Soumis par Révolution Inte... le
Alors que la bourgeoisie cherche à réactiver le sentiment national, nous publions ci-dessous des extraits d’une œuvre classique de la gauche germano-hollandaise, une des plus claires avec “La question nationale et l’autonomie” de Rosa Luxemburg, sur cette question vitale pour le prolétariat.
Les nations modernes sont intégralement le produit de la société bourgeoise ; elles sont apparues avec la production des marchandises, c’est-à-dire avec le capitalisme et leurs agents sont les classes bourgeoises. La production bourgeoise et la circulation des marchandises ont besoin de vastes unités économiques, de grands domaines dont elles unissent les habitants en une communauté à administration étatique unifiée. Le capitalisme développé renforce sans cesse la puissance étatique centrale ; il accroît la cohésion de l’État et le démarque nettement par rapport aux autres États. L’État est l’organisation de combat de la bourgeoisie. Dans la mesure où l’économie de la bourgeoisie repose sur la concurrence, sur la lutte avec ses semblables, les associations dans lesquelles elle s’organise doivent nécessairement lutter entre elles : plus le pouvoir d’État est puissant, plus grands sont les avantages auxquels aspire sa bourgeoisie. (…) L’étendue de l’État national et son développement capitaliste font qu’une extrême diversité de classes et de populations y coexistent. (…) La concurrence est le fondement de l’existence des classes bourgeoises. (…) La nation en tant que communauté solidaire constitue pour ceux qui en font partie une clientèle, un marché, un domaine d’exploitation où ils disposent d’un avantage par rapport aux concurrents d’autres nations. (...) La nation se présente à nous comme une puissante réalité dont nous devons tenir compte dans notre lutte. (...) La nation est une entité économique, une communauté de travail, y compris entre ouvriers et capitalistes. Car le capital et le travail sont tous deux nécessaires et doivent se conjuguer pour que la production capitaliste puisse exister. C’est une communauté de travail de nature particulière ; dans cette communauté, le capital et le travail apparaissent comme des pôles antagonistes ; ils constituent une communauté de travail de la même manière que les animaux prédateurs et leurs proies constituent une communauté de vie. (...) Plus les ouvriers prennent conscience de leur situation et de l’exploitation, plus fréquemment ils luttent contre les patrons pour l’amélioration des conditions de travail, plus les relations entre les deux classes se transforment en inimitié et en lutte. Il y a tout aussi peu de communauté entre eux qu’il peut s’en créer entre deux peuples qu’oppose constamment un conflit de frontière. Et plus les ouvriers se rendent compte du développement social et plus le socialisme leur apparaît comme le but nécessaire de leur lutte, plus ils ressentent la domination de la classe des capitalistes comme une domination étrangère, et par ce mot, on se rend compte à quel point la communauté de caractère s’estompe. (...) Peut-on imaginer plus antagonistes que les orientations de la volonté de la bourgeoise et du prolétariat ? (...) Toutes les autres classes s’enthousiasment ensemble pour ce qui fait la grandeur et la puissance extérieure de leur État national – le prolétariat combat toutes les mesures qui y conduisent. Les classes bourgeoises parlent de la guerre contre d’autres États pour accroître leur propre pouvoir – le prolétariat pense à la manière d’empêcher la guerre ou de trouver dans la défaite de son propre gouvernement l’occasion de sa propre libération. (...) Le prolétariat n’a rien à voir avec ce besoin de concurrence des classes bourgeoises, avec leur volonté de constituer une nation. (...) Sous la domination du capitalisme, la nation ne peut jamais être pour eux [les prolétaires] synonyme de monopole de travail. Et ce n’est qu’à titre exceptionnel qu’on entend parler, chez des ouvriers rétrogrades (...) d’un désir de restreindre l’immigration. (...) Dans la lutte pour de meilleures conditions de vie, pour le développement intellectuel, pour la culture, pour une existence plus digne, les autres classes de leur nation sont les ennemis jurés des ouvriers alors que leurs camarades de classe allophones sont leurs amis et leurs soutiens. La lutte de classe crée dans le prolétariat une communauté internationale d’intérêts. Il ne peut donc être question pour le prolétariat d’une volonté de se constituer en nation par rapport aux autres nations qui serait fondée sur les intérêts économiques, sur sa situation matérielle. (...) Entre les travailleurs et la bourgeoisie une communauté de culture ne peut exister que superficiellement, en apparence et de façon sporadique. Les travailleurs peuvent bien lire en partie les mêmes livres que la bourgeoisie, les mêmes classiques et les mêmes ouvrages d’histoire naturelle, il n’en résulte aucune communauté de culture. Les fondements de leur pensée et de leur vision du monde étant totalement divergents, les travailleurs lisent dans ces œuvres tout autre chose que la bourgeoisie. Comme on l’a démontré plus haut, la culture nationale n’est pas suspendue dans l’air ; elle est l’expression de l’histoire matérielle de la vie des classes dont l’essor a créé la nation. Ce que nous trouvons exprimé dans Schiller et dans Goethe ne sont pas des abstractions de l’imagination esthétique, mais les sentiments et les idéaux de la bourgeoisie dans sa jeunesse, son aspiration à la liberté et aux droits de l’homme, sa manière propre d’appréhender le monde et ses problèmes. L’ouvrier conscient d’aujourd’hui a d’autres sentiments, d’autres idéaux et une autre vision du monde. Lorsqu’il est question dans sa lecture de l’individualisme de Guillaume Tell ou des droits des hommes, éternels et imprescriptibles, éthérés, la mentalité qui s’y exprime n’est pas la sienne, qui doit sa maturité à une compréhension plus profonde de la société et qui sait que les droits de l’homme ne peuvent être acquis que par la lutte d’une organisation de masse. Il n’est pas insensible à la beauté de la littérature ancienne ; c’est précisément son jugement historique qui lui permet de comprendre les idéaux des générations précédentes à partir de leur système économique. Il est à même de ressentir la force de ceux-ci et ainsi d’apprécier la beauté des œuvres dans lesquelles ils ont trouvé leur plus parfaite expression. Car le beau est ce qui embrasse et représente le plus parfaitement l’universalité, l’essence et la substance la plus profonde d’une réalité. À cela vient s’ajouter que, en beaucoup de points, les sentiments de l’époque révolutionnaire bourgeoise suscitent en lui un puissant écho ; mais ce qui trouve en lui un écho n’en trouve justement pas auprès de la bourgeoisie moderne. Cela vaut encore davantage en ce qui concerne la littérature radicale et prolétarienne. De ce qui enthousiasme le prolétaire dans les œuvres de Heine et de Freiligrath la bourgeoisie ne veut rien savoir. La lecture par les deux classes de la littérature dont elles disposent en commun est totalement différente ; leurs idéaux sociaux et politiques sont diamétralement opposés, leurs visions du monde n’ont rien en commun. Cela est vrai dans une beaucoup plus large mesure encore en ce qui concerne l’histoire. Ce que dans l’histoire la bourgeoisie considère comme les souvenirs les plus sublimes de la nation ne suscite dans le prolétariat conscient que haine, aversion ou indifférence. Rien n’indique ici la possession d’une culture commune. Seules les sciences physiques et naturelles sont admirées et honorées par les deux classes. Leur contenu est identique pour toutes deux. Mais combien différente de l’attitude des classes bourgeoises est celle du travailleur qui a reconnu en elles le fondement de sa domination absolue de la nature comme de son sort dans la société socialiste à venir. Pour le travailleur, cette vision de la nature, cette conception de l’histoire, ce sentiment de la littérature ne sont pas des éléments d’une culture nationale à laquelle il participe, mais sont des éléments de sa culture socialiste. Le contenu intellectuel le plus essentiel, les pensées déterminantes, la véritable culture des sociaux-démocrates allemands ne plongent pas leurs racines dans Schiller et dans Goethe, mais dans Marx et dans Engels. Et cette culture, issue d’une compréhension socialiste lucide de l’histoire et de l’avenir de la société, de l’idéal socialiste d’une humanité libre et sans classe, ainsi que de l’éthique communautaire prolétarienne, et qui par-là s’oppose dans tous ses traits caractéristiques à la culture bourgeoise, est internationale. Quand bien même elle diffère d’un peuple à l’autre par des nuances - tout comme la manière de voir des prolétaires varie selon leurs conditions d’existence et la forme de l’économie, quand bien même elle est, surtout là où la lutte des classes est peu développée, fortement influencée par les antécédents historiques propres à la nation, le contenu essentiel de cette culture est partout le même. Sa forme, la langue dans laquelle elle s’exprime, est différente, mais toutes les autres différences, même nationales, sont de plus en plus réduites par le développement de la lutte des classes et la croissance du socialisme. En revanche, la séparation entre la culture de la bourgeoisie et celle du prolétariat s’accroît sans cesse. (...) Ce que nous appelons les effets culturels de la lutte des classes, l’acquisition par le travailleur d’une conscience de soi, du savoir et du désir de s’instruire, d’exigences intellectuelles élevées, n’a rien à voir avec une culture nationale bourgeoise, mais représente la croissance de la culture socialiste. (...) Évidemment, cela ne veut pas dire que la culture bourgeoise, elle aussi, ne continuera pas à régner encore longtemps et puissamment sur l’esprit des travailleurs. Trop d’influences en provenance de ce monde agissent sur le prolétariat, volontairement et involontairement ; non seulement l’école, l’Église et la presse bourgeoise, mais toutes les belles lettres et les ouvrages scientifiques pénétrés de la pensée bourgeoise. Mais c’est de plus en plus fréquemment et de manière sans cesse élargie que la vie même et l’expérience propre triomphe dans l’esprit des travailleurs de la vision bourgeoise du monde. Et il doit en être ainsi. Car dans la mesure où celle-ci s’empare des travailleurs, elle les rend moins capables de lutter ; sous son influence, les travailleurs sont remplis de respect à l’égard des forces dominantes, on leur inculque une pensée idéologique, leur conscience de classe lucide est obscurcie, ils sont dressés les uns contre les autres d’une nation à l’autre, se font disperser et sont donc affaiblis dans la lutte et dépossédés de leur confiance en eux-mêmes. Or notre objectif exige un genre humain fier, conscient de soi, audacieux dans ses pensées comme dans l’action. Et c’est pour cette raison que les exigences mêmes de la lutte délivrent les travailleurs de ces influences paralysantes de la culture bourgeoise. Il est donc inexact de dire que les travailleurs accèdent par leur lutte à une “communauté nationale de culture”. C’est la politique du prolétariat, la politique internationale de la lutte des classes, qui engendre en lui une nouvelle culture, internationale et socialiste. (...) La classe ouvrière n’est pas seulement un groupe d’hommes qui ont connu le même destin et ont par conséquent le même caractère. La lutte de classe soude le prolétariat en une communauté de destin. Le destin vécu en commun est la lutte menée en commun contre le même ennemi. (...) Des ouvriers de nationalités différentes sont confrontés au même patron. Ils doivent mener la lutte en tant qu’unité compacte, ils en connaissent les vicissitudes et les effets dans la plus étroite des communautés de destin. (...) [Et fondamentalement], c’est l’État qui est la véritable organisation solide de la bourgeoisie pour protéger ses intérêts. L’État protège la propriété, s’occupe de l’administration, aménage la flotte et l’armée, lève les impôts et contient les masses populaires. Les “nations” ou mieux encore : les organisations actives qui se présentent en leur nom, c’est-à-dire les partis bourgeois ne servent qu’à lutter pour conquérir une influence adéquate sur l’État, une participation au pouvoir de l’État. Pour la grande bourgeoise dont le domaine d’intérêts économiques embrasse tout l’État et va même au-delà, qui a besoin de privilèges directs, de douanes, de commandes et de protection à l’étranger, c’est un État assez vaste qui constitue la communauté naturelle d’intérêts (...) C’est pourquoi le centre de gravité de la lutte politique de la classe ouvrière se déplace de plus en plus vers l’État. (...) Le pouvoir d’État et tous les puissants moyens dont il dispose, est le fief des classes possédantes ; le prolétariat ne peut se libérer, ne peut éliminer le capitalisme qu’en battant d’abord cette organisation puissante. La conquête de l’hégémonie politique n’est pas seulement une lutte pour le pouvoir d’État mais une lutte contre le pouvoir d’État. La révolution sociale qui débouchera sur le socialisme consiste essentiellement à vaincre le pouvoir d’État par la puissance de l’organisation prolétarienne. [Et] là aussi, le caractère international du prolétariat ne cesse de se développer. Les ouvriers des différents pays s’empruntent théorie et tactique, méthodes de lutte et conceptions et les considèrent comme une affaire commune. Certes, c’était aussi le cas de la bourgeoisie montante ; dans leurs conceptions économiques et philosophiques générales, les Anglais, les Français, les Allemands se sont influencés mutuellement en profondeur par l’échange des idées. Mais il n’en est résulté aucune communauté car leur antagonisme économique les a conduits à s’organiser en nations hostiles les unes aux autres ; c’est justement la conquête par la bourgeoisie française de la liberté bourgeoise que la bourgeoisie anglaise avait depuis longtemps, qui provoqua les âpres guerres napoléoniennes. Un tel conflit d’intérêts est totalement absent dans le prolétariat et c’est pourquoi l’influence spirituelle réciproque qu’exerce la classe ouvrière des différents pays peut agir sans contrainte