La politique allemande et le problème des réfugiés : un jeu dangereux avec le feu

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L'article qui suit, réalisé par Welt Revolution, organe de presse du CCI en Allemagne, est une contribution sur la question des réfugiés, telle qu'elle se pose aujourd'hui dans ce pays. Certains aspects de l'analyse ne sont pas facilement transférables à d'autres pays d'Europe. Par exemple le problème démographique traité dans cet article se présente autrement en Espagne ou en Italie où il existe un fort taux de chômage des jeunes malgré un faible taux de natalité. En raison du poids économique et politique de l'Allemagne dans l'Union Européenne et dans le monde, cet article a son importance en dehors des frontières nationales.

Lorsque, début septembre, la chancelière Merkel ouvrit largement, et de façon aussi fracassante que soudaine, les portes de la Terre promise allemande (plus ou moins ouvertes depuis) aux milliers de réfugiés campant dans des conditions indignes dans la gare centrale de Budapest et ses environs, lorsqu'elle défendit avec des paroles pleines d'émotion l'ouverture des frontières pour les réfugiés syriens face aux critiques émanant de son propre camp et qu'elle déclara malgré les protestations de plus en plus ouvertes de la part des communes littéralement débordées qu'il n'y avait pas de limite supérieure maximale à l'accueil de réfugiés politiques, le monde entier se demanda pourquoi Merkel, plutôt réputée "réfléchir en fonction des conséquences" et soupeser toutes ces conséquences avant d'agir, s'engageait dans cette "aventure". Car en fait, c'est une équation avec un bon nombre d'inconnues qui se présente à la Grande Coalition. Il se pose ainsi la question de comment stopper le flot des réfugiés ; il y a peu encore, il était question de 800 000 réfugiés devant arriver en Allemagne cette année ; des pronostics avançaient même qu'il s'agirait au moins d'un million et demi de réfugiés. Merkel semble également, ce qui est inhabituel, avoir mal calculé l'effet de la politique de la main tendue sur la population locale ; pour la première fois depuis une éternité, elle a, selon les sondages, régressé dans les faveurs de l'électorat et elle a même été dépassée par un social-démocrate (le ministre des affaire étrangères, Steinmeier). Elle rend un bien mauvais service à l'endiguement du populisme d'extrême-droite ; le flot sans fin des réfugiés majoritairement musulmans apportant de l'eau au moulin d'Alternative für Deutschland (AfD)1 qui a rattrapé dans les sondages, du moins en Thuringe, la troisième force politique, le SPD.

Pourquoi le gouvernement de coalition sous la direction de Merkel et Gabriel2 s'est-il engagé dans un jeu aussi périlleux ? S’agit-il d’une réponse au Merkel-bashing3 dans le contexte de la crise grecque pour améliorer son image ou même par pur sentimentalisme ? Peut-être l'attendrissement de Merkel, lors de son dernier "Townhall-meeting" concernant le sort de cette petite fille palestinienne menacée d'expulsion ou l'émotion débordante de Gabriel à propos du sort non moins cruel d'une famille syrienne dans le camp de réfugiés qu'il visitait en Jordanie, étaient-ils sincères. Même les politiciens bourgeois ont, c'est bien connu, une vie affective…

À notre avis, la politique de la porte ouverte a, de façon prépondérante, des causes de loin plus bassement matérielles. Elle a des motifs qui ne sont pas aussi altruistes et désintéressés que l'engagement des nombreux bénévoles au sein de la population, sans lesquels le chaos qui règne dans les centres d'accueils pour les demandeurs d'asile serait sans commune mesure encore bien plus grand. Ses mobiles ont une importance qui dépasse largement les risques et les effets induits d'une telle politique. Examinons en détail les objectifs secrètement poursuivis par la "politique de l'ouverture des frontières".

Les avantages économiques

Depuis des années déjà, le thème du "problème démographique" hante les médias. D'après l'institut fédéral de statistiques, la République Fédérale est menacée par le vieillissement et la baisse de la population nationale qui décroîtrait de sept millions d'habitants pour tomber à 75 millions en 2050. Déjà, depuis la réunification en 1989, la population de l'ensemble de l'Allemagne a décru de trois millions, en particulier du fait de la chute dramatique du taux de natalité dans l'Est de l'Allemagne. Comme le montre la nombreuse littérature de ces dernières années s'y rapportant, il est clair pour la bourgeoisie allemande que si ce processus n'était pas enrayé et devait se poursuivre, il débouchera à long terme sur une considérable perte d'influence et de prestige du capitalisme allemand, tant sur les plans économique, militaire que politique.

Déjà aujourd'hui, le manque de main-d'œuvre bien formées constitue un frein à la conjoncture au demeurant forte de l'économie allemande. Dans environ un sixième de toutes les branches professionnelles, il y a un manque de personnel qualifié qui prend une telle tournure qu'il met à mal la compétitivité de bon nombre d'entreprises, à en croire les dires des cadres. Selon une étude de Prognos AG ("Arbeitslandschaft 2030") : "en 2015, il manque un bon million de diplômés du supérieur - 180 000 de plus que le nombre auquel s'attendaient les économistes pour cette même année, avant l'arrivée des réfugiés. Concernant la main-d'œuvre professionnellement qualifiée, le trou est toujours estimé à 1,3 million. Et il va même manquer aux entreprises environ 550 000 ouvriers sans qualification en 2015."4 En Allemagne de l'Est, le manque de personnel qualifié entraîne d'ores et déjà le cercle vicieux suivant : la fuite de la main-d'œuvre jeune vers l'Allemagne de l’Ouest, au taux constamment supérieur à celui des arrivants, provoque la fermeture de petites et moyennes entreprises, ce qui à son tour accélère encore le processus de départ.

