Merci patron ! Une dénaturation de ce qu’est la lutte de classe

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Le film-documentaire Merci patron ! sorti en février 2016 connaît un grand succès en France avec plus de 300 000 entrées et un large relais dans les médias. Comment expliquer ce succès ? Le thème du film a évidemment attiré une partie de la population qui ne supporte plus la société dans laquelle nous vivons. Merci patron ! dénonce, avec dérision, la paupérisation de la classe ouvrière et la misère physique et psychologique dans laquelle la plonge le chômage de masse. Ainsi, il n’est pas surprenant qu’une partie des ouvriers se reconnaisse dans la dénonciation des conditions de vie que soulève ce documentaire. Merci patron ! exalte également un désir de combat, une volonté de ne pas se laisser faire face à la rapacité des capitalistes, mais sur un terrain où brille l’impuissance et l’absence de perspective. La volonté de s’opposer au patron est un aspect qui a sans doute séduit ceux qui se sont reconnus dans cette attitude de combat. Ainsi, d’une certaine façon, ce documentaire semble offrir un bol d’air frais dans une période où la classe ouvrière ne parvient pas réellement à faire entendre sa voix.

Ce film-documentaire est réalisé par le journaliste et membre fondateur du journal Fakir, François Ruffin. Ce dernier s’assume ouvertement comme un journaliste engagé, très critique sur le monde des médias en général. A l’image du journal Fakir, il se réclame indépendant politiquement mais ne cache pas ses sympathies pour le Front de gauche. Il se déclare même être un “compagnon de route” de cette formation politique.

Par ailleurs, François Ruffin ne se réclame pas de la classe ouvrière mais prétend plutôt appartenir “à la petite-bourgeoisie intellectuelle”. Ce qui selon lui, n’est pas un obstacle pour “entrer en contact avec une autre classe”. François Ruffin souhaite donc unir la classe ouvrière aux couches intermédiaires comme la petite-bourgeoisie, considérant celle-ci comme le moteur d’un changement social. Voici ce que le fondateur de Fakir répondait dans une interview accordée dernièrement au site Ballast : “Lénine disait : “Une situation pré-révolutionnaire éclate lorsque ceux d’en haut ne peuvent plus, ceux d’en bas ne veulent plus et ceux du milieu basculent avec ceux d’en bas”. Il y a un gros travail à faire sur la classe intermédiaire pour la faire basculer avec ceux d’en bas. Sans prétention, j’estime que c’est sur ce point que je suis le meilleur. Faire une jonction de classes. Avec Merci patron !, j’ai fait un film transclasse”. François Ruffin a au moins le mérite d’exposer ouvertement ses buts politiques !

Il était important de revenir sur l’identité politique de François Ruffin et du journal Fakir pour bien comprendre que Merci patron ! draine un certain nombre de “tares” précisément apparentées aux couches intermédiaires de la société qui ne sont porteuses d’aucune perspective en mesure de changer réellement la société.

Dans ce film, François Ruffin se fait passer pour un “fan” de Bernard Arnault, le PDG du groupe LVMH. Il souhaite rétablir le dialogue entre les ex-salariés du groupe, licenciés suite à des délocalisations et le milliardaire français. Sur son parcours, il croise la route de Jocelyne et Serge Klur, deux anciens salariés d’une usine textile proche de Valenciennes, désormais au chômage, vivant avec trois euros par jours et sous le coup d’une expropriation. A la manière d’un super-héros qui n’a pas peur de se battre seul contre les “puissants”, François Ruffin s’engage à sauver la famille Klur en montant un stratagème contre Bernard Arnault.