dans la constitution d’une communauté internationale de culture. Mais ce n’est pas à cela que se limite la communauté. Les luttes, les victoires et les défaites dans un pays ont de profondes conséquences sur la lutte de classe dans les autres pays. Les luttes que mènent nos camarades de classe à l’étranger contre leur bourgeoisie n’est pas seulement sur le plan des idées notre propre affaire mais aussi sur le plan matériel ; elles font partie de notre propre combat et nous les ressentons comme telles. (...) Le prolétariat de tous les pays se perçoit comme une armée unique, comme une grande union que seules des raisons pratiques – puisque la bourgeoisie est organisée en États et que par conséquent de nombreuses forteresses sont à prendre – contraignent à se scinder en plusieurs bataillons qui doivent combattre l’ennemi séparément. C’est aussi sous cette forme que notre presse nous relate les luttes à l’étranger : les grèves des dockers anglais, les élections en Belgique, les manifestations de rue de Budapest sont toutes l’affaire de notre grande organisation de classe. Ainsi, la lutte de classe internationale devient l’expérience commune des ouvriers de tous les pays. Dans cette conception du prolétariat se reflètent déjà les conditions de l’ordre social à venir, où les hommes ne connaîtront plus d’antagonismes étatiques. Avec le dépassement des organisations étatiques rigides de la bourgeoisie par la puissance organisationnelle des masses prolétariennes, l’État disparaît en tant que puissance de coercition et terrain de domination qui se délimite nettement par rapport à l’extérieur. Les organisations politiques revêtent une nouvelle fonction ; “le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses” dirait Engels dans l’Anti-Dühring. (...) La production mondiale organisée, transforme l’humanité future en une seule et unique communauté de destin. Pour les grandes réalisations qui les attendent, la conquête scientifique et technique de la terre entière et son aménagement en une demeure magnifique pour une race de seigneurs heureuse et fière de sa victoire et qui s’est rendue maître de la nature et de ses forces, pour ces grandes réalisations – que nous ne pouvons aujourd’hui qu’à peine imaginer – les frontières des États et des peuples sont trop étroites et trop restreintes. (...) Notre recherche a démontré que sous la domination du capitalisme avancé qui s’accompagne de la lutte des classes, le prolétariat ne saurait trouver aucune force constitutive de la nation. Il ne forme pas de communauté de destin avec les classes bourgeoises, ni une communauté d’intérêts matériels, ni une communauté qui serait celle de la culture intellectuelle. Les rudiments d’une telle communauté qui s’ébauchent au tout début du capitalisme disparaissent nécessairement avec le développement de la lutte des classes. Alors que dans les classes bourgeoises de puissantes forces économiques créent l’isolement national, un antagonisme national et toute l’idéologie nationale, elles font défaut dans le prolétariat. (...) La bourgeoisie trouve-t-elle un intérêt véritable à mettre un terme aux luttes nationales ? Bien au contraire... les antagonismes nationaux constituent un moyen excellent de diviser le prolétariat, de détourner son attention de la lutte des classes à l’aide des slogans idéologiques, et d’empêcher son unité de classe. De plus en plus, les aspirations instinctives des classes bourgeoises d’empêcher que le prolétariat devienne uni, lucide et puissant, constituent un élément majeur de la politique bourgeoise. Dans des pays comme l’Angleterre, la Hollande, les États-Unis et même l’Allemagne, nous observons que les luttes entre les deux grands partis bourgeois – il s’agit généralement d’un parti “libéral” et d’un parti “conservateur” ou “clérical” – se font d’autant plus acharnées, et les cris de combat d’autant plus stridents, que l’antagonisme réel de leurs intérêts décroît et que leur antagonisme consiste en des slogans idéologiques hérités du passé. (...) Ils ont compris instinctivement qu’il est impossible d’écraser le prolétariat par la simple force et qu’il est infiniment plus important de déconcerter et de diviser le prolétariat aux moyens des mots d’ordre idéologiques. (...) Le rôle joué (...) par les cris de combat : “Avec nous pour la chrétienté !”, “Avec nous pour la liberté de conscience”, [est de] détourner des questions sociales l’attention des ouvriers, (...) Notre politique et notre agitation ne peuvent porter que sur la nécessité de mener toujours et seulement la lutte de classe, d’éveiller la conscience de classe afin que les travailleurs grâce à une claire compréhension de la réalité, deviennent insensibles aux mots d’ordre du nationalisme.”
Anton Pannekoek, 1912