Philippines - Un microcosme de la lutte de classe internationale

Afficher une version adaptée à l'édition sur imprimante

Nous publions ci-dessous l'extrait d'un message qui nous a été envoyé par les camarades du groupe Internasyonalismo aux Philippines au sujet de mouvements de travailleurs qui ont eu lieu ces dernières années dans la zone industrielle de la MEPZA [1] Bien que seulement quelques centaines de travailleurs aient été concernés par les évènements décrits dans cet article, ces luttes constituent un microcosme des problèmes auxquels se heurtent non seulement les 40 000 ouvriers dans le MEZPA mais des millions de travailleurs à travers le monde, depuis les maquiladoras[2] (à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis) jusqu'aux usines des zones économiques spéciales en Chine.

"La compagnie A est une compagnie manufacturière japonaise opérant à l'intérieur de la MEZPA. A l'heure actuelle, il y a plus de 1000 ouvriers dont la majorité sont des femmes.

En 2004, la compagnie, qui avait opéré sous un nom différent, informait ses ouvriers, via une première note individuelle, du fait que la compagnie était déjà passée aux mains d'un nouveau propriétaire et par conséquent, qu'elle allait changer de nom pour prendre celui de "compagnie A"

Les travailleurs étaient priés de remettre leur lettre de démission effective immédiatement ; on leur a dit que leur seraient payés leurs derniers salaires et primes. Mais la compagnie leur assurait également qu'ils seraient automatiquement réintégrés et continueraient dans les mêmes emplois mais en tant qu'ouvriers nouvellement embauchés dans la compagnie A (ce qui signifie que leur ancienneté recommencerait à zéro).

Un groupe de travailleurs a mis en cause cette procédure de la compagnie. D'une part, le groupe considérait que ce procédé n'étant rien de plus qu'un changement de nom de la société, il ne devait donc pas automatiquement priver les ouvriers de leur ancienneté et les faire repartir à zéro pour la simple raison que la compagnie, encore sous le même encadrement, n'était pas capable de fournir des preuves, écrites ou autres, d'un rachat ou d'un changement de propriétaire.

D'autre part, le groupe a argumenté que même s'il y avait réellement eu un rachat et que la compagnie A était effectivement une nouvelle compagnie, le Code du Travail de l'État philippin exige expressément de l'ancienne société qu'elle paye l'ancienneté des travailleurs concernés (ce qui équivaut à un mois de salaire par année d'ancienneté) lorsqu'ils sont licenciés de leur emploi et avant leur transfert ou leur intégration par la nouvelle société.

Quelques travailleurs étaient en contact avec le Partido ng Manggawana (Parti du Travail) qui leur a conseillé de s'organiser en syndicat dans l'entreprise en vue d'engager des négociations avec la direction sur les bases du code du travail philippin.

Lorsqu'une réunion d'employés fut convoquée par la compagnie, les membres du groupe ont argumenté ouvertement contre le procédé d' "intégration automatique après rachat", ce qui poussa la direction de la société, après la dite réunion, à convoquer individuellement chaque membre du groupe qui s'était exprimé en faveur d'une réunion portes fermées ; chacun était interrogé séparément pour savoir s'il avait formé une organisation ou un syndicat, ce qui a été formellement démenti par les membres de celui-ci. Pressentant l'opposition possible, la société voulut boucler rapidement la procédure de rachat et y parvint.

Généralement les travailleurs réagissaient contre la procédure introduite par la compagnie mais, à cause de la réintégration automatique, ils hésitaient à entrer en lutte puisque, après tout, cela ne signifiait pas encore la perte de leur emploi. De plus, les ouvriers de la MEPZA ont, dans l'ensemble, une vision négative des syndicats et du syndicalisme en général non seulement parce que les tentatives du passé par les fédérations de travail pour s'organiser en syndicats à l'intérieur de la MEPZA ont échoué, mais aussi parce que le syndicalisme en général était inutile dans la défense des emplois, spécialement en ce moment, avec les procédés de contractualisation introduits par les capitalistes dans le but de survivre à la crise.

Quelques travailleurs du groupe original démissionnèrent de la compagnie pendant que d'autres restent dans leur emploi jusqu'à ce jour.

Au début de l'année 2007, des rumeurs au sujet de la compagnie A qui changerait de nom une nouvelle fois, circulaient parmi ses travailleurs. Les membres restants du groupe décrivaient un sentiment général d'hostilité contre ce projet parmi leurs collègues et une volonté de faire grève.