Dans cette situation, le flux de nombreux réfugiés de guerre de ces dernières semaines constitue une véritable manne céleste pour l'économie allemande. Et cette dernière se montre très reconnaissante : Telekom offre son aide pour le logement et le ravitaillement des réfugiés ainsi qu’un soutien personnalisé vis-à-vis des instances officielles, Audi a dépensé un million d'euros dans des initiatives en faveur des réfugiés, Daimler et Porsche envisagent de créer des places d'apprentis pour les jeunes réfugiés, Bayer soutient les initiatives de ses employés en faveur des réfugiés. Il va de soi que la "responsabilité sociale" dont se targuent les entreprises sert en réalité leurs intérêts. Il s'agit tout bonnement de tirer profit du potentiel d'exploitation que recèlent les réfugiés.

En particulier, les réfugiés syriens représentent une source intéressante de capital humain dont les entreprises d'ici ont un besoin pressant. Premièrement, ils sont dans leur grande majorité jeunes ; ils pourraient ainsi contribuer à rajeunir la pyramides des âges dans les entreprises et - en général - faire baisser la moyenne d'âge de la société. Deuxièmement, les réfugiés syriens sont clairement mieux formés que d'autres réfugiés, comme le montrent les enquêtes de l'Office Fédéral pour la Migration et les Réfugiés.5 Plus d'un quart d'entre eux possède une formation de niveau supérieur et représente une source particulièrement lucrative de main-d'œuvre, dont les qualifications d'ingénieurs, de techniciens, de médecins, de personnel soignant entre autres sont ici ardemment recherchées. Les entreprises allemandes profitent même de ces réfugiés à un double point de vue : tout d'abord, cela leur permet de combler les déficits en main-d'œuvre ; ensuite le capital allemand tire avantage de l'effet (thématisé dans les années 70 sous le terme de "brain drain") de siphonage de la main-d'œuvre hautement qualifiée dans le tiers-monde permettant de s'épargner une part considérable de ses coûts de reproduction (c'est-à-dire les coûts d'éducation, d'école, d'université, etc.) au détriment des pays d'origine.

Venons-en au troisième avantage rendant les réfugiés syriens à ce point attractifs pour l'économie allemande. Il s'agit de l'extraordinaire motivation de ces êtres humains qui fascine tant les chefs de l'économie, tel le président de Daimler, Dieter Zetsche. La mentalité de ces êtres humains complètement impuissants, exposés durant des années à la terreur des bombes incendiaires d'Assad et à l'horreur de l'État Islamique, qui ont tout perdu de leur vie antérieure et vécu la terrible expérience de la fuite vers l'Europe, en fait des proies reconnaissantes pour le système d'exploitation capitaliste. Échappés de l'enfer, ils sont prêts à trimer durement pour de petits salaires, tout en pensant que, pour eux, tout ne peut aller que mieux. C'est exactement avec la même mentalité que les Trümmerfrauen ("les femmes des décombres")6 qui, plutôt que de se soumettre à la fatalité et de rester les bras croisés, ont déblayé et débarrassé de leurs ruines les villes allemandes dévastées à mains nues, prenant ainsi une part décisive à la reconstruction et au "miracle économique" allemand de l'après-guerre (Wirtschaftswunder)7 comme l'oublient volontiers les économistes bourgeois.

Cette énergie et cet esprit d'initiative incroyables dont témoignent aussi les réfugiés syriens offrent pour la bourgeoisie allemande une source de capital humain prometteuse de profits. En outre, tout comme les immigrés des années 1960 et 1970, ils risquent à court terme de servir de masse de manœuvre à la disposition du capital pour maintenir ou même augmenter la pression sur les salaires.

Les rendements impérialistes

Mais les réfugiés syriens forment aussi une masse de manœuvre pour l'impérialisme allemand, comme cela s'est avéré dans les jours et semaines passés, dans le contexte de l'aggravation de la guerre civile. Et même à plus d'un point de vue. Ainsi, le gouvernement fédéral instrumentalise-t-il la question des réfugiés non seulement sur le plan moral, mais aussi sur le plan politique, en clouant au pilori les autres pays mais aussi comme par hasard le pays traditionnels de l'immigration, notamment les États-Unis, pour leurs hésitations à accueillir des réfugiés. Ces derniers jours, nous avons pu voir de clairs indices indiquant que l'Allemagne donnait une nouvelle orientation à sa politique vis-à-vis de la Syrie. Reliant savamment le drame des réfugiés à une prétendue solution du conflit syrien, les principaux représentants de la politique étrangère allemande (Steinmeier et Genscher entre autres) en sont venus à souligner la nécessité d'intégrer la Russie, l'Iran, et même (temporairement) le massacreur Assad au processus de paix en Syrie. Bien plus, Berlin et le Kremlin sont unanimes pour faire reculer la guerre en Ukraine, afin que toutes les forces se concentrent sur la gestion de la situation en Syrie. Même le passage à l'acte de Poutine, déployant des forces militaires supplémentaires dans la ville syrienne de Lattaquié, n'a pas été une cause particulière d'irritation pour le gouvernement fédéral. Le ministre de l’Économie Gabriel réclamant même la fin des sanctions économiques envers la Russie, affirmant qu'on ne "pouvait pas d'une part maintenir à long terme les sanctions et, d'autre part, réclamer (...) la collaboration."

