Soumis par Révolution Inte... le
Depuis fin 2016, une grande partie de la population de l’Afrique de l’Est est touchée par une grave famine qui s’abat impitoyablement sur des millions de personnes. Au Soudan du Sud, ce nouvel État qui a proclamé son indépendance en 2011 et n’a connu depuis que la guerre civile, pas moins de 4,9 millions de personnes (soit 42 % de la population !) a besoin d’une aide alimentaire urgente. Selon l’ONG Action contre la faim, 4,4 millions de personnes sont également directement menacées au Nigeria, tout comme la moitié de la population en Somalie (6,2 millions de personnes). Pour compléter ce tableau (loin d’être exhaustif), au Moyen-Orient, plus de 14 millions de Yéménites sont actuellement en situation “d’insécurité alimentaire”. Concrètement, la vie de ces millions d’êtres humains, sur qui la faim s’abat sans discernement d’âge ou de sexe, se résume à l’épouvantable et permanente angoisse de ne pouvoir trouver ni eau (rarement potable) ni nourriture.
La faible médiatisation de ce drame gigantesque a de quoi surprendre 1). Cette fois, on est bien loin des images du ministre Kouchner débarquant sur une plage somalienne, pieds nus et sac de riz sur l’épaule, caméras de télé braquées sur lui. Aucun appel à la mobilisation générale comme lorsqu’un tsunami dévasta l’Asie du Sud-est en 2004. Cette fois, comme la plupart du temps, les populations peuvent crever dans leur coin, en silence et loin des caméras.
En fait, contrairement aux exemples qui suivent, les États n’ont nullement besoin d’un alibi humanitaire pour couvrir une opération militaire imminente ou la conquête de juteux marchés en Afrique de l’Est :
• En 1914, l’invasion de la Belgique par les troupes allemandes préfigurait déjà une longue liste d’instrumentalisation de la détresse des populations civiles. Sur la base d’un rapport-bidon commissionné par la Grande-Bretagne (le Rapport Bryce), artistes et organisations humanitaires (la Croix-Rouge, notamment) véhiculèrent une série de fables sur les atrocités de l’armée allemande : le Boche était ainsi accusé de viols de masse, de tortures et de mutilations. Les troupes commirent évidemment des exactions. Mais, à l’époque, les prétendues révélations sur les comportements des soldats n’étaient fondées sur aucun témoignage : elles furent inventées de toutes pièces et largement exagérées.
• Mais le cynisme humanitaire de la bourgeoisie prit une toute autre dimension après la Seconde Guerre mondiale. La guerre du Biafra entre 1967 et 1970 représente à ce titre un véritable tournant dans cette instrumentalisation. La presse déploya des moyens exceptionnels pour médiatiser la famine qui frappait le pays et dénoncer les atrocités, réelles ou inventées, de l’armée nigériane. Voici ce que déclarait Jacques Foccart, l’homme de la Françafrique, à ce propos : “Les journalistes ont découvert la grande misère des Biafrais. C’est un bon sujet. L’opinion s’émeut et le public en demande plus. Nous facilitions bien sûr le transport des reporters et des équipes de télévision par des avions militaires jusqu’à Libreville et, de là, par les réseaux qui desservent le Biafra” 2. Les images insoutenables d’enfants au ventre ballonné par la dénutrition et de réfugiés affamés déclenchèrent une vague de solidarité internationale que l’État français canalisa sur le terrain de l’aide humanitaire en évacuant sans scrupules sa responsabilité majeure dans le conflit. C’est à cette occasion qu’émergèrent le concept insidieux de “droit d’ingérence” et ses panégyristes, Kouchner en tête. En dénonçant le prétendu génocide perpétré par le pouvoir nigérian, le fondateur de Médecins sans frontières apporta son soutien aux sécessionnistes alors appuyés par la France dans une guerre civile qui allait provoquer plus d’un million de morts. Un pont aérien transportant officiellement des vivres fut mis en place. Mais ce pont humanitaire servait surtout à dissimuler l’envoi d’armes et de mercenaires au gouvernement du Biafra..., ce qui aggrava davantage la situation.
• En novembre 1992, la mise en scène, déjà évoquée plus haut, assurée par l’ineffable Kouchner en Somalie avait été précédée par une intense campagne médiatique allant jusqu’à mobiliser massivement les enfants et les enseignants dans les 74 000 écoles françaises pour que chaque élève apporte en classe un kilo de riz. Cela allait permettre à l’ONU d’officialiser le fameux “droit d’ingérence” et surtout de préparer directement l’envoi des troupes dans le cadre de l’opération militaire Restore Hope, supervisée par les Etats-Unis.
