Soumis par Révolution Inte... le
Dans RI no 409 (février 2010), nous avons écrit un article sur “le suicide et la souffrance au travail”. Nous avons également organisé une série de réunions publiques autour de ce thème fortement marqué par une actualité récente. En reprenant ici les éléments essentiels d’un article déjà publié dans notre Revue internationale (no 86, 3e trimestre 1996) (1), nous entendons montrer que la souffrance au travail n’est pas une fatalité et que le travail peut aussi être une source de plaisir dans une société future débarrassée des rapports d’exploitation, où l’homme ne sera plus considéré comme une marchandise contraint de vendre sa force de travail. Il est clair que nous rejetons également avec force et indignation toute idéologie productiviste ou stakhanoviste développée et glorifiée par les diverses formes de l’exploitation capitaliste.
Le marxisme commence par la compréhension que le travail est “l’acte d’autogenèse de l’homme”, comme l’écrit Marx dans les Manuscrits économiques et philosophiques où il porte cette découverte au crédit de Hegel, même si ce dernier l’a faite de façon formelle et abstraite. En 1876, Engels utilisait les découvertes les plus récentes en anthropologie et confirmait que “le travail a créé l’homme lui-même” (2). La puissance du cerveau humain, la dextérité de la main humaine, le langage et la conscience, spécifiquement humaine, de soi et du monde, sont nés du processus de fabrication des outils et de transformation de l’environnement extérieur ; bref, du travail qui constitue l’acte d’un être social travaillant collectivement.
Mais dans des conditions de pénurie matérielle, et en particulier dans la société divisée en classes, le travail qui crée et reproduit l’homme a aussi eu pour résultat que les pouvoirs propres de l’homme échappent à son contrôle et le dominent.
L’aliénation de l’homme envers lui-même se situe d’abord et avant tout dans la sphère où il se crée lui-même, la sphère du travail. Le dépassement de l’aliénation du travail constitue donc la clé du dépassement de toutes les aliénations qui tourmentent l’humanité, et il ne peut y avoir de transformation réelle des rapports sociaux (que ce soit la création de nouveaux rapports entre les sexes, ou une nouvelle dynamique entre 1’homme et la nature) sans transformation du travail aliéné en une activité créative agréable.
Le communisme n’est pas “l’anti-travail”
Certaines sectes “modernistes” ont utilisé la critique du travail aliéné pour en déduire que le communisme signifie non seulement l’abolition du travail salarié – dernière forme du travail aliéné dans l’histoire – mais aussi celle du travail tout court. De telles conceptions envers le travail sont typiques de la petite-bourgeoise qui se désintègre et des éléments déclassés qui considèrent les ouvriers comme de simples esclaves et qui pensent que le “refus” individuel “du travail” constitue un acte révolutionnaire. De tels points de vue ont en fait toujours été utilisés pour discréditer le communisme. Auguste Bebel a répondu à cette accusation dans la Femme et le socialisme, quand il souligne que le véritable point de départ de la transformation socialiste n’est pas l’abolition immédiate du travail, mais l’obligation universelle de travailler :
“La société une fois en possession de tous les moyens de production, mais la satisfaction des besoins n’étant possible qu’avec l’apport d’un travail correspondant, et nul être valide et capable de travailler n’ayant le droit de demander qu’un autre travaille pour lui, la première loi, la loi fondamentale de la société socialisée, est que l’égalité dans le travail doit s’imposer à tous, sans distinction de sexe. L’allégation de certains de nos adversaires malveillants qui prétendent que les socialistes ne veulent pas travailler et cherchent même autant que possible à supprimer le travail – ce qui est un non-sens –, se retourne contre eux-mêmes. Il ne peut y avoir de paresseux que là où d’autres travaillent pour eux. Ce bel état de choses existe à l’ heure actuelle, et même presque exclusivement, au profit des adversaires les plus acharnés des socialistes. Ces derniers posent en principe : “Qui ne travaille pas ne doit pas manger”. Mais le travail ne doit pas être du travail seul, c’est-à-dire de la simple dépense d’activité : il doit être aussi du travail utile et productif. La société nouvelle demande donc que chacun prenne une fonction donnée, industrielle, professionnelle ou agricole, qui lui permette d’aider à créer la quantité de produits nécessaires à la satisfaction des besoins courants. Pas de jouissance sans travail, pas de travail sans jouissance” (3).