La direction de la compagnie A démentit le fait qu'il y ait un projet de changement de nom et clama que cela n'était qu'une rumeur créée par les médias. Avec ce démenti, la combativité des ouvriers retomba pour le moment.

***

La Compagnie B est une corporation familiale appartenant à des capitalistes basés à Cebu engagés dans la production alimentaire pour le marché de Visaya et Mindanao. La main d'œuvre est actuellement composée de plus ou moins 80 ouvriers réguliers et d'un peu plus de 200 travailleurs contractuels.

En 2004, la société a réduit le temps de travail pour les travailleurs réguliers notamment dans l'atelier de conditionnement (soit environ 60 d'entre eux) de six jours à trois jours par semaine. La raison invoquée par la société était que le volume de leurs importations de bœuf d'Australie était réduit par l'État philippin parce que la compagnie ne respectait pas les normes industrielles établies par l'État. La société assura aux travailleurs affectés que ce procédé était temporaire, puisqu'elle mettait tout en œuvre pour surmonter les anomalies afin de pouvoir retrouver leur volume normal d'importation de bœuf.

Cela s'avéra faux pour les travailleurs touchés. C'était déjà difficile pour eux de vivre avec leurs six jours de salaire, alors avec trois jours ! Pour compenser les trois jours pendant lesquels ils ne travaillaient pas, la société proposa de les assigner en plus à la construction de nouveaux bâtiments dans l'usine. Après trois jours de travail dans l'atelier de conditionnement à air conditionné, ils passaient les trois jours restants à travailler dehors sous un soleil brûlant. Et pire encore : malgré le fait qu'après leurs trois jours à l'intérieur, il restait encore de la matière première (le bœuf), ils furent néanmoins obligés de travailler dehors alors que les travailleurs contractuels récupéraient les trois jours restants. Et cet arrangement prétendument temporaire dura plus d'un an.

Se rendant compte qu'un retour aux six jours de travail dans l'atelier de conditionnement était impossible en raison de l'embauche de travailleurs contractuels, huit des travailleurs touchés décidaient, cette même année, de porter l'affaire devant le NLRC[3] mais après un long processus juridique et une année d'attente, ils ont été informés, non pas par le NLRC mais par l'entreprise, que l'affaire avait été classée.

En 2005, les travailleurs réguliers qui avaient porté l'affaire devant le NLRC décidaient de former un syndicat.

Après avoir franchi la procédure légale pour s'organiser, la minorité des travailleurs de l'atelier de conditionnement, qui avait formé un syndicat, a réussi à convaincre les autres travailleurs réguliers de se joindre à eux et a récolté une majorité des voix parmi les travailleurs réguliers de l'entreprise lors de l'Election de Certification du syndicat.

Le syndicat par la suite entama une série de négociations avec la compagnie pour un accord sur les salaires et les allocations qu'elle leur devait pour la dernière année et, finalement, ils conclurent un Accord de Négociation Collective ("Collective Bargaining Agreement", CBA) avec l'entreprise en mai dernier.

Une fois le CBA mis en place, la compagnie révisa son règlement ("Company Rules and Regulations", CRR) avec une série de pénalités strictes envers les travailleurs qui commettaient des violations au règlement et simplifia la procédure de licenciement.

A la première vague de l'application du CRR, quelques membres et responsables syndicaux élus ont été suspendus et un délégué a même été renvoyé. Quand les responsables se sont plaints, il leur a été dit par la compagnie, qu'ils devaient suivre la procédure prévue par leur CBA. A contrecoeur les responsables syndicaux ont soumis leurs plaintes à l'interminable processus de doléances pendant que les travailleurs affectés, et spécialement le responsable renvoyé, devaient mendier n'importe quel emploi afin de se nourrir eux-mêmes et leur familles."

Les travailleurs qui avaient rejoint le syndicat ressentaient avec beaucoup de scepticisme que cela ne mènerait à rien et surtout pas à la réintégration de l'ouvrier renvoyé. Sentant que s'ils ne faisaient rien à part attendre docilement la procédure légale promise, ils encourageraient tout au plus des licenciements supplémentaires et davantage de répression, ils commencèrent donc à mettre la pression sur le syndicat pour que celui-ci lance une grève. Le syndicat, cependant, hésitait à agir : "premièrement, le syndicat était lié par le CBA et par le code du travail de l'État philippin et, selon ce dernier, le problème des responsable limogés n'était pas une raison suffisante pour justifier une grève qui serait donc illégale.