Avec cette réorientation, la politique allemande s'achemine, pour la première fois depuis la guerre en Irak, à nouveau vers la confrontation ouverte avec les États-Unis. Ces derniers, par le biais du Département d’État (le ministère des Affaires Étrangères) ont, ces derniers temps, haussé le ton vis à vis d'Assad et se sont montrés loin d'être amusés par la dernière offensive diplomatique de Poutine lors de la dernière assemblée générale de l'ONU. Leur attitude par rapport à l’État Islamique est en revanche pour le moins très ambivalente ; leur rôle dans la percée de l’État Islamique comme mouvement de masse a été extrêmement douteux, et la tiédeur avec laquelle les États-Unis s'y attaquent, pose toute une série de questions quant aux véritables intentions de l'impérialisme américain vis-à-vis de cette organisation terroriste.

Le changement de cours intervenu dans la politique extérieure allemande semble en partie résulter des interventions et de la pression de l'industrie allemande. Au sein de celle-ci les critiques envers les sanctions prises contre la Russie montent d'autant plus qu'il apparaît nettement que c'est l'économie allemande qui en supporte les dommages les plus importants, tandis que les grandes entreprises américaines comme Bell ou Boeing continuent à réaliser de brillantes affaires avec la Russie en dépit des sanctions. Alors que le volume des transactions de l'économie allemande dans le commerce avec la Russie s'est effondré de 30%, dans la même période le négoce entre les États-Unis et la Russie a augmenté de 6%. En plus de ces raisons économiques, des arguments politiques entrent également en ligne de compte pour le capitalisme allemand contre le maintien de l'embargo économique envers la Russie. Ne disposant pas d'un potentiel militaire de menace et de dissuasion comparable à celui des États-Unis, l'impérialisme allemand doit avoir recours à d'autres moyens pour faire valoir son influence sur le plan mondial. L'un de ceux-ci est sa puissance économique et industrielle que la politique allemande utilise pour forcer et contraindre le développement de relations commerciales. Un aspect qui montre le mélange de la politique et du business ainsi que l'instrumentalisation politique de projets économiques sont les visites d’État officielles dans des pays comme la Chine, l'Inde, le Brésil ou la Russie où le chancelier (ou la chancelière) est systématiquement accompagné de tout une suite de hauts dirigeants de grandes entreprises allemandes, et même de représentants de la petite et moyenne industrie de la construction de machines-outils. En ce sens, la politique de sanction prive la bourgeoisie allemande de plus d'un contrat et va ainsi à l'encontre de ses intérêts impérialistes.

La masse de réfugiés syriens accueillie par l'Allemagne doit aussi être considérée comme un autre moyen de compenser sa faiblesse militaire - et là, la boucle est bouclée. Dans ce contexte, il ne faut pas sous-estimer l'effet politique à long terme de la pulsion profondément humaine de la reconnaissance et de la gratitude sur les relations entre des pays. L'évidente sympathie manifestée par les réfugiés profondément impressionnés par l'attitude secourable d'une grande partie de la population locale, est un point que la bourgeoisie allemande pourra faire prévaloir. Cette dette de remerciement, contractée à l'égard de l'Allemagne par bon nombre de ceux qui sont venus s'y échouer, peut à long terme devenir un sésame pour les intérêts de l'impérialisme allemand au Proche et au Moyen-Orient ; elle peut faire surgir des fractions pro-allemandes qui pourront faire du lobbying au profit des intérêts allemands dans leurs pays d'origine.

L'exploitation idéologique

Ce qui saute immédiatement aux yeux, c'est le changement d'apparat du nationalisme allemand. Jusqu'à récemment encore (dans la crise grecque), qualifiée à l'étranger de "IVème Reich" et ses représentants volontiers caricaturés parés d'emblèmes nazis, présentés comme sans cœur et sans merci, l'Allemagne se repaît désormais de la gloire fraîchement acquise en tant que sauveuse des damnés de la terre. Les Allemands passent mondialement pour les "bons". Jamais depuis sa fondation, la réputation de la République Fédérale Allemande n'a été aussi bonne qu'aujourd'hui. En plus de son effet à l'extérieur, ce lifting exerce son rayonnement aussi vers l'intérieur, sous la forme du démocratisme. L’État allemand se donne en ce moment des allures de parangon en matière de proximité du citoyen, d'ouverture au monde et de tolérance, mettant ainsi en œuvre un processus funeste pour la classe ouvrière - de dissolution des classes sociales dans l'unité nationale. Et la chancelière Merkel, la froide physicienne, trouve visiblement un plaisir croissant dans son nouveau rôle de Sainte Mère, protectrice des demandeurs d'asile. Comment disait-elle déjà ? "Si maintenant, nous commençons à devoir nous excuser de montrer un visage amical dans les situations d'urgence, alors cela n'est pas mon pays."

On ne peut pas le dire de façon plus pertinente. Dans les faits, il s'agit exclusivement de montrer un visage sympa ; et derrière la mine amicale, on continue allègrement à traquer et à diviser. Ainsi, parallèlement à la "culture de la bienvenue", on effectue une division cynique entre les réfugiés de guerre et les "pseudo-demandeurs d'asile", une sélection sans merci des "réfugiés économiques", la plupart du temps des jeunes gens des Balkans sans perspective autre que la paupérisation. En vitesse, l’État fédéral et les Länder se sont mis d'accord pour déclarer de façon délibérée le Kosovo, la Serbie et le Monténégro être des pays sûrs et supprimer ainsi tout fondement à la demande d'asile de la part des personnes originaires de ces régions. Cependant, même les "vrais" demandeurs d'asile ne sont eux-mêmes pas épargnés par les attaques venimeuses du monde politique ou des médias, comme le montrent celles du ministre fédéral de l'Intérieur de Maizière contre des réfugiés récalcitrants.