De ce que dit Bebel, il découle que, dans les premières étapes de la révolution communiste, l’obligation universelle du travail contient un élément de contrainte. Le prolétariat au pouvoir comptera certainement d’abord et avant tout sur l’enthousiasme et la participation active de la masse de la classe ouvrière qui sera la première à voir qu’elle ne peut se débarrasser de l’esclavage salarié que si elle est prête à travailler en commun pour produire et distribuer les biens de première nécessité. Dans cette phase du processus révolutionnaire, le travail trouve déjà sa contrepartie en ce qu’il est immédiatement vu comme socialement utile – du travail pour un bienfait commun réel et observable et non pour les besoins inhumains du marché et du profit. Dans ces circonstances, même le travail le plus dur prend un caractère libérateur et humain puisque “dans l’utilisation et la jouissance que tu as de mon produit, j’aurais la satisfaction immédiate et la connaissance que par mon travail, j’ai gratifié un besoin humain... Dans 1’expression individuelle de ma propre vie, j’aurai provoqué l’expression immédiate de ta vie, et ainsi, dans mon activité individuelle, j’aurai directement confirmé et réalisé ma nature authentique, ma nature humaine, communautaire” (4). Néanmoins, ce soulèvement politique et social gigantesque requerra d’abord inévitablement de très grands sacrifices, et les seuls sentiments ne suffiront pas à convaincre ceux qui sont habitués à l’oisiveté et à vivre du labeur des autres de se soumettre volontairement à la rigueur et à la discipline du travail associé. L’utilisation de la contrainte économique – celui qui ne travaille pas, ne mange pas – constitue donc une arme nécessaire de la “dictature” du prolétariat, de l’abolition de l’exploitation. Il faut immédiatement préciser que cette règle ne peut s’appliquer que dans le respect des principes communistes de solidarité de classe exprimés de façon limpide par Marx dans l’Idéologie allemande : “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins”, ce qui signifie entre autres qu’il revient bien évidemment à la collectivité de prendre en charge les invalides, les handicapés, les malades... Ce n’est que dans une société socialiste plus développée qu’il deviendra clair et évident pour tout le monde que c’est dans l’intérêt de chaque individu de prendre pleinement sa part à la production sociale.
En même temps, ce n’est pas du tout le but du mouvement communiste d’en rester à un stade où la seule contrepartie du travail est qu’il bénéficie à quelqu’un d’autre. S’il ne devient pas un plaisir en lui-même, la contre-révolution s’établira, et les sacrifices volontaires du prolétariat à la cause commune deviendront des sacrifices pour une cause étrangère – comme en témoigne la tragédie de la défaite de la Révolution russe qui a donné naissance au stalinisme. C’est pourquoi Bebel ajoute, immédiatement après le passage cité ci-dessus :
“Mais, dès lors que tous sont astreints au travail, tous ont aussi le même intérêt à réaliser dans celui-ci trois conditions : 1) qu’il soit modéré, ne surmène personne et ne s’étende pas trop en durée ; 2) qu’il soit aussi agréable et aussi varié que possible ; 3) qu’il soit rémunérateur autant qu’il se pourra, car de là dépend la mesure du bien être” (5).
La nécessité du repos
Dans les trois conditions mises en avant par Bebel pour que le travail soit agréable, l’élément de repos, de loisir et de détente est élaboré très concrètement : il insiste sur la possibilité de réduire la journée de travail à une fraction de ce qu’elle était alors (et est toujours). C’est parce que, face à une société capitaliste qui vole les meilleures heures, les meilleurs jours et les meilleures années de la vie de l’ouvrier, les révolutionnaires ont le devoir élémentaire de démontrer que le développement même de la machine capitaliste a rendu ce vol historiquement injustifiable. C’est aussi le thème de la brochure sardonique de Paul Lafargue le Droit à la paresse, publiée en 1883. A l’époque, il était déjà plus qu’évident qu’une des contradictions les plus frappantes dans le développement de la technologie du capitalisme, c’était que tout en créant la possibilité de libérer l’ouvrier des travaux pénibles, il ne semblait être utilisé que pour l’exploiter plus intensivement que jamais. La raison en était simple : sous le capitalisme, la technologie n’est pas développée au bénéfice de l’humanité, mais pour les besoins du capital.
Dans le même ordre d’idées, Bebel cite les calculs des scientifiques bourgeois de la fin du xixe siècle qui montrent qu’avec la technologie existant déjà à son époque, la journée de travail pouvait être réduite à une heure et demie par jour ! Bebel était particulièrement optimiste sur les possibilités qu’ouvrait le développement de la technologie dans cette période d’expansion capitaliste sensationnelle. Mais cet optimisme n’était pas une apologie béate du progrès capitaliste. Ecrivant sur l’énorme potentiel contenu dans l’utilisation de l’électricité, il défendait aussi que “cette force naturelle n’atteindra son maximum d’utilisation et d’application que dans la société socialisée” (6). Même si aujourd’hui le capitalisme a “électrifié” la plus grande partie (et non pas la totalité) de la planète, on saisit la pleine signification de la vision de Bebel quand, un peu plus loin, il remarque que “tous nos cours d’eau, le flux et le reflux de la mer, le vent, la lumière du soleil, convenablement utilisés fournissent d’innombrables chevaux-vapeurs” (7). Les méthodes que le capitalisme a adoptées pour fournir l’électricité – brûler du pétrole et l’énergie nucléaire – ont amené de nombreux effets secondaires nuisibles, notamment sous forme de pollution, tandis que les besoins du profit ont conduit à négliger le “nettoyage” ainsi que des sources d’énergie plus abondantes telles que le vent, les marées et le soleil.
Mais pour les socialistes de la fin du xixe siècle, la réduction du temps de travail ne serait pas seulement le résultat de l’utilisation rationnelle des machines. Elle serait également rendue possible par l’élimination du gigantesque gaspillage de force de travail, inhérent au mode de production capitaliste. Dès 1845, dans l’un des ses “Discours d’Eberfeld”, Engels a attiré l’attention là-dessus, montrant la façon dont le capitalisme ne pouvait éviter de gaspiller les ressources humaines puisqu’il emploie des hommes d’affaires et des intermédiaires financiers, des policiers, des gardiens de prison, des soldats et des marins pour mener ses guerres, et par dessus tout par le chômage forcé de millions de travailleurs à qui l’accès à tout travail productif est fermé à cause des mécanismes de la crise économique. Les socialistes de la fin du xixe siècle n’étaient pas moins frappés par ce gaspillage et montraient le lien entre le dépassement de celui-ci et la fin de l’exploitation du prolétariat.
De tels sentiments sont plus vrais que jamais aujourd’hui, dans un capitalisme décadent où la production improductive (armement, bureaucratie, publicité, spéculation, drogue, etc.) a atteint des proportions sans précédent et où le chômage massif est devenu un fait permanent de la vie, tandis que la journée de travail est, pour la majorité des ouvriers actifs, plus longue qu’elle ne l’était pour leurs aînés du xixe siècle. De telles contradictions offrent la preuve la plus frappante de l’absurdité qu’est devenu le capitalisme et donc de la nécessité de la révolution communiste.
Le plaisir dans le travail lui-même
Le but de la révolution communiste n’est pas seulement de libérer les êtres humains du travail désagréable : “le travail doit aussi être rendu agréable” comme le dit Bebel. Il élabore alors certaines conditions pour que ce soit le cas.
La première condition est que le travail se déroule dans un environnement agréable :
“Pour cela, il faut construire de beaux ateliers, installés d’une façon pratique, mettre le plus possible d’ouvriers à l’abri de tout danger, supprimer les odeurs désagréables, les vapeurs, la fumée, en un mot tout ce qui peut causer du malaise ou de la fatigue.
“Au début, la société nouvelle produira avec ses anciennes ressources et le vieil outillage dont elle aura pris possession. Mais, si perfectionnés qu’ils paraissent, ceux-ci seront insuffisants pour le nouvel ordre de choses. Un grand nombre d’ateliers, de machines, d’outils disséminés et à tous égards insuffisants, depuis les plus primitifs jusqu’aux plus perfectionnés, ne seront plus en rapport ni avec le nombre des individus qui demanderont du travail, ni avec ce qu’ils exigeront d’agrément et de commodité.
“Ce qui s’impose donc de la manière la plus urgente, c’est la création d’un grand nombre d’ateliers vastes, bien éclairés, bien aérés, installés de la façon la plus parfaite, et bien décorés. L’art, la science, l’imagination, l’habileté manuelle trouveront ainsi un vaste champ ouvert à leur activité. Tous les métiers qui ont trait à la construction des machines, à la fabrication des outils, à l’architecture, tous ceux qui touchent à l’aménagement intérieur pourront se donner largement carrière” (8).
L’usine est souvent décrite dans la tradition marxiste comme un véritable enfer sur terre. Et ceci n’est pas seulement vrai de celles qu’il est respectable d’abhorrer – celles des jours sombres et lointains de la “révolution industrielle” dont les excès sont admis – mais également de l’usine moderne à l’époque de la “démocratie” et de l’Etat-providence. Mais pour le marxisme, l’usine est plus que cela : c’est le lieu où les travailleurs associés se retrouvent, travaillent ensemble, luttent ensemble, et elle constitue donc une indication sur les possibilités de l’association communiste du futur. En conséquence, les marxistes de la fin du xixe siècle avaient tout à fait raison d’envisager une usine du futur, transformée en centre d’apprentissage, d’expérimentation et de création.
Pour que ce soit possible, il est évident que l’ancienne division capitaliste du travail, sa manière de réduire quasiment tous les travaux à une routine répétitive qui engourdit l’esprit, doivent être supprimées aussi vite que possible. Aussi les écrivains socialistes de la fin du xixe siècle (comme William Morris en Angleterre), suivant une fois encore Marx, insistent sur la nécessité que le travail soit varié, qu’il change et ne soit plus paralysé par la séparation rigide entre l’activité mentale et l’activité physique. Mais la variété qu’ils proposaient – basée sur l’acquisition de différentes qualifications, sur un équilibre approprié entre l’activité intellectuelle et l’exercice physique – constituait bien plus qu’une simple négation de la sur-spécialisation capitaliste, plus qu’une simple distraction vis-à-vis de l’ennui de cette dernière. Elle voulait dire le développement d’une nouvelle sorte d’activité humaine dans le sens plein, qui soit en fin de compte conforme aux besoins les plus profonds du genre humain :
“Le besoin de liberté dans le choix et le changement d’occupation est profondément enraciné dans la nature humaine. Il en est d’un travail donné, tournant chaque jour dans le même cercle, comme d’un mets dont le retour constant, régulier, sans changement, finit par le faire paraître répugnant ; l’activité s’émousse et s’endort. L’homme accomplit machinalement sa tâche, sans entrain et sans goût. Et pourtant il existe chez tout homme une foule d’aptitudes et d’instincts qu’il suffit d’éveiller et de développer pour produire les plus beaux résultats et pour faire de lui un homme vraiment complet. La socialisation de la société fournit largement l’occasion de satisfaire ce besoin de variété dans le travail” (9).
Cette variété n’a rien de commun avec la recherche frénétique de l’innovation pour elle-même qui est de plus en plus devenue le sceau de la culture capitaliste décadente. Elle est fondée sur le rythme humain de la vie où le temps disponible est devenu la mesure de la richesse. Travailler avec entrain et dans la joie ; le réveil des aptitudes et des désirs réprimés. Bref, le travail comme activité consciemment sensuelle.
Marx avait soutenu l’insistance de Fourier selon laquelle le travail, pour être digne des êtres humains, devait se baser sur une “attirance passionnelle”, ce qui est certainement une autre façon de parler de “l’Eros” que Freud a ultérieurement approfondi.
Freud a remarqué que l’homme primitif “rendait son travail agréable en le traitant, pour ainsi dire, comme un équivalent et un substitut des activités sexuelles” (10). En d’autres termes, dans les premières formes de communisme primitif, le travail n’était pas encore devenu ce que Hegel a défini dans la Phénoménologie de l’esprit comme “le désir réprimé et contenu”. En termes marxistes, l’aliénation du travail ne commence pas vraiment avant l’avènement de la société divisée en classes. Le communisme du futur réalise donc une réintégration généralisée de la charge sensuelle du travail et de l’activité humaine qui, dans les sociétés de classe, ont généralement constitué le privilège de l’élite des artistes.
En même temps, dans les Grundrisse, Marx critique l’idée de Fourier selon laquelle le travail puisse devenir un jeu, dans le sens d’un “simple plaisir et d’un simple amusement”. C’est parce que le communisme scientifique a compris que l’utopisme est toujours dominé par une fixation sur le passé. Un homme ne peut pas redevenir un enfant, comme le note Marx dans le même écrit. Mais il poursuit en soulignant que l’homme peut et doit retrouver la spontanéité de l’enfance ; l’adulte qui travaille et prévoit le futur, doit apprendre à réintégrer le lien érotique de l’enfant au monde. L’éveil des sens, décrit dans les Manuscrits économiques et politiques, nécessite un retour au royaume perdu du jeu, mais celui qui y retourne ne s’y perd plus comme le font les enfants, car il a maintenant acquis la maîtrise consciente de l’être humain social pleinement développé.
(D’après la Revue internationale no 86)
1) “La transformation de travail selon les révolutionnaires de la fin du xixe siècle” (issu de la série “Le communisme n’est pas un idéal mais une nécessité matérielle”).
2) “Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme” (in la Dialectique de la nature).
3) La femme dans le passé, le présent et l’avenir, collection Ressources, page 254.
4) Extraits de Elements of political economy de James Mill, par Marx. Traduit de l’anglais par nous.
5) La femme dans le passé..., op. cit.
6) Idem, page 267.
7) Ibidem.
8) Idem, page 262.
9) Idem, page 268.
10) Freud, Introduction à la psychanalyse.