défense de ses intérêts (incapacité qui s'est manifestée en particulier par les cinq exécutions du 27 septembre) ont conduit la bourgeoisie mondiale à prendre en charge elle même la "régularisation" de la situation espagnole.

L'histoire enseigne que le seul moment où les différentes bourgeoisies nationales peuvent laisser de côté leurs rivalités économiques et impérialistes, c’est quand leur propre existence est mise en cause par la lutte de classe.

C'est ce qu'aujourd'hui les différentes fractions nationales de la classe bourgeoise, fortes de leur expérience passée, sont en train de réaliser de façon préventive par rapport à l'Espagne en prenant des mesures effectives de pression sur ce pays (décisions de la CEE) et en orchestrant de grandes campagnes de dénonciation de son régime politique.

Encore plus qu'elles ne servaient à défouler le mécontentement des travailleurs européens et à détourner leurs luttes, les récentes campagnes antifascistes avaient pour fonction de signifier à la bourgeoisie espagnole le soutien assuré par la bourgeoisie des autres pays aux fractions démocratiques, comme seules aptes à faire face aux besoins politiques du capital en Espagne et dans le reste de l'Europe.

9   — Dans ces grandes manœuvres du capital il n'est pas surprenant de retrouver, aux côtés du Pape, de la gauche traditionnelle et des gaullistes comme Alexandre Sanguinetti, ces éternels jusqu’'auxboutistes des causes anti-prolétariennes que sont les gauchistes parmi lesquels les anarchistes font autant de bruit que le leur permettent leurs faibles forces.

Plus tragique est le fait que le désespoir de certains éléments de la petite-bourgeoise et même du prolétariat les mette à la merci des menées contre-révolutionnaires du FEAP et de l'ETA ou autres mouvements nationalistes, qui les utilisent comme instruments d'un terrorisme qui d'une part constitue un moyen de dévoiement de la lutte de classe , d'autre part permet de justifier  une répression sanglante , et enfin: fournit en martyrs frais ,1a propagande répugnante de la gauche et des gauchistes; propagande d' autant plus répugnante que la tâche à laquelle elle est attelée n'est autre que la préparation des équipes ministérielles qui auront pour tâche d’assurer un éventuel massacre du prolétariat espagnole,

10 — Malgré la "prise en charge" de la situation 'espagnole par la bourgeoisie mondiale (y compris celle des USA par Allemagne et Hollande interposées) il est peu; probable que la transition en Espagne puisse encore se faire dans le calme. C'est donc "à chaud", particulièrement comme produit des luttes ouvrières que les partis démocratiques et particulièrement la junte du même nom accéderont au pouvoir. Dans  une telle situation, il est également probable qu'une très grande violence se développera contre les tenants de 1’ancien régime, violence qui sera prise en charge par la gauche, et les gauchistes; au nom encore une fois de l'antifascisme, ils essaieront de polariser le prolétariat.sur un terrain bourgeois et de le détourner de ses luttes.

11 — Comme en 1936, en raison des violences, qui s'y préparent, et de la situation historique de laquelle elle sort, l’Espagne est appelée à constituer à nouveau un des thèmes principaux de dévoiement des luttes, du prolétariat européen. Les actuelles campagnes antifascistes, bien que pour le moment elles aient surtout pour fonction d'aider la bourgeoisie espagnole a se débarrasser d'un régime inadapté aux besoins du capital, font partie des préparatifs bourgeois pour renforcer le mythe qu'elle utilisera à fond au plus chaud des affrontements de classe : celui de "la menace fasciste".

La différence avec les campagnes de 36, c'est que les présentes ont surtout pour fonction d'entraver un développement ascendant de la lutte prolétarienne afin de mieux pouvoir la réprimer le moment venu, alors que les précédentes se situaient après 1’écrasement du prolétariat mondial et avaient pour tâche de mobiliser celui-ci dans la guerre impérialiste. En  1925, en face d'un  prolétariat complètement désemparé, le fascisme avait une existence réelle et cela permettait d’autant mieux l'embrigadement de la classe prolétarienne. Aujourd'hui la  "menace fasciste" doit être construite de toutes pièces et un prolétariat en plein réveil aura beaucoup plus de difficultés à avaler une telle couleuvre, mais le relatif succès avec des conditions moins propices de la mystification antifasciste autour du Portugal, montre qu'il ne faut pas négliger celle qui se développera autour de l'Espagne.

12 — Dans cette perspective, les .révolutionnaires doivent mettre au premier plan de leur activité la dénonciation la plus claire et systématique possible de la mystification antifasciste. Ils doivent; dénoncer 1a gauche candidate au rôle de bourreau du prolétariat et particulièrement les chiens de garde gauchistes, qui essai et essaieront de la battre sur son terrain dans l'hystérie antifasciste. Ils doivent, pour leur part, veiller à ne faire aucune concession aux campagnes antifascistes et affirmer clairement la fonction contre-révolutionnaire de tous les courants politiques qui, même de façon critique, participent et participeront à ces campagnes.

REVOLUTION INTERNATIONALE  19. 10. 1975.

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