En outre, certains médias, en dépit de toute la rhétorique jusqu’au-boutiste de la part de la chancelière ("On va y arriver !") sont infatigables pour attiser la panique et les angoisses au sein de la population nationale. On parle là de peuples entiers qui se mettraient en route vers l'Europe, ici on dénonce le péril d'attaques terroristes fomentées par les "taupes" islamistes venues avec l'armée de réfugiés et on se demande quand l'atmosphère au sein de la population va-t-elle "changer". Mais surtout, le chœur de ceux qui mettent hystériquement en garde contre le "débordement" de l'Allemagne par les masses de réfugiés et vocifèrent que la barque est pleine, prend de l'ampleur.

Il n'est pas très difficile d'apprécier laquelle des deux voies, l'ouverture ou la fermeture des frontières, finira par s'imposer. La politique des "frontières ouvertes" n'a été, on peut partir de ce principe, qu'un intermède exceptionnel, unique dans le temps ; le futur proche sera marqué par un nouveau verrouillage des frontières, aussi bien au plan national que dans l'UE. À l'avenir, comme le prévoient ses plans, la sélection des demandeurs d'asile "utiles" pour l'Allemagne doit s'opérer directement sur place, dans les pays d'origine. La campagne contre les passeurs est particulièrement perfide ; elle ne vise vraiment pas uniquement les bandes mafieuses, mais aussi tous ceux qui aident professionnellement les réfugiés à fuir sans en tirer profit. "L'Union Européenne, qui veut être un espace de liberté, de sécurité et de droit ainsi que ses États-membres ont créé un système qui rend presque impossible aux personnes poursuivies, torturées et opprimées qui ont un besoin urgent d'assistance de trouver protection en Europe sans recours à des passeurs professionnels. Traduire ces derniers devant les tribunaux et les mettre en prison, c'est hypocrite, contradictoire et profondément inhumain." écrit à ce propos le Republikanische Anwältinnen-und Anwälteverein (RAV) dans sa Lettre d'Information "Éloge des passeurs".

Il est incontestable que le monde vit avec la vague actuelle de réfugiés un drame d'une dimension qu'il n'avait encore jamais connue. En 2013, on comptait 51,2 millions de personnes déplacées, fin 2014 leur nombre atteignait 59,5 millions, soit la plus importante augmentation en l'espace d'une année et record absolu enregistré par le HCR des Nations Unies jamais atteint au niveau mondial. Il est indéniable que peu à peu les choses échappent à tout contrôle. Après la Syrie, la Libye menace aussi de déraper dans une guerre civile totale, avec toutes les conséquences identiques à la Syrie. Dans les camps de réfugiés au Liban, en Jordanie et en Turquie, où la grande majorité des réfugiés de guerre syriens ont trouvé asile, se profile la menace d'une prochaine migration de masse en direction de l'Europe, suite aux réductions drastiques de ses aides par l'ONU, la faim s'ajoutant désormais à l'absence désespérante de toute perspective.

Cependant les médias sont justement portés à sur-dramatiser les conditions déjà dramatiques et d'en rajouter encore une couche. Ainsi depuis quelques temps, le spectre d'une migration de peuples entiers hante le grand public, la télévision diffuse le scénario effroyable de millions d'Africains attendant, tous bagages prêts, de saisir la moindre occasion pour déferler et tenter leur chance en Europe. De telles assertions ne servent qu'à semer l'angoisse et la peur dans la population européenne, et, pour le moins, ne correspondent en rien aux faits. Si l'on examine de plus près les mouvements de réfugiés, on peut constater que la plus grande partie des réfugiés dans le monde cherche un abri dans les pays voisins du pays d'origine ; ce n'est que lorsque tout espoir de retour a disparu que ceux des réfugiés qui ont les moyens financiers de se le permettre, prennent la route longue et périlleuse vers l'Europe, l'Amérique du Nord ou l'Australie. La rumeur d'exodes de masse en provenance d'Afrique est jusqu’alors dépourvue de tout fondement ; les migrations sur le continent noir sont largement moins chaotiques que ne le font supposer les annonces épouvantables des médias. Fréquemment, des communautés villageoises entières vendent tous les biens et avoirs mobiliers pour financer le voyage vers l'Europe d'un seul jeune homme choisi par l'ensemble de la communauté, lequel est investi de la responsabilité de soutenir le village par la suite. Voilà quel est le modèle de migration du travail éprouvé depuis des décennies.