Le premier miroir aux alouettes tendu par ce documentaire-fiction est de se polariser sur la figure de Bernard Arnault. Il s’agit en fait de réduire le mécanisme de l’exploitation capitaliste à des patrons véreux, sans dénoncer globalement le système, c’est-à-dire une forme de société basée sur un rapport social d’exploitation entre les salariés et les “patrons”. Cette façon de présenter les choses laisse la porte grande ouverte à l’idée qu’il puisse exister des patrons modèles se préoccupant davantage du bien-être de leurs employés que de l’augmentation des profits de leurs entreprises. D’ailleurs, la bourgeoisie utilise très souvent la légende du “bon” ou du “mauvais” patron en claironnant les prétendues vertus du réformisme social d’un Louis Gallois ou d’un Guillaume Pépy, deux PDG classés plutôt à gauche. En creux, le documentaire dissimule également que le fer-de-lance du capitalisme décadent n’est autre que l’État bourgeois et ses innombrables tentacules totalitaires qui s’enfoncent toujours plus profondément pour mieux contrôler tous les aspects de la vie sociale et... économique. Merci patron ! laisse donc planer l’idée que la classe ouvrière pourrait détenir de meilleures conditions de vie si le “droit patronal” était mieux “régulé” et si le capitalisme était “moralisé” ou “humanisé”. Cette posture franchement réformiste nie la validité d’un conflit d’intérêts irrémédiable dans la société capitaliste entre les salariés et les détenteurs des moyens de production. Rien d’étonnant pour un François Ruffin qui doute, à juste titre, “d’être réellement un révolutionnaire” et qui se reconnaît davantage dans le portrait que dresse à son égard le sociologue libertaire Jean-Pierre Garnier, à savoir “un réformiste allant jusqu’au bout de ses idées plutôt qu’un révolutionnaire en peau de lapin”.

Afin de sauver la famille Klur, Ruffin se fait passer pour leurs fils, et fait savoir au groupe LVMH que “ses parents” souhaitent faire connaître leur situation à différents médias, au journal Fakir et même au président de la République afin qu’elle soit rendue publique. Le chantage porte ses fruits puisque LVMH accepte de recouvrir les dettes de la famille et offre un CDI à Serge Klur dans un magasin Carrefour appartenant à Bernard Arnault. Même si ce combat semble partir d’un sentiment apparemment légitime, les méthodes employées (le chantage, la manipulation, l’intimidation) sont totalement étrangères à la classe ouvrière. Celle-ci lutte ouvertement et unie pour un seul et même objectif : la destruction du capitalisme. Elle ne se reconnaît en rien dans ces méthodes indignes, manœuvrières et dénuées de franchise animées par la simple révolte individuelle.

Enfin, ce film est une caricature de la façon dont la gauche du capital dépeint la classe ouvrière, à savoir des individus atomisés, soumis, sans courage, nageant en plein désespoir, incapables de s’indigner face à leur condition de vie insoutenable. Pour preuve, ce passage où Serge Klur se dit prêt à accepter tout boulot que pourrait lui donner Bernard Arnault pour 1500 euros.

François Ruffin nous dépeint en définitive une classe ouvrière prête à se prostituer qui ne peut se défendre sans l’aide des syndicats et des couches intellectuelles “éclairées”. S’il est vrai que les salariés ont aujourd’hui beaucoup de mal à se considérer en tant que classe exploitée, cela ne signifie pas que l’indignation, le combat uni par-delà les frontières, l’aspiration à une société sans exploitation ni guerre, autrement dit le potentiel politique qu’a démontré la classe au cours de son histoire ait à jamais disparu. Le but historique de la lutte du prolétariat n’est pas la défense de salaires “justes” mais d’abolir définitivement toute forme d’exploitation. Ce documentaire ignore autant qu’il dissout complètement cet héritage.

Il est significatif que ce documentaire ait trouvé un écho au sein du mouvement Nuit debout (dans lequel François Ruffin et des individus de son acabit jouent un rôle de premier plan) où la multitude des revendications individuelles parvient à prendre le pas sur l’affirmation pourtant nécessaire d’un objectif commun et unifié propre à la classe ouvrière et finit par noyer cet objectif.

Paul, 3 mai 2016

Rubrique: 

Campagnes idéologiques