• En 1984-1985, l’instrumentalisation de l’humanitarisme prit d’ailleurs un tour industriel écœurant. L’Éthiopie était alors touchée par une famine qui fit plusieurs centaines de milliers de victimes. En déclenchant partout dans le monde d’immenses campagnes caritatives, les grandes puissances purent se livrer à une rivalité sans merci pour la défense de leurs sordides intérêts impérialistes. Mais de plus, alors même que les concerts et les succès musicaux, comme We Are The World aux États-Unis, passaient en boucle à la radio ou à la télévision, l’aide alimentaire était, avec la complicité des États donateurs, détournée pour financer l’achat d’armes de guerre ! Et pendant ce temps, au Lesotho, la population mourait de faim dans l’indifférence...
• Entre avril 1991 et fin 1996, au lendemain de la guerre du Golfe, “l’aide humanitaire” servit encore de puissante arme de propagande guerrière et fut le prétexte tout trouvé pour couvrir les opérations militaires d’envergure Provide Comfort I et II des Etats-Unis et de leurs alliés au nord de l’Irak, sous prétexte “d’aider” et “protéger” les populations kurdes contre l’armée irakienne.
Nous pourrions multiplier les exemples tant de l’instrumentalisation des crises humanitaires que de l’indifférence coupable, voire complice, dont fait preuve la bourgeoisie. Mentionnons néanmoins un exemple récent particulièrement significatif. En 2010, un séisme frappait Haïti, causant 230 000 morts, et dévastant une partie du pays, dont la capitale, Port-au-Prince. Un déferlement impérialiste s’abattit aussitôt sur l’île. Sous couvert d’urgence humanitaire qu’une énorme campagne médiatique avait préparée 3, chaque État, rangé en ordre de bataille derrière ses 10 000 ONG ( !) et ses milliers de soldats, essaya d’y arracher des occasions d’affaires et une influence politique accrue. Comme pour chaque catastrophe, beaucoup d’États avaient promis une aide financière afin de faciliter leurs ambitions. Mais les différentes bourgeoisies nationales utilisèrent en réalité les 12 milliards promis comme monnaie d’échange pour défendre leurs intérêts particuliers. Une infime fraction des sommes annoncées, qui servit essentiellement à “arroser” la bourgeoisie locale, fut effectivement injectée dans le pays dont la population subit encore aujourd’hui les conséquences du séisme 4.
Aujourd’hui les rares reportages consacrés à la famine au Sud Soudan sont destinés à susciter un sentiment de fatalité et d’impuissance, soit en invoquant simplement la sécheresse ou le dérèglement climatique (comme au Sahel), soit la terreur que font régner les affrontements entre bandes armées locales (comme au Darfour ou en Somalie) en masquant l’intérêt impérialiste à géométrie variable des grandes puissances dans leur aide humanitaire. Que l’on assiste à l’enfoncement des populations dans une détresse oubliée ou à l’exploitation de cette situation par des lamentations tapageuses et cyniques, en réalité, l’objectif idéologique reste celui de détourner de la prise de conscience que la responsabilité majeure de cette situation incombe aux lois du système capitaliste basées sur les rapines et le profit, celles d’un système miné par ses contradictions insurmontables qui plonge l’humanité dans un engrenage de plus en plus dramatique et meurtrier dans sa phase de décomposition.
La seule classe en mesure de faire vivre une authentique solidarité désintéressée, c’est le prolétariat. Tant que les lois du profit et de la concurrence capitaliste domineront ce monde, tant que la classe ouvrière n’y opposera pas son unité et sa solidarité, le chaos, la famine et la barbarie engendrés par le système capitaliste ne cesseront de s’étendre.
Marius, 11 mai 2017
1 En dehors de quelques articles ou reportages publiés en février et mars 2017, et de quelques autres exclusivement sur le Yémen, la presse ne dit presque plus un mot sur ces situations de famine.
2 Foccart parle, T. 1, p. 346, cité par François-Xavier Verschave dans : La Françafrique, le plus long scandale de la République.
3 La classe ouvrière donna sans compter aux ONG qui se constituèrent alors un gigantesque pactole... qui n’arriva jamais aux victimes.
4 Les soldats de l’ONU apportèrent par ailleurs dans leur bagages le choléra qui, comme au Yémen actuellement, se répandit comme une traînée de poudre au milieu des camps de réfugiés et des décombres.