Cependant, effrayé par le nombre croissant de réfugiés, le gouvernement fédéral se voit contraint d'agir sur les causes profondes du drame des réfugiés, comme il dit. Mais la montagne accouche d'une souris. Tout ce qui vient à l'esprit de Merkel & Co en matière de solution sur le fond à ce problème global, ce ne sont que de belles paroles et quelques centaines de millions d'euros à sortir de la caisse pour financer les camps de réfugiés en Turquie et au Liban. Pas un mot sur la responsabilité des principales nations industrielles dans la destruction des bases d'existence de l'humanité dans le tiers-monde. Laissons encore une fois la parole au Republikanische Anwältinnen- und Anwälteverein (RAV) qui se rapproche des véritables causes de la misère des prétendus pays en développement, même s'il comporte d'une manière ou d'une autre une imprécision (que veut-on entendre par "les Européens", qui est ce "nous"?) : "L'Europe a, pour beaucoup de ces raisons, créé les causes et continue à le faire aujourd'hui encore. Les relations politiques que les puissances coloniales européennes ont laissé derrière elles après leur retrait, y inclus les tracés de frontières arbitraires, n'en sont qu'une partie. Du 16ème au 18ème siècle, les Européens ont envahi l'Amérique du Sud, pataugeant jusqu'aux cuisses dans le sang, dévalisé par bateaux entiers l'or et l'argent qui ont servi de capital de démarrage pour l'économie en train d'éclore. Les Européens ont transformé environ 20 millions d'Africains en esclaves pour les vendre dans le monde entier. Par la vampirisation de leurs matières premières, la surpêche à blanc de leurs mers, l'exploitation de leur main-d'œuvre pour la production à moindre coût et l'exportation de produits alimentaires hautement subventionnés qui anéantit l'agriculture de ces pays, nous nous trouvons aujourd'hui encore aux crochets de la population de la plupart des pays d'émigration." (Idem)

Populisme et pogromisme

La formation des États nationaux dans les pays industrialisés au XIXe siècle reposait sur deux fondements. Le premier d'entre eux, la centralisation économique, était très rationnel ; en revanche l'autre était de nature complètement irrationnelle. La constitution en nation aux XVIIIe et XIXe siècles a eu lieu sur la base de mythes fondateurs pouvant contenir toutes sortes de récits mais qu'une idée fondamentale, un même mythe commun fictif unissait : la fable d'une grande communauté nationale, d'une famille même, se définissant par une origine commune (la "parenté du sang"), la culture et la langue. Ce trait caractéristique de la nation bourgeoise de se tourner vers l'intérieur, de se replier sur soi vis-à-vis de l'extérieur d'une part, et la tendance orientée vers l'extérieur de chaque capitaliste aspirant à la conquête du monde d'autre part, forme l'une des principales contradictions étreignant inextricablement le capitalisme.

L'actuelle crise des réfugiés montre à quel point il est délicat de concilier ces deux principes. S'il dépendait seulement des dirigeants de l'économie, le flot de réfugiés au meilleur âge de travailler ne devrait si possible jamais cesser. Cela ne leur poserait aucun problème qu'un million de réfugiés arrive annuellement. Cependant, ce qui a du sens au plan économique, peut avoir politiquement des conséquences fatales. Car, dans le capitalisme, les réfugiés ne sont pas seulement de pauvres va-nu-pieds mais en même temps des concurrents dans la lutte pour les logements, l'assistance sociale, les emplois. Ce qui n'est pas un motif d'appréhension pour les capitalistes en est un pour les allocataires Hartz IV8, les employés à bas salaire, les déracinés locaux.

Ce n'est, bien sûr, pas la première fois qu'une vague de réfugiés déferle sur l'Allemagne. Dans les cinq années de l'après-guerre (1945-50), plus de douze millions d'expulsés des anciennes provinces de l'Est et de Bohème-Moravie se dirigèrent vers l'Allemagne en ruines dont la population souffrait de privations. Il est évident qu'à cette époque, il ne pouvait être question de "culture de la bienvenue". Au contraire, les expulsés se heurtaient à une rancune, une haine et un rejet massifs de la part de la population locale. Finalement, l'intégration sociale et non seulement professionnelle des expulsés parvint à s'accomplir avec bien moins de difficultés qu'il n'était à craindre, ce qui tint à deux conditions : premièrement, au fait que les expulsés provenaient du même espace linguistique et culturel, deuxièmement, au contexte de la reconstruction qui s'enclencha (au moins en Allemagne de l'Ouest) avec la création de l'union monétaire qui aspira toute la main-d'œuvre disponible à tel point que c'étaient les patrons qui se faisaient concurrence pour la main-d'œuvre devenue rare. Aujourd'hui en revanche, les masses de réfugiés proviennent tous sans exception d'une zone culturelle et linguistique étrangère et se heurtent à une société qui, depuis de longues années, se trouve dans un mouvement de crise générale en constante aggravation où la guerre pour le partage du travail, des logements, de la formation a pris une envergure insoupçonnée, tout en catapultant des fractions de la population toujours plus importantes dans la paupérisation.

Lorsqu'à la crise générale s'ajoute le manque de perspective, l'absence d'un contre-projet social à la misère capitaliste, le populisme politique est à la noce, se nourrissant d'un phénomène que Marx a appelé "la religion de la vie quotidienne". Il s'agit de la mentalité des "petites gens" qui refuse de reconnaître que le capitalisme, à la différence des formes sociales du passé, est un système dépersonnalisé, chosifié au sein duquel le capitaliste particulier n'est pas un acteur souverain sur le marché, mais au contraire est mu par celui-ci ou, comme Engels le dit, est dominé par son propre produit, et dans lequel la classe politique est animée par les "nécessités" et non ses propres prédilections. C'est l'état d'esprit du petit-bourgeois philistin outragé qui s'insurge contre la classe dominante et vitupère "ses" représentants, mais qui finit par se jeter dans les bras de ceux qu'il invectivait il y a peu encore de "traîtres au peuple" dans l'espoir d'y trouver une protection contre les "étrangers". C'est une mentalité complètement réactionnaire célébrant le conformisme comme idéal suprême et désireuse de déchaîner des pogroms contre ceux qui pensent autrement, qui ont une autre couleur, contre tout ce qui est différent.

Le mouvement Pegida9, principalement établi dans l'Est de l'Allemagne est un exemple tout aussi parlant qu'abject de cet état d'esprit extrêmement étroit, intolérant et tartuffe. Son cri de guerre "Nous sommes le peuple" ignore complètement que la classe ouvrière, le "peuple" (pour reprendre son jargon), en Allemagne et ailleurs n'a jamais (et aujourd'hui moins encore) présenté une composition homogène telle que ce mouvement le fantasme. Son boycott de la "presse du mensonge" ainsi que ses glapissements furieux envers les partis établis (allant jusqu'à des menaces de mort envers des hommes politiques) n'illustrent que sa déconvenue quant à la "trahison" de la politique et des médias, comme si le but de ces institutions profondément bourgeoises était de restituer ou de représenter la "volonté du peuple". En réalité, leur haine débridée n’est pas dirigé contre la classe dominante mais contre les plus faibles de la société, comme le prouvent jour après jour leurs rassemblements devant les foyers de réfugiés, leurs lâches attaques contre les hébergements de réfugiés et d'étrangers. Ce qui est complètement typique du pogromisme, c'est que ce sont justement les parties de la population les moins en mesure de se défendre qui doivent leur servir de boucs-émissaires et faire les frais de leurs existences détraquées (Que l'on se réfère seulement au passé de petit criminel d'un Lutz Bachmann !)10.

Le problème du populisme et du pogromisme contraint les partis établis, en particulier les partis de gouvernement à jouer avec le feu. Ils ressemblent, dans leur action, au célèbre apprenti-sorcier qui laisse s'échapper de sa bouteille le (mauvais) génie de la panique et de la haine des étrangers, risquant ainsi d'en perdre le contrôle. Jusqu’à maintenant, au contraire de la plupart des autres États européens, la bourgeoisie allemande est parvenue à empêcher l'émergence d'un parti populiste, de gauche comme de droite, ce qui, en raison de son passé funeste, est une préoccupation particulièrement importante. Il va aussi dépendre de la manière dont la crise des réfugiés sera traitée que les choses demeurent ainsi. Tout semble indiquer que ce sont particulièrement les milieux populistes de droite qui profitent de la politique de Merkel. En plus d'AfD qui, comme nous l'avons mentionné en introduction, progresse actuellement dans les sondages d'opinion, le mouvement Pegida cité plus haut semble avoir le vent en poupe. Les "manifestations du lundi"11 à Dresde sont à nouveau fréquentées par des foules de plus de 10 000 personnes, dont le potentiel d'agression a clairement augmenté, tant par la parole que par les voies de faits.

Comment la bourgeoisie allemande s'y prend-elle avec ce problème ? Premièrement, il faut constater que, d'une part, la classe politique ne s'oppose plus aux attentats des « bas de plafond » d'extrême-droite en les banalisant et en en minimisant la gravité comme elle l'a fait jusqu'alors, mais en les qualifiant désormais de "terroristes". Cela est important dans la mesure où, en Allemagne, le terme de "terrorisme" provoque certains réflexes et des associations d'idées à la Seconde Guerre mondiale, où l'on procédait massivement à l'exécution pure et simple de prétendus saboteurs, ou bien éveille le souvenir de "l'automne allemand" de 197712 où l'on a élevé les terroristes de la RAF au rang « d'ennemi public n°1 » de l’État. En outre, en usant de l'accusation de terrorisme, l'État emploie les grands moyens pour empêcher que le harcèlement ne dépasse trop les bornes. En même temps l'AfD s'est divisée et en prend pour son grade dans les médias. Enfin, on a pu observer aussi comment politiciens et médias se sont efforcés de situer le mouvement Pegida dans la proximité du néonazisme, ce qui a toujours constitué un moyen éprouvé pour isoler socialement en Allemagne les mouvements de protestation, quelle qu'en soit la couleur.

D'autre part, les partis établis mettent tout en œuvre pour donner l'impression qu'ils comprennent les préoccupations et les angoisses de la population. Ainsi, le gouvernement fédéral tente-t-il, à coups de promesses financières et de pression morale, de décider d'autres pays de l'UE de délester l'Allemagne d'une partie des réfugiés syriens - pour l'instant sans succès. La Grande Coalition a concocté à toute vitesse une loi permettant la reconduite immédiate aux frontières ("beschleunigtes Abschiebeverfahren") et a réalisé le tour de force de commencer à l'appliquer avant même qu'elle n'entre en vigueur, uniquement dans le but de pouvoir prêcher auprès de l'électorat qu'on le protège contre la "sur-colonisation étrangère" (Überfremdung)13 . Au sein du gouvernement, il est déjà question d'un taux de reconduite aux frontières de 50% des réfugiés arrivant en Allemagne. Ce sont essentiellement le président de la CSU Seehofer et son secrétaire général Söder qui, dans ce processus où il existe un partage du travail, assument le rôle des "bad guys" et réclament avec véhémence la fermeture des frontières ainsi que la limitation du droit d'asile inscrit dans la Constitution.

Les conséquences pour la situation de la classe ouvrière

En un certain sens, ces différentes conceptions au sein de la Coalition reflètent l'état d'esprit diffus existant dans la population, c'est-à-dire parmi les salariés et les chômeurs de ce pays. Il y a une minorité croissante et fortement bruyante au sein de la population en général et de la classe ouvrière en particulier, faisant plutôt partie de sa composante la moins qualifiée, le plus souvent socialisée dans le contexte de l'ex-RDA et/ou vivant des allocations étatiques, qui forme un terrain sensible aux campagnes antimusulmanes de certains chantres du monde de la politique ou de la culture (Sarrazin, Broder, Pirinçci, Buschkowsky, etc.) et dont les porte-paroles sont la CSU et certains secteurs de la CDU14. Et il y a la majorité silencieuse, qui, jusque lors avait laissé à de jeunes activistes, la plupart venant du milieu antifasciste, le soin de faire pièce au harcèlement raciste sous forme de blocages de rues et de contre-manifestations et qui s'est alors sentie obligée, au vu des images de misère des Balkans, d'exprimer fortement sa protestation contre l'inaction des États européens et son indignation vis-à-vis des exactions contre les étrangers à Dresde, Heidenau et Freital, applaudissant ostensiblement les réfugiés en leur faisant des haies d'honneurs à leurs arrivée dans les gares de Munich, Francfort ou d'ailleurs, ou en s'engageant par milliers en tant que bénévoles pour la gestion des masses de réfugiés ou en inondant les centres d'accueil de dons de toutes sortes.

La solidarisation spontanée de vastes parties de la population a, par sa force, surpris la classe dominante et l'a prise à contre-pied ; cette dernière n'étant pas disposée à promouvoir la sympathie envers les réfugiés de guerre mais plutôt à créer une atmosphère de panique et d'isolement. Cependant, Merkel révéla à nouveau son flair infaillible pour sentir les ambiances et les états d'âme au sein de la société. Exactement comme lors de l'accident nucléaire majeur (Grösster anzunehmender Unfall - GAU) de la centrale de Fukushima, où, pratiquement du jour au lendemain, elle s'est débarrassée des règles d'or des conservateurs en matière d'énergie atomique, Merkel a pris un même tournant abrupt en matière de politique d'asile résiliant au passage l'accord de Dublin qui avait jusque maintenant permis à la bourgeoisie allemande de se défausser élégamment de toute responsabilité par rapport aux réfugiés venus s'échouer en Italie et dans les autres pays de l'UE à 'frontières extérieures'.

Nous avons déjà mentionné quelques-uns des mobiles qui ont poussé Merkel à adopter sa "politique des frontières ouvertes". Il est cependant possible qu'un autre motif ait joué un rôle dans cette politique à risque. Depuis les élections au Bundestag de 2005, où la victoire qui lui paraissait acquise lui échappa parce que le chancelier en exercice Schröder était parvenu à instrumentaliser contre elle le tournant libéral qu'elle avait inauguré au congrès de Leipzig de la CDU en 2003, elle a appris quelles conséquences peut avoir la tendance des représentants politiques à ne pas tenir compte de l'état d'esprit "à la base". Imaginons quel impact auraient pu avoir les images de centaines de milliers de réfugiés abandonnés à la frontière hongroise, ainsi que les gros titres qui, dans cette éventualité, se seraient étalés pendant des mois, sur le comportement électoral de ceux qui souhaitent aujourd'hui la bienvenue aux réfugiés de guerre de Syrie.

Selon toute apparence, deux groupes dans la population sont particulièrement impliqués dans la solidarisation avec les réfugiés. D'une part des jeunes, qui, à d'autres moments et en autres lieux auraient tout aussi bien pu participer au mouvement anti-CPE ou à celui des Indignés. D'autre part, des gens plus âgés qui, ou bien du fait leur expérience propre, ou bien de par la tradition transmise par leurs parents concernant les expulsés à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, savent ce qu'est le sort des réfugiés et ne peuvent être indifférents aux camps, aux barbelés et aux déportations. Ayant grandi dans les sombres décennies du XXe siècle, cette génération est impulsivement poussée à agir différemment aujourd'hui. L'importante participation de retraités témoigne de quelque chose d'autre encore : le profond désir de rajeunissement de la société, de présence d'enfants et d'adolescents chez de nombreuses personnes âgées. Ce désir de rajeunissement se distingue de la demande de main-d'œuvre jeune de l'économie allemande. Le vieillissement de la société constitue un problème central non seulement pour le capitalisme mais tout bonnement pour l'humanité, car l'absence de jeunesse ne signifie pas seulement une privation d'une source de joie et vivre et de vitalisation pour les vieux mais bien plus la mise à mal de l'une des fonctions les plus importantes dans l'évolution de l'humanité : la transmission du trésor d'expériences à la génération des petits-enfants.

Au final, se pose la question si cette vague de solidarisation forme un mouvement de classe. Nous pensons qu'il n'en possède aucune des caractéristiques. Ce qui saute aux yeux, c'est son caractère complètement apolitique ; et, au contraire, la solidarité qui se manifeste a un caractère complètement caritatif. Il n'y a quasiment aucune discussion, aucun échange d'expériences entre jeunes et vieux, entre natifs et réfugiés (en dernier lieu aussi du fait de la barrière de la langue). Tout point de départ pour une auto-organisation, pour des structures autonomes, extra-étatiques fait défaut ; au lieu de cela, les centaines de milliers de bénévoles se font les hommes de peine d'un État qui, en dépit des gesticulations pour la galerie de Merkel, manque de tout et dont les représentants après avoir mené les bénévoles à l'épuisement par leur propre inaction rabâchent désormais leurs discours sur les "limite des capacités".

Encore une fois, la vague de solidarisation qui a traversé l'Allemagne les semaines passées ne s'est pas déroulée sur un terrain de classe. La population laborieuse, sujet principal de la solidarité, s'est dissoute presque sans laisser de traces dans le "peuple". C'était aussi le cas lors du mouvement mondial de solidarité en faveur des victimes du tsunami de 2004. Alors, comme aujourd'hui, la solidarité était dépourvue de tout caractère de classe et s'exprima dans le cadre d'une campagne interclassiste. Cependant, à la différence du tsunami qui s'est produit très loin en Asie, la misère des réfugiés se développe sous nos yeux à notre porte, si bien que la solidarité et tout ce qui la concerne prennent une toute autre dimension.

En fait, la crise des réfugiés qui ne fait que juste commencer peut devenir une question décisive pour la classe ouvrière. Il n'est pas encore fixé comment la classe ouvrière, ou plutôt ses parties prépondérantes au plan national comme international, vont régir à cet enjeu : par le développement de la solidarité ou par la démarcation et l'exclusion. Si notre classe parvient à retrouver son identité de classe, la solidarité peut être un important moyen unificateur dans sa lutte. Si par contre, elle ne voit dans les réfugiés que des concurrents et une menace, si elle ne parvient pas à formuler une alternative à la misère capitaliste, permettant à tout individu de ne plus être contraint de fuir sous la menace de la guerre ou de la faim, alors nous serions sous la menace d'une extension massive de la mentalité pogromiste, dont le prolétariat en son cœur ne saurait être épargné.

FT, 07/11/2015

 

1 Alternative pour l'Allemagne est un parti eurosceptique créé en 2013, suite aux politiques présentées comme sans alternatives menées lors de la crise de la dette dans la zone euro, il est surnommé le « parti des professeurs » car comptant parmi ses membres fondateurs de très nombreux professeurs d'économie, de finances publiques et de droit. Se présentant comme anti-euro mais pas anti-Europe, sa proposition phare est la dissolution progressive de la zone euro. Les membres du parti (qui se revendique d'être "ni de droite ni de gauche") sont unis par le sentiment que l'Allemagne a trop payé pour les autres, notamment dans les fonds de secours pour la zone euro, et réclament le retour du Mark. Il ne demande pas tant que l'Allemagne quitte la zone euro, mais que ceux qui ne respectent pas la discipline budgétaire puissent le faire (d’après Wikipédia). (NdT)

2 Ministre de l'Économie (NdT)

3 Angela Merkel étant la personnalité servant alors de cible favorite de toutes les critiques. (NdT)

4 Handelsblatt, 9 octobre 2015.

5 Bundesamt für Migration und Flüchtlinge - BAMF

6 Les femmes des décombres désignent les femmes allemandes et autrichiennes, souvent veuves ou dont les maris sont absents (soldats prisonniers, disparus ou invalides), qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, reprennent les villes en main et entreprennent leur déblaiement et la reconstruction du pays (d’après Wikipédia). (NdT)

7 Le Wirtschaftswunder (le « miracle économique ») désigne, dans l'histoire économique de l'Allemagne, la rapide croissance économique en Allemagne de l'Ouest (RFA) et en Autriche après la Seconde Guerre mondiale (d’après Wikipédia). (NdT)

8 Les réformes Hartz (du nom de leur inspirateur) sont les réformes du marché du travail prétendument « de lutte contre le chômage en vue d'améliorer le retour à l’activité des bénéficiaires d'allocations » adoptées entre 2003 et 2005 sous le mandat du chancelier socialiste G. Schröder et mises en place sous la forme de quatre lois dont la plus importante est la loi Hartz IV. (NdT)

9 Abréviation de « Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes » (Patriotes Européens contre l'Islamisation de l'Occident) , mouvement d'extrême- droite contre l'immigration islamique en Allemagne. Le mouvement a été lancé le 20 octobre 2014 par Lutz Bachmann et une douzaine de personnes. (d’après Wikipédia) (NdT)

10 Organisateur du mouvement anti-islamisation Pegida de 2014 jusque début 2015. Ancien braqueur, il est condamné à trois ans et demi de prison ferme pour seize cambriolages perpétrés dans les années 1990. Il s'enfuit en Afrique du Sud et prend une fausse identité avant d'être extradé. Il est ensuite condamné pour trafic de stupéfiants (d’après Wikipédia). (NdT)

11 Depuis le mois d'octobre 2014, le mouvement Pegida manifeste chaque lundi à 18h30 dans un parc de la ville de Dresde contre la politique d'asile du gouvernement et « l'islamisation de l'Allemagne ». (NdT)

12 L'automne allemand a été un ensemble d'événements de la fin de 1977 associés à l'enlèvement par le groupe terroriste Fraction Armée Rouge (RAF) de l'industriel et "patrons des patrons allemands" Hans Martin Schleyer et au détournement du Boeing de la Lufthansa "Landshut" par le Front Populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP). L'automne allemand a pris fin le 18 octobre avec la prise d'assaut par un commando des forces spéciales allemandes du "Landshut" sur l'aéroport de Mogadiscio, la mort de Schleyer et des figures de proue de la première génération de la RAF dans leur prison de Stammheim. Le chancelier social-démocrate Helmut Schmidt avait déclaré que "les ravisseurs [étaient] l'équivalent des nazis." (NdT)

13 Ce terme allemand difficile à rendre en français est souvent repris dans la presse tel quel sans le traduire. Dans le langage politique bourgeois, il a pris depuis les années 70 toute une palette de nuances. Actuellement, il prend plutôt l'acception de «proportion ‘excessive’ d'étrangers» et une nette coloration xénophobe. (NdT)

14 On appelle CDU/CSU la force politique formée en Allemagne au plan fédéral par les deux « partis-frères » de la droite démocrate-chrétienne et conservatrice, l'Union chrétienne-démocrate d'Allemagne (CDU), présente dans tous les Länder sauf en Bavière, et l'Union chrétienne-sociale (CSU), présente en Bavière seulement.

 

 

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Migrants et réfugiés, victimes du déclin du capitalisme