Deuxièmement, même si le syndicat décidait d'outrepasser le CBA et la législation pour lancer la grève, il faudrait encore que les travailleurs soient assez nombreux pour que ce soit efficace. Les membres réguliers étaient au nombre de 40 et le fait même d'être syndiqués les isolait des ouvriers non syndiqués. Des ouvriers réguliers non syndiqués (environ 40 d'entre eux) disaient que le problème était uniquement l'affaire des travailleurs syndiqués alors que les travailleurs contractuels maintenaient que cela concernait uniquement les ouvriers réguliers et syndiqués. Ces sentiments de division ont été maintenus et renforcés par la société dans la formulation et l'application de sa politique envers les ouvriers."

Quelles leçons pouvons nous tirer de ces évènements ?

Tout d'abord, nous devons dire que l'instinct de classe des ouvriers les plus combatifs était absolument correct. Contre l'intimidation et la victimisation de travailleurs (spécialement ceux considérés comme des meneurs et des fauteurs de troubles) par les patrons, la classe ouvrière n'a qu'un seul moyen de se protéger contre la répression : développer une réaction collective de solidarité. Cette réaction collective n'est pas arrivée de manière spontanée : il s'agit d'un effort conscient, une réelle expression de la conscience de classe. Cela a été compris par les ouvriers de la compagnie A qui ont organisé des discussions sérieuses avec leurs collègues avant la confrontation aux dirigeants.

Pourquoi la formation d'un syndicat a-t-elle abouti à un échec ?

Une chose ressort clairement de ce compte-rendu : peu importe l'honnêteté et la combativité des militants pris individuellement (comme le travailleur licencié de la compagnie B), c'est la raison d'être même des syndicats qui les rend non seulement inutiles mais franchement dommageables pour les intérêts des travailleurs. L'orientation du syndicat, comme nous pouvons le voir dans ce compte-rendu, correspond à mener des négociations au sein de la structure légale prévue par les États capitalistes en se fiant aux lois du travail de ces mêmes États. En d'autres termes, les travailleurs sont supposés faire confiance aux protections légales offertes par l'État des patrons... contre les patrons. Cela revient à se battre les mains liées, puisque, quand ils ne trouvent pas les lois avantageuses, les patrons les réécrivent tout simplement - que ce soit à petite échelle comme dans l'usine de la compagnie B où le nouveau règlement a immédiatement réduit à néant les quelques avantages que les travailleurs croyaient avoir gagné avec le CBA ; ou à grande échelle en changeant la législation comme le gouvernement Thatcher l'a fait en Grande-Bretagne en rendant illégales les grèves de solidarité.

Comme le soulignent les camarades d'Internasyonalismo, non seulement les tactiques légales des syndicats se sont avérées inutiles pour défendre les conditions de vie des travailleurs, mais les syndicats eux-mêmes étaient plus qu'inutiles ; loin d'unir les travailleurs, ils ont introduit de nouvelles divisions parmi eux. Derrière cette division se trouve une méfiance de longue date parmi les travailleurs philippins, une méfiance qui va en grandissant du fait que les syndicats (généralement liés aux partis politiques de gauche) utilisent leurs membres comme de la "chair à canon" dans leur combat pour leur propre influence dans le système politique bourgeois. Cette situation date d'au moins la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand les syndicats rivaux se sont formés afin d'embrigader les ouvriers dans le soutien de tel ou tel camp impérialiste (pro-chinois, pro-URSS ou pro-USA).

Comment faire face à cette situation ? Comment les travailleurs peuvent-ils construire leur force collective afin de se défendre contre la classe capitaliste ?

Nous devons être clairs qu'il n'existe pas une "tactique de la Gauche communiste" qui marche, contre une "tactique syndicale" qui ne marche pas. La question n'est pas une question de tactique mais de politique. La politique syndicale implique l'enfermement des travailleurs dans le cadre légal de l'État bourgeois, la politique communiste signifie encourager tous les moyens qui peuvent développer la confiance des travailleurs en eux-mêmes, leur sentiment de solidarité comme membres d'une même classe avec les mêmes intérêts, et leur capacité à s'organiser eux-mêmes dans le combat.

