La publication du "Capital" de Marx en manga est une réponse à un besoin dans la classe ouvrière

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 Vignette illustrant ce qu'est l'argent selon le manga "Karl Marx - Le Capital", éd Soleil Manga – Demopolis.

 

De curiosité destinée à la jeunesse des années 1980 fan de « Goldorak » et autres « Dragonball Z », le manga est devenu un véritable phénomène culturel. A tel point que toute une génération et la suivante en ont fait leurs lectures préférées et des signes de ralliement sociaux, au grand dam de nombreux parents et enseignants désespérant de voir cette « génération manga » ouvrir un jour un "vrai" livre sans images ! La simplicité du dessin, celle des textes (réduits le plus souvent à des onomatopées), le tout lu de droite à gauche pour ajouter au charme de l’exotisme, ont fait l’universalité des mangas, dans une période de désocialisation et d’abaissement généralisés de l’alphabétisation, alliée à la perte de goût pour la lecture qui gagne toutes les couches de la société. Yusuke Maruo dirige chez l'éditeur East Press la collection « Tout lire en bande dessinée », spécialisée dans la reprise de grandes oeuvres (Dante, Machiavel, Dostoïevski, Kafka, Bouddha, etc.) comme de textes au lourd passé tel que « Mein Kampf » d'Hitler. Outre la fiction, la violence ou la pornographie auxquelles, hors de l'archipel japonaise, on réduit trop souvent le manga, le genre permet de diffuser une masse d'informations et de connaissances.

Surfant sur l’inquiétude et les réflexions grandissantes générées dans la classe ouvrière, et dans sa jeunesse, par la crise de 2007, cet éditeur a réussi le tour de force de faire un manga de cette œuvre majeure de Karl Marx et de Friedrich Engels qu’est Le Capital . Vingt ans et plus de recherches et d’écriture, quatre livres divisés chacun en plusieurs volumes, plus de 3000 pages, se trouvent condensés en deux volumes de dessins faisant 190 pages.

Ce n’est pas un hasard si cette publication apparaît au Japon d’abord. D’abord car c’est la terre natale du manga. Mais aussi parce que le Parti communiste japonais a dépassé les 400 000 adhérents en 2008 et qu'il en gagne 1000 par mois depuis, avec un élan de syndicalisation grandissant chez les jeunes Japonais. La formule a largement fait florès au Japon, où ce manga s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires depuis sa parution.

Un tel engouement pour ces « vieux » Marx et Engels, voués régulièrement aux gémonies, régulièrement dénoncés comme les annonciateurs du futur stalinisme par nombre de philosophes et autres « théoriciens » socio-politiques, n’est pas anodin. Il est d’abord directement issu de la crise des subprimes de 2007 et de l’incapacité de la bourgeoisie et de ses économistes à donner une explication satisfaisante de cet évènement qui a jeté des dizaines de millions de personnes à la rue et dans la misère, partout dans le monde. On nous a répété qu’au fond, c’était la faute à « pas de chance », mais que la production allait repartir. Ce qui n’est pas le cas. Aussi, il existe une quête profonde dans l’ensemble de la classe ouvrière mondiale et dans sa jeune génération à essayer de comprendre et à se donner des perspectives en-dehors de ce système d’exploitation qui montre chaque jour son incapacité à satisfaire les besoins humains les plus élémentaires. Ce manga sur Le Capital s’efforce de répondre à ce besoin. Un éditeur français, « Soleil Manga », s’en est même emparé avec l’édition de 50 000 exemplaires, ce qui pourrait paraître d’autant plus étonnant que le fondateur de cette édition est aussi propriétaire du Racing Club de Toulon, milieu du sport qui ne milite pas en général pour l’émancipation politique des masses. C’est parce que l’intérêt pour Marx et le marxisme n’est pas question d’élévation de la conscience collective pour un patron quel qu’il soit, eut-il l’âme « socialiste », mais parce que c’est un marché. Comme l’était dans les années 1960 et 1970 le marché des œuvres de Mao, de Staline, mais aussi de Marx et d’Engels, pour nombre d’éditeurs maoïstes comme les éditions Maspéro1 ou de libraires trotskistes comme la Fnac2.

Pour ce qui est du manga, le résultat est assez étonnant. Contre toutes les méchantes attentes des vieilles barbes prévoyant une vulgarisation pitoyable et fausse du Capital, le résultat, malgré quelques notes surprenantes comme Marx présenté sous la forme d’une sorte d’archange venu prêcher depuis le ciel, ou encore Engels appelant Marx « Monsieur », est assez étonnant de justesse.3

 

Dans le Tome 1, le lecteur suit l’aventure de Robin, jeune fromager fils d’artisan, qui quitte l’entreprise familiale pour fonder une usine de fromage grâce aux subsides d’un jeune loup financier plein aux as qui lui prête l’argent nécessaire à la fondation de son entreprise. En pleine révolution industrielle, ce qui n’est pas dit dans le manga car il s’agit du 19e siècle, le jeune fromager passe donc d’une fabrique artisanale et familiale à une petite usine aux grandes ambitions. Robin découvre les responsabilités et les tracas d'un jeune patron, la nécessité de composer entre la qualité du produit, les délais de fabrication, la masse salariale. Il doit faire face à son investisseur qui le pousse à toujours plus exploiter ses ouvriers, afin de produire toujours plus et à moindre coût, donc à augmenter les cadences et travailler plus longtemps. Se greffe sur cette trame le « surveillant » (traduire « contremaître ») de l’usine, brute débile qui matraque les ouvriers et que Robin tente de calmer dans un premier temps avant de se résigner à le laisser cogner car c’est de ce garde-chiourme que dépend la productivité. Harangués par l’un d’entre eux qui prend conscience que les patrons tirent leur profit de la partie de leurs salaires non payée, les ouvriers esquissent une vague révolte (durant trois/quatre pages) qui est matée par la police et tout rentre vite fait dans le rang. Ce que l'on en retient, en laissant de côté l’aspect plutôt moralisateur et manichéen de l’ouvrage, c’est que le capitalisme est en effet inhumain car il réduit des individus de façon massive à la misère et qu’il exploite leur force de travail comme aucun système ne l'avait jamais fait auparavant.

L’exemple mis en exergue d’un petit patron comme Robin montre aussi que ce n’est pas parce qu’il est un salaud (il veut seulement devenir riche) qu’il est un exploiteur mais parce que c’est la logique du système capitaliste. Et s’il ne suit pas cette loi, il se fait écraser par la concurrence et n’a plus pour perspective que de mettre la clé sous la porte avec les dettes à payer pour sa faillite. En revanche, les "salauds" sont les investisseurs et, on le verra dans le 2e tome, le banquier. Mais ça, c’est pour la galerie « actuelle ».

 

Le Tome 2, plus théorique, voit Friedrich Engels s’adresser directement au lecteur dans une sorte de cours magistral illustré. Au moyen d’exemples vivants, y sont expliquées la « valeur d’usage », la « valeur d’échange », la « valeur étalon » (l’argent) et la « plus-value » qui « s’obtient grâce au travail du prolétariat », puis la surproduction et enfin les crises capitalistes. Il s’agit là d’une vulgarisation du langage économique qui est expliquée de manière assez claire et simple mais sans être trop réductrice, avec pour support pédagogique des situations compréhensibles et qui ne sont pas falsificatrices de la pensée marxiste.

Dans cette deuxième partie est assez bien vu et résumé le processus qui mène à la crise. La compétition entre patrons entraîne l’achat de matériels comme des machines plus modernes qui coûtent plus cher et contraignent à exiger plus de productivité de la part des ouvriers et une baisse de leurs salaires en termes réels. D’autre part, la compétition entre capitalistes pousse à la surproduction et à la saturation des marchés. Le tout provoque la crise économique avec la fermeture des usines et le licenciement des ouvriers et la mise au tapis d’un certain nombre de capitalistes. C’est cette logique implacable selon laquelle le capitalisme ne peut mener qu’à la crise qui est clairement affirmée : « Le but du jeu pour les capitalistes est d’arriver à profiter au maximum des travailleurs pour générer le plus de profits possible ! Et pour réussir à dépasser la concurrence, ils produisent toujours plus de nouvelles machines (…) Mais c’est à cet instant précis que le capitalisme montre son visage contradictoire [car] les machines représentent un capital constant qui n’engendre pas de valeur ajoutée » et donc fait baisser « le taux de profit [et la] rentabilité », alimentant d’autant plus la concurrence et la compétition sur toute la planète et avec elles les crises.

Ce 2e tome s’achève sur un appel de Marx, qui monte au ciel en compagnie d’Engels avec une auréole sur la tête (!!!) : « l’ombre néfaste du capitalisme recouvre la planète entière. Cette ombre provoque des effets dévastateurs (…) Pour les capitalistes, tout se vend, tout s’achète, tout est bon pour faire du profit. (…) Laissez donc parler ceux qui ne voient pas la réalité en face ! Mais vous, prenez le chemin de la justice ! Remettez en cause le capitalisme »

Ce ne sont donc pas quelques exploiteurs avides qui sont désignés, mais le système lui-même dans son entièreté qui mène à la catastrophe permanente.

Cependant, manque à cet appel la réelle perspective révolutionnaire qui ne peut réellement prendre corps qu’avec la conscience que les crises finissent par mener à la faillite générale du système capitaliste et avec la conscience de l’alternative marxiste « Socialisme ou barbarie ». Cette dernière est non seulement absente mais le manga, par la bouche de Marx, présente les crises comme une cure de jouvence dure mais utile : « Il est indéniable que dans les sociétés capitalistes… les paniques et les crises économiques sont monnaie courante… mais n’allez pas blâmer les crises ! En effet, ce sont elles qui vont rétablir l’équilibre entre l’offre et la véritable demande. Mais après quels dégâts ? » Au bout du compte, le capitalisme auto-régule en quelque sorte ses crises et de façon infinie. Ceci a une implication fondamentale : que la révolte contre ce système ne peut pas être une révolution mais jamais qu’une réaction contre l’injustice, contre l’exploitation, etc., une sorte de volonté morale « d’assainissement » ou de « réforme » sans réelle perspective de dépassement et d'abolition du capitalisme. Or, depuis bientôt un siècle, ce système est en décadence et montre tous les jours des expressions de sa faillite généralisée, à travers les crises, mais aussi à travers les catastrophes en série et tous les aspects de la vie quotidienne qui vont en s’aggravant de façon accélérée, même dans les pays « riches ».4

On pourrait difficilement reprocher ce manque à cette édition, qui a fait par ailleurs un énorme travail. En revanche, et pour la bonne bouche, il y a la préface de l’édition française, signée… Olivier Besancenot. Cool, tutoyant d’emblée le lecteur, dans l’ensemble de bonne facture, de toute évidence au fait du Capital, on peut même y lire : « Ainsi, le système capitaliste produit plus, sans plus parvenir à vendre sa production. C’est la marque des crises de surproduction, telles que nous les connaissons aujourd’hui. » Quelle lucidité ! Besancenot se revendique même de Marx : « Marx est le fondateur de la première association internationale des travailleurs dont le but était de renverser le capitalisme et d’établir le socialisme. » Et c’est là que le bât blesse. Car le NPA, dont le leader se revendique de la nécessité de la révolution sur la base d’une compréhension marxiste des lois du capitalisme « dont les crises à répétition désagrègent toujours la société plus de 140 ans après sa parution (du Capital) », et en accord avec ce manga qu’il ne s’agit pas de « méchanceté » ou de « cupidité » en soi des patrons, ne cesse de rabâcher qu’il faut « réformer » ce système ; qu’il faut un « capitalisme à visage humain », « plus juste », qu’il faut pour cela « nationaliser », rendre l'Etat plus social… Bref, c’est ce qui s’appelle avoir deux discours, celui du racoleur de foire qui dit qu’il vous en vend deux pour le prix d’un et vous en prend en définitive le double : à l’instar du capitaliste qui prétend payer le salaire à juste valeur et qui en tire en catimini la plus-value nécessaire à sa survie.

Mulan (24 février)

 

1Où le cassage de gueule était la coutume pour ceux qui volaient un « Petit Livre Rouge » dans les rayons… pour le « respect » de la pensée de Mao.

2 Ce sont les nervis trotskistes qui faisaient là leur office de tabasseurs de voleurs de livres. Vous savez, la Fnac « Agitateur de curiosités »...

3 Il a d’ailleurs la qualité de pouvoir être lu de gauche à droite, contrairement à la « coutume », ce qui n’est pas négligeable pour toucher un plus large public, et rassembler éventuellement les différentes générations.

4 C’est d’ailleurs une des faiblesses de ce manga de faire apparaître en message plus que subliminal la distinction entre pays pauvres exploités et pays peuplés de « nantis ».