Le contexte des événements dans la MEZPA n'est pas atypique. Bien au contraire, la tendance à la précarisation des conditions de travail, à la division des travailleurs entre réguliers et contractuels, à la dispersion des grandes compagnies dans de petites équipes de travail ou encore la délocalisation du travail vers une multitude de petits entrepreneurs - tout cela fait partie intégrante du capitalisme aujourd'hui et tout cela sert le capitalisme que ce soit du seul point de vue politique et économique immédiat ou du point de vue politique plus large du combat contre la classe ouvrière.

Par conséquent, le premier combat que les ouvriers ont à mener est celui contre l'atomisation, contre la division, pour l'intégration d'autant de travailleurs que possible dans le combat. Il s'agit surtout d'un combat politique, puisque cela signifie le développement de notre compréhension du contexte politique et économique général au sein duquel le combat se déroule ainsi que des méthodes organisationnelles avec lesquelles on doit le mener, cela signifie apprendre les leçons des autres combats ouvriers partout dans le monde sur comment s'organiser et comment évaluer le rapport de forces, apprendre comment éviter les provocations de la bourgeoisie quand cela peut conduire à la défaite, apprendre comment étendre le combat aussi largement que possible une fois qu'il est engagé.

Comment les travailleurs peuvent faire ce jugement par et pour eux-mêmes ? Cela peut seulement être fait si les travailleurs sont capables d'agir collectivement, s'ils peuvent se rencontrer, débattre ensemble, et déterminer leur action ensemble. Il est nécessaire que les travailleurs se réunissent ensemble dans des assemblées générales où les décisions peuvent être prises. La décision ne sera pas toujours d'engager ou de continuer le combat. Il se peut que les travailleurs considèrent que le moment n'est pas encore venu ou qu'ils n'ont pas suffisamment de force, mais le fait même de prendre ces décisions ensemble en tant que corps collectif permettra de renforcer leur conscience de classe et leur confiance en eux-mêmes. Manifestement, dans des conditions de répression comme aux Philippines, l'organisation d'assemblées ne sera pas chose facile, mais nous pouvons compter sur l'ingéniosité des travailleurs pour chercher ensemble comment cela peut se réaliser.

La classe ouvrière est la première dans l'histoire à être à la fois une classe exploitée et une classe révolutionnaire. Parce qu'elle ne possède rien, sa seule force dans cette société est sa conscience et son organisation.

Les révolutionnaires ne peuvent pas faire naître la lutte de classe par leur seule volonté : si les ouvriers ne sont pas prêts à lutter, alors ils ne peuvent pas les forcer à le faire. On ne peut pas remplacer la volonté des travailleurs de combattre par des campagnes artificielles ; bien au contraire cela ne peut que séparer les révolutionnaires des travailleurs et diviser les travailleurs entre eux. Mais si les révolutionnaires ne peuvent pas "créer" la lutte de classe, nous pouvons et nous devons préparer les luttes massives à venir. Nous pouvons et nous devons aider à préparer les conditions de la lutte pour qu'elle soit aussi puissante, aussi autonome et aussi consciente que possible quand elle éclatera.

C'est pour répondre à cette nécessité de la lutte de classe que le CCI a toujours encouragé, poussé, et a pris part à chaque fois que possible, à la formation de groupes de discussion et de comités de lutte réunissant des travailleurs de différents lieux de travail et de différentes entreprises. Ces groupes ne sont pas des organismes permanents : ils se créent et se dissolvent en fonction des besoins de la lutte. Mais ils peuvent offrir un moyen pour les travailleurs les plus combatifs de surmonter leur isolement, de développer leur réflexion et leur compréhension de la situation qu'ils rencontrent. Ils sont un moyen de se préparer à la lutte de masse à venir.

CCI (15/10/2007)

[1] MEPZA - Mactan Export Processing Zone. Composée de centaines de compagnies principalement étrangères destinées à l'exportation, la MEPZA compte un effectif total de force de travail de plus de 40 000 hommes. Vues les conditions politiques aux Philippines, nous n'avons pas révélé les noms des sociétés dans lesquelles les événements décrits ici ont eu lieu.

[2] Usines manufacturières de confection ou d'assemblage de petites pièces demandant un travail minutieux où sont employées essentiellement des jeunes filles ou des jeunes femmes sous-payées et surexploitées, soumises de plus aux pires conditions de travail (brimades, vexations, chantage sexuel...)

[3] NLRC - National Labor Relations Commission, une sorte d'équivalent au Tribunal des Prud'Hommes.

Géographique: 

Récent